• Aucun résultat trouvé

Foucault n’élabore pas davantage sa pensée sur les modes d’existences des œuvres, sur leur réalité ébauchée, en devenir, comme le sous-entend la note de Broodthaers, mais il étudiera plutôt leur survivance à l’intérieur de nouvelles formations discursives. Cette question occupera Étienne Souriau, professeur d’esthétique, lequel nous offre des outils théoriques nous permettant d’étayer notre argumentaire. En 1968, alors que Barthes et Foucault formulaient leurs articles-manifestes, Souriau déploie une étonnante architecture conceptuelle définissant l’artiste comme un « chercheur » engagé dans une « œuvre à faire », existentiellement inachevable :

Ils cherchent... ce mot s’impose. Ces artistes du temps présent sont avant tout des chercheurs. Quand ils parlent de leur art, oralement ou par écrit, il est bien rare que les mots d’« étude » et de « recherche » ne s’imposent pas à eux pour parler de leur activité ou de leurs œuvres. D’où un climat spirituel de leurs ateliers bien plus proche souvent du climat spirituel d’un laboratoire que de celui des ateliers d’artiste d’antan. Cet enthousiasme qui était censé libérer leur inconscient et proférer l’œuvre en spontanéité, comme il leur est étranger! Certes ils se donnent à leur création aussi intensément, aussi passionnément qu’ont pu le faire les artistes d’autrefois. Mais leur passion de chercheur est comme celle du savant, toute

168 Ce passage démontre bien comment Broodthaers réfléchit à l’exposition, globalement : « the whole

(drawings, manuscripts, pieces under cover, inscription, film) constitutes […] one single piece ». Marcel Broodthaers cité par Anne Rorimer, op.cit., p.119 et 121.

120 animatrice. Elle incite à créer l’œuvre, sans en faire le thème, la donnée ou le contenu170.

Souriau rejette l’idée que la production d’une œuvre d’art relève du monde de l’inspiration ou même de la révélation; il la considère bien davantage comme une activité continue, entièrement déterminée par une « recherche ». Ce texte de 1968 consiste en la réactualisation de certaines idées que le professeur d’esthétique avait avancées dans un ouvrage et un article intitulés Les différents modes d’existence et « De l’œuvre à faire », parus respectivement en 1943 et 1956171. Il introduit son problème avec une « remarque banale » à propos de l’ébauche : « Cette remarque, et c’est aussi un grand fait, c’est l’inachèvement existentiel de toute chose. Rien, pas même nous, ne nous est donné autrement que dans une sorte de demi-jour, dans une pénombre où s’ébauche de l’inachevé, où rien n’a ni plénitude de présence, ni évidente patuité, ni total accomplissement, ni existence plénière172 ». Il portera son attention sur le « trajet » qui va de l’ébauche à l’œuvre, ce qui est l’exact contraire du projet. « S’il s’agissait d’un projet, précisent Bruno Latour et Isabelle Stengers, l’achèvement ne serait que la coïncidence finale entre un plan et une réalité enfin conforme173 ». Ils précisent :

Aucune connivence à craindre avec la notion de création ou pire de créativité. On pourrait objecter que Souriau n’a fait qu’identifier le plus banal des problèmes et que si la réalisation d’un projet se heurte, on le sait bien, aux ajustements du réel, aux résistances de la matière, on va toujours cahin-caha de l’un à l’autre, en attendant que l’original et la copie coïncident. Or, Souriau ne désigne pas du tout ce petit bonhomme de chemin. Il pointe du doigt quelque chose de vertigineux et que les planificateurs, les réalisateurs, les créateurs, les constructeurs se gardent bien de mettre en avant : tout, à tout moment peut rater, l’œuvre comme l’artiste.

170 Étienne Souriau, « L’esthétique et l’artiste contemporain », op.cit., p.66.

171 Bruno Latour et Isabelle Stengers ont largement contribué à la redécouverte des deux textes. Étienne

Souriau (présentation d’Isabelle Stengers et de Bruno Latour), Les différents modes d’existence et De

l’œuvre à faire, Paris, Presses universitaires de France, 2009. Nous remercions Christine Ross de nous avoir

indiqué cet ouvrage.

172 Op.cit., p. 195-196. 173 Op.cit., p. 6 et 7.

121 Souriau va transformer le trajet apparemment si simple qui allait de l’idée à sa réalisation en un vrai parcours du combattant pour cette excellente raison qu’à tout moment l’œuvre est en péril aussi bien que l’artiste – et le monde lui-même174. L’artiste est ainsi soumis, sans liberté aucune, à « l’errabilité » du trajet, comme le dit si justement Souriau. Pour désigner cette trajectoire – en évitant de la confondre avec les notions de création, fabrication, planification, construction –, Souriau proposera l’usage d’« instauration » qui « désigne les dispositifs expérimentaux, la préparation active de l’observation, la production de faits dotés du pouvoir de montrer si la forme réalisée par un dispositif est ou non apte à les saisir […]. À chaque type d’instauration correspond un type d’efficacité qui décide de la réalisation d’un être175 ». Ce concept du faire instauratif apporte à la fois la liberté et l’efficacité nécessaires à toute production artistique en même temps, précise Souriau, qu’il comporte une part de péril susceptible de compromettre son aboutissement. Car il survient, au cours de ce processus instauratif, une multitude d’actes innovateurs ponctués de nombreuses décisions, d’essais et d’erreurs, entièrement déterminés par la « situation questionnante » de l’agent instaurateur. Les artistes ont souvent appelé cette mise à l’épreuve constante « recherche expérimentale », comme l’explique Marcel Broodthaers :

L’Aigle de l’oligocène à nos jours a été annoncée comme une exposition

expérimentale, ce qui signifie la même chose que : votre résultat n’était pas d’emblée assuré. Je ne pouvais pas dire avec certitude si, entre mon intention et le résultat, des différences ne se cristalliseraient pas, je ne pouvais exprimer à l’avance un avis critique sur ce point176.

On qualifie d’« expérimental », suggère Broodthaers, ce qui matérialise la nature indéterminée d’une recherche artistique. Souriau ira plus loin, comparant l’œuvre à un

174 Bruno Latour et Isabelle Stengers, op.cit., p. 13. 175 Bruno Latour et Isabelle Stengers, op.cit., p. 15. 176 Marcel Broodthaers, op.cit., p. 218.

122 « personnage » ayant une existence concrète soumise au long processus indéterminé et incertain de son avancement177.L’œuvre acquiert dès lors un « droit d’existence » bien que son autonomie demeure toute relative. L’innovation est d’importance, rappellent Latour et Stengers, puisque cet énoncé signifie que « l’objet connu et le sujet connaissant ne préexistent pas à ce mode d’existence. Il n’y a pas d’abord une pensée qui se tournerait ensuite vers un objet pour en extraire la forme », il n’y a que cette « capacité de rester numériquement un178 ». Ainsi, l’artiste n’a pas d’idées forcément préconçues – il peut d’ailleurs trouver autre chose que ce qu’il cherchait – puisqu’il procède, au cours de l’élaboration de son œuvre, par découvertes inattendues. Ainsi, dans cette définition de la production artistique, ce n’est pas l’artiste qui précède l’œuvre ni l’œuvre qui s’impose à l’artiste, les deux formant plutôt une unité productive.

Comme Barthes et Foucault, Souriau défend « méthodiquement » l’idée du « pluralisme existentiel » d’une production artistique, mais en observant plus attentivement le trajet qui mène de l’ébauche à l’œuvre. En revanche, il s’est peu intéressé au mode de circulation et au devenir herméneutique des œuvres, une fois sorties de l’atelier. Nous souhaiterions reprendre les arguments qu’il a développés sur l’inachèvement existentiel des œuvres en leur faisant effectuer une nouvelle trajectoire : de l’œuvre à l’exposition. Une œuvre est le résultat d’un processus complexe, le résultat d’un grand nombre de prises de décisions, comme Souriau l’a bien démontré, qui contribuent à lui donner une forme existentielle. L’usage veut que l’exposition de celle-ci constitue en quelque sorte sa décision ultime, celle par laquelle s’achève l’action de l’artiste. Pourtant, il n’en est rien puisque chaque

177 Op.cit., p. 207-208. 178 Op.cit., p. 39.

123 nouvelle exposition lui assigne un nouveau mode existentiel. Daniel Buren demeure un cas d’étude incontournable sur cette question. Il constate que c’est précisément au moment où l’œuvre acquiert une certaine autonomie qu’elle commence sa carrière et que les décisions initiales de l’artiste peuvent être mises en péril :

Continuer un rigoureux contrôle sur l’œuvre une fois faite et se trouvant entre les mains d’autrui qui la possède me semble essentiel si l’on veut justement que tous les contrôles opérés précédemment et qui ont abouti à l’œuvre, continuent ou aient une chance de continuer à être opérants, sans sombrer au point où l’œuvre, contrôlés par d’autres (collectionneurs, directeurs de musées ou de galeries, organisateurs d’exposition, etc.) ne dit plus ce que veulent bien lui faire dire ces manipulateurs d’œuvres que sont ceux qui les possèdent, contrôleurs ultimes du dire de l’œuvre179.

Ce constat n’est pas propre à l’œuvre de Buren puisque les artistes ont compris que la production d’une œuvre ne s’arrête pas à sa présentation initiale considérant que chaque nouvelle mise en vue continue de la produire. Depuis les années 1960, à partir du moment où les œuvres comportent des modalités particulières de mise en vue, de présentation ou d’accrochage, elles sont devenues vulnérables et, en pratiquant un tel travail, les artistes s’exposent à de nombreux risques. La principale difficulté que rencontre l’œuvre contextuelle, réalisée spécifiquement pour un lieu ou une circonstance, est qu’elle implique une responsabilité particulière pour celui qui souhaite la réexposer, que ce soit l’acquéreur ou tout organisateur d’expositions qui se voient déléguer les décisions concrètes de sa réalisation. Le cas de la réexposition de la Section Publicité du Musée d’Art Moderne,

département des Aigles dans le cadre de la documenta 10 illustre la situation : un différend

de dernière minute a provoqué, quelques jours avant l’ouverture, le retrait de l’œuvre de Broodthaers. Le conflit opposait ses ayants droit et Catherine David, alors directrice

179 Daniel Buren « Statu quo e destabilizzazione » (entretien avec Bruno Cora), AEIUO, n°5, janvier 1982, n° 14-

124 artistique, et concernait le contexte dans lequel devait être réexposée la Section Publicité. Afin de respecter l’intégrité de l’œuvre, telle qu’originellement présentée dans la documenta 5, les ayants droit exigeaient qu’elle soit exposée dans une salle séparée, alors que la directrice artistique estimait que cela « n’aurait pas fait honneur » à l’artiste. Faute d’arrangement, les ayants droit ont exigé que l’œuvre soit retirée jusqu’à ce que survienne une entente et que leurs exigences soient finalement respectées.

Figure 33 : Marcel Broodthaers, Section Publicité du Musée d’Art Moderne, département des Aigles

présentée dans le cadre de documenta 5, section Musée d’artistes, du 30 juin au 8 octobre 1972. Figure 34 : documenta 10, du 21 juin au 28 septembre 1997.

C’est en grande partie pour ces difficultés d’interprétation que les artistes introduisent des modalités particulières qui leur permettent d’établir un contrôle plus actif sur le devenir de leurs œuvres. Cette prise de conscience conduit à l’usage du certificat d’authenticité, comme l’explique Jean-Marc Poinsot : à partir des années 1960, les artistes décrivent les modalités de présentation de leurs œuvres dans des certificats de sorte que cette nouvelle pratique inaugure un nouveau partage de la responsabilité auctoriale180. Ainsi, selon Poinsot, l’hésitation légitime des artistes combinée à l’autonomie existentielle des œuvres

180 Op.cit., p. 164. « Le certificat, comme l’explique Sol LeWitt, donne certaines indications : les gens qui

achètent le certificat ont aussi habituellement la photographie ou le diagramme qui l’accompagne et le certificat peut aussi être utilisé comme un programme pour réaliser la pièce comme les partitions de musique. Les dessins muraux sont temporaires et peuvent être refaits. C’est relativement simple… » Entretien inédit de Jean-Marc Poinsot avec Sol LeWitt, le 19 février 1987. Op. cit., p. 162.

125 est alors balisée à l’intérieur d’une entente contractuelle où l’autorité de l’œuvre est désormais partagée avec ses producteurs futurs. Il est juste d’affirmer que la nouvelle réalité expositionnelle des œuvres a élargi le cercle de personnes susceptibles de jouer un rôle actif dans son processus de réalisation. Mais il serait inadéquat de croire que la majorité des artistes admettent une « auctorialité partagée » et cela pour une raison simple : la cohérence globale de leurs œuvres – telle qu’initialement anticipée – s’appuie sur le respect de ses modalités d’exposition. Comme l’explique Judith Ickowicz : « Les propriétés constitutives de l’œuvre d’art n’étant plus immanente à un objet, il devient nécessaire de construire une continuité entre le dispositif artistique fondateur et ses différentes “activations” afin de permettre l’authentification de l’œuvre d’art lors de chacune de ses expositions181 ». Afin d’éviter toute confusion dans les actualisations successives de ses œuvres et malgré que son « outil visuel » demeure stable – des bandes blanches et colorées en alternance –, Buren s’est vu contraint de mettre en place un cadre contractuel qui lui assure de préserver son pouvoir auctorial. Il a élaboré en 1972 une entente contractuelle définitive qui prend la forme d’un « avertissement » dont les dispositions fixent les termes d’un engagement avec l’acquéreur. Cet « avertissement » a ceci de particulier, explique Ickowicz, qu’il n’est pas signé par l’artiste, mais par l’acquéreur. Ce dernier retourne ensuite la partie détachable à l’artiste qui l’archive en lui attribuant un numéro d’enregistrement. En engageant ainsi l’acquéreur, ce à quoi sa signature l’exhorte, Buren s’assure de ne pas être tenu à l’écart des décisions entourant l’exposition de son travail. Et ce qui est encore plus intéressant, c’est l’obligation de l’acquéreur d’informer l’artiste si l’œuvre passe entre de nouvelles mains. Buren envoie alors au second acquéreur de l’œuvre un nouvel « avertissement » qu’il signera à son tour de manière à ce que l’œuvre conserve son

126 authenticité et que l’artiste préserve son autorité sur ses futures actualisations. Il est prévu qu’à son décès, ses héritiers continueront de faire respecter les termes de l’« avertissement ».

Figure 35 : Daniel Buren, Avertissement (recto) et croquis des présentations possibles de la pièce joints à l’avertissement, 1973.

Ces dispositions contractuelles sont largement répandues de nos jours. Si au départ, elles ont été élaborées par les artistes conceptuels – Weiner, Kosuth ou LeWitt – afin de donner une matérialité à leurs concepts (dans la logique du système marchand), on constate aujourd’hui qu’elle vise à protéger l’intégrité conceptuelle et matérielle des œuvres dans ses réexpositions successives. Les obligations ainsi imposées aux différents collaborateurs démontrent que les artistes prennent désormais en considération les modes d’existence multiples de leur production. L’exposition a de ce fait modifié en profondeur le statut de l’œuvre et des pratiques auctoriales. Si Étienne Souriau a su nommer avec justesse les risques constants qui guettent l’« œuvre à faire », il ne pouvait pas imaginer, au moment où il a

127 rédigé son essai dans les années 1950, le rôle qu’était pour jouer l’exposition. Pourtant, il affirme :

L’œuvre à faire ne nous dit jamais : voilà ce que je suis, voilà ce que je dois être, modèle que tu n’as qu’à copier. Dialogue muet où l’œuvre, énigmatique, ironique presque, semble dire : et maintenant que vas-tu faire ? Par quelle action vas-tu me promouvoir ou me détériorer182 ?

Comme si, constatant l’autonomie que l’œuvre acquerrait et les risques auxquelles elle était soumise, c’est à elle et à son devenir que Souriau fait jouer le premier rôle dans son histoire de l’art, dans un dialogue perpétuel avec l’artiste.