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La présence de commissaires indépendants dans le processus de conception d’une exposition d’art se répand au début des années 1970, phénomène largement commenté dans des anthologies récentes106. Ces derniers ne se satisfont plus d’un rôle simplement technique – consultant, facilitateur, coordonnateur, scénographe, organisateur, médiateur – et deviennent de plus en plus actifs dans la production du sens des œuvres, réclamant même le statut de créateur jusqu’alors destiné aux artistes. Plusieurs se considèrent comme des commissaires-artistes ou des commissaires-auteurs et, à ce titre, ils ont réalisé des expositions emblématiques du dernier quart du XXe siècle. Ces grandes expositions, généralement collectives, thématiques et anhistoriques, donnent désormais « forme » aux arguments théoriques (et parfois artistiques) de cette nouvelle catégorie de commissaires indépendants. On pense ici aux expositions temporaires organisées notamment par Wim Beeren, Germano Celant, Lucy Lippard, Seth Siegelaub et Harald Szeemann, lesquelles ont été élaborées à partir d’un récit subjectif dont l’articulation est comparable, comme le soutient Paul O’Neill, à « une œuvre d’art total107 ». Il ne s’agit donc

106 On s’appuie en particulier sur les recherches menées par Florence Derieux, Harald Szeemann: individual

Methodology, Zurich, JRP Ringier, 2007; Bruce Altshuler, Salon to Biennial – Exhibitions that Made Art History. Volume 1: 1863-1959, Londres, Phaidon, 2008 et Biennials and Beyond – Exhibitions that Made Art History. Volume 2: 1962-2002, Londres, Phaidon, 2013; Christian Rattemeyer, Exhibiting New Art: Op Losse Schroeven and When Attitudes Become Form,1969, Londres, Afterall, 2010; Cornelia Butler, From Conceptualism to Feminism. Lucy Lippard’s Number Shows 1969-74, Londres, Afterall, 2012; Michael Glasmeier et Karin Stengel, 50 years documenta, 1955-2005, Cassel, documenta et Museum Fredericianum Veranstaltungs GmBH /

Göttingen, Steidl, 2005.

107 Paul O’Neill, The Culture of Curating and the Curating of Culture(s), Cambridge, Mass., Londres, MIT Press,

91 plus de découvrir, d’inventorier, de préserver, de documenter, de classifier, d’étudier, de contextualiser – comme le faisaient jusqu’alors les conservateurs affiliés à des collections institutionnelles – mais de produire de nouveaux récits conceptuels et de tracer la voie à de nouvelles formes d’art à partir de visions personnelles. Ces nouvelles figures de l’art contemporain, dont le pouvoir a considérablement augmenté au cours des cinquante dernières années, ont rencontré de nombreuses résistances de la part des artistes. À cette même période, il faut le rappeler, les artistes procédaient à une critique de l’autonomie de l’œuvre en s’intéressant aux constructions idéologiques qui la déterminaient et, dans un même mouvement, leur pratique se voyait assujettie au « pouvoir » discursif de certains commissaires d’exposition. Dans la prochaine partie, nous allons nous intéresser au cas de la documenta 5 avec l’objectif de dégager la position des artistes notamment à la lumière de leurs écrits et de commentaires sur le sujet108.

L’une des réactions historiques en la matière est celle de Daniel Buren qui publie le texte « Exposition d’une exposition » dans le catalogue de la documenta 5 en 1972. Il reprochait alors aux commissaires d’exposition, incluant Harald Szeemann, de vouloir faire de l’exposition une œuvre d’art dont ils seraient les auteurs. Il y expliquait notamment que « les œuvres présentées sont les touches de couleurs – soigneusement choisies – du tableau que compose chaque section (salle) dans son ensemble109 ». Il poursuit :

Il est vrai alors que c’est l’exposition qui s’impose comme son propre sujet, et son propre sujet comme œuvre d’art. L’exposition est bien alors le « réceptacle

valorisant » où l’art non seulement se joue, mais s’abîme, car si hier encore l’œuvre

108 Nous faisons notamment référence au texte de Karin Stengel et Friedhelm Scharf, « Press Polyphony. A

History of Documenta-Criticism » et Gabriele Mackert, « At Home in Contradictions. Harald Szeemann’s Documenta », paru dans 50 years documenta, 1955-2005, op.cit.

109 Daniel Buren, Les Écrits 1965-2012. Volume I : 1965-1995, Paris, Éditions Flammarion, 2013, pp. 257-258.

Publié à l’origine dans Harald Szeemann, documenta 5, Kassel, Verlag documenta GmbH/Verlagsgruppe Bertelsmann GmbH, 1972, section 17, p. 29.

92 se révélait grâce au Musée, elle ne sert plus aujourd’hui que de gadget décoratif à la survivance du Musée en tant que tableau, tableau dont l’auteur ne serait autre que l’organisateur de l’exposition lui-même110.

La documenta 5 devient ainsi le site d’une confrontation entre artistes et Harald Szeemann qui tous revendiquent l’exposition comme matière de leurs œuvres. Il faut préciser qu’il s’agissait de la première édition de la documenta où un commissaire indépendant était invité à concevoir un programme thématique111. En juin 1972, Carl André, Hans Haacke, Don Judd, Sol LeWitt, Barry Le Va, Robert Morris, Dorothea Rockburne, Fred Sandback, Richard Serra et Robert Smithson publient le manifeste suivant dans Artforum ainsi que dans le Frankfurter Allgemeine Zeitung :

The undersigned affirm the following points, prompted primarily in response to documenta 5, but pertaining to all exhibition conditions.

1. It is the right of an artist to determine whether his art will be exhibited. It is the right of an artist to determine what and where he exhibits.

2. A work of art should not be exhibited in a classification without the artist’s consent. 3. An artist must have the right to do what he wants without censorship in the space

allotted in the catalogue.

4. A complete, itemized budget of all institutional expenses—including allocations to participants, transportation, curatorial fees, etc.—should be made public immediately after the exhibition112.

Les trois premiers points du manifeste, précise Laurence Alloway, sont tirés de Artists

Reserved Rights, Transfer and Sale Agreement (1971) – le contrat conçu par Seth

Siegelaub en collaboration avec l’avocat Bob Projansky, d’ailleurs publiés dans le

110 Ibid. Il précise dans un entretien qui fait retour sur sa contribution au catalogue de la documenta 5,

publié dans le site Internet de l’École du Magasin aux alentours de 2007 : « j’ai écrit un court texte contre les commissaires d’exposition qui risquaient si l’on n’y prenait garde de devenir les seuls artistes véritablement créateurs des expositions. Harald Szeemann n’était pas d’accord avec moi, mais jamais n’a tenté de l’ôter, de le censurer ou de me le faire changer ». URL :

http://www.ecoledumagasin.com/session16/spip.php?article126. Consulté le 2 juillet 2014.

111 Il est vrai que Szeemann a constitué un groupe de travail incluant entre autres les commissaires Jean-

Christophe Ammann, Johannes Cladders et Bazon Brock pour élaborer les quinze différentes sections de la manifestation, mais il en demeurait tout de même le maître d’œuvre, responsable des décisions finales. Pour plus de détails, consulter : 50 years documenta, 1955-2005, Ibid.

93 catalogue de la documenta 5 –, et concernent plus spécifiquement le « droit » à l’autonomie des artistes et à l’intégrité des œuvres. Le dernier point semble plutôt revendiquer un « contrôle absolu » qui manifeste une grande méfiance des artistes à l’endroit des institutions113. Une autre réaction de Robert Smithson, publiée dans le catalogue de la documenta 5 sous le titre « Cultural Confinement », alors qu’il n’y participait pas, pose également un regard critique sur le travail des commissaires d’exposition et des institutions auxquelles ils sont assignés :

Il y a confinement culturel quand un conservateur impose ses propres limites à une exposition d’art, plutôt que de demander à l’artiste de déterminer ses limites. […] Les artistes eux-mêmes ne sont pas emprisonnés, mais leur production l’est. Les musées, comme les asiles et les prisons, ont des gardiens et des cellules – en d’autres termes, des salles appelées « galerie ». […] La fonction du conservateur-gardien est de séparer l’art du reste de la société. Ensuite vient l’intégration. Une fois que l’œuvre d’art est complètement neutralisée, inactivée, abstraite, saine et politiquement lobotomisée, elle est prête à être consommée par la société. Tout est réduit en une sorte de fourrage visuel et en une marchandise transportable114.

Smithson s’en prend au pouvoir des institutions et de leurs conservateurs ainsi qu’à la situation stratégique qu’ils occupent dans le système de l’art, susceptible de neutraliser la souveraineté des artistes et l’autonomie de leurs œuvres. Robert Morris réagit tout aussi fortement au nouveau modèle curatorial et prend la décision de retirer son travail de l’événement pour des raisons qu’il explique dans une lettre envoyée à Szeemann : « I do not wish to have my work used to illustrate misguided sociological principles or outmoded art historical categories. I do not wish to participate in international exhibitions which do not

113 Laurence Alloway, « “Reality”: Ideology at D5 », Artforum, Vol. 11, n° 2, octobre 1972, pp. 30 à 36. 114 L’artiste n’a pas participé à l’événement bien que sa contribution au catalogue fasse office

d’intervention artistique puisqu’il fait tout de même partie de la liste des artistes participants. Robert Smithson, « Cultural Confinement », documenta 5, Kassel, Verlag documenta GmbH/Verlagsgruppe Bertelsmann GmbH, 1972, section 17, p. 74. Traduction tirée de Jean-Marc Poinsot, Quand l’œuvre a lieu.

L’art exposé et ses récits autorisés, Genève, MAMCO / Villeurbanne Institut d’art contemporain & Art édition,

94 consult with me as to what work I might want to show115 ». Il refuse même l’emprunt de ses œuvres à un collectionneur privé en vue de sa présentation à la documenta. Cette lettre sous-entend l’obligation morale et éthique à laquelle devrait être soumis tout commissaire qui organise une exposition, du point de vue des artistes.

Figure 26 : lettre de Robert Morris à Harald Szeemann, 6 mai 1972.

En 2003, à l’occasion d’une enquête menée par Jens Hoffmann auprès de vingt-cinq artistes, publiée dans le site Internet e-flux sous le titre The Next Documenta Should be

Curated by an Artist, Daniel Buren reprend les arguments tenus dans son texte de 1972 en

115 Lettre de Robert Morris à Harald Szeemann, 6 mai 1972, reproduite dans 50 years documenta, 1955-2005,

95 parvenant, trente ans plus tard, à un constat encore plus sévère, mais cette fois, en relayant aux artistes une part de responsabilité :

We have come full circle and the generalized passivity of artists in the face of this situation is even more serious than it was 30 years ago. Since if in 1972 they could still turn a deaf ear and a blind eye to the ways in which they were being used, the straightforwardness of our epoch (which others might call cynicism) makes it entirely improbable that artists today do not know what is being plotted and what is being declared and the kinds of discourses surrounding them!

Enough of these nightmares, and without wanting to specify all of the reasons for such a slippage here, it is certain, however, that the affirmation of one (the organizer as author or artist) and the passivity/acceptance of the other (the work of art as a colored stroke in a large fresco that escapes him or her) are two sides to the same problem: the present crisis of living art and how it is shown116.

Dans ce même texte, il établit une différence entre le commissaire-auteur – lequel instrumentalise les œuvres d’art – et les autres organisateurs qui interprètent les œuvres sans avoir pour intention de les modifier ou de porter atteinte à leur intégrité. Buren fait le procès à la première catégorie puisqu’il affirme reconnaître le rôle essentiel des organisateurs d’exposition.

Toutes ces contestations mettent en question le nouveau rôle des commissaires d’exposition qui, aux yeux de nombreux artistes, prennent de plus en plus de liberté en ce qui a trait aux modalités de présentation des œuvres, que ce soit par la surdétermination de leur sens, le non-respect de leur intégrité matérielle et conceptuelle, leur neutralisation ou leur

116 Jens Hoffmann, The Next Documenta Should be Curated by an Artist. Consulté le 2 juillet 2014. John

Baldessari y fait aussi un commentaire dans le même sens, avec l’humour qu’on lui connaît : « Curators seemingly want to be artists. Architects want to be artists. I don’t know if this is an unhealthy trend or not. What disturbs me is a growing tendency for artists to be used as art materials, like paint, canvas, etc. I am uneasy about being used as an ingredient for an exhibition recipe, i.e., to illustrate a curator’s thesis. A logical extreme of this point of view would be for me to be included in an exhibition entitled “Artists Over 6 Feet 6 Inches”, since I am 6’7”. Does this have anything to do with the work I do? It’s sandpapering the edges off of art to make it fit a recipe. So I suppose quid pro quo — yes! Let’s do a documenta led by a team of artists. Here’s an idea — let Documenta be an exhibition using curators as raw materials. »

96 marchandisation. Ils observent que la production du sens appartient de moins en moins aux artistes puisque celle-ci a été remplacée par une nouvelle forme de production discursive. Toutefois, il faut reconnaître que si la majorité des commissaires d’expositions, y compris Szeemann, ont conçu et réalisé leurs expositions avec le souci d’innover et d’apporter une vision personnelle, ils étaient aussi déterminés par l’objectif d’offrir aux artistes de nouveaux moyens de production, sur le plan tant matériel que conceptuel. Le cas le plus évident est sans doute l’exposition 557,087 organisée par Lucy Lippard à Seattle en 1969 qui a sollicité des œuvres pouvant être réalisées sur place, avec l’aide de bénévoles, à partir d’instructions données par les artistes et en leur absence117. Au moment de sa seconde itération à Vancouver en 1970, sous le titre 955,000, elle rencontre de nombreuses difficultés qu’elle explique dans la publication : en raison de la température, de problèmes techniques ou autres difficultés dont elle ne précise pas la nature, certaines œuvres n’ont pu être exécutées, complétées ou exposées selon les désirs des artistes. Cette note rend manifestes les limites de la responsabilité de la commissaire d’exposition, sa faillibilité et, surtout, du travail collaboratif qu’elle effectue avec les artistes. D’ailleurs, la condamnation des artistes ne vise pas les commissaires d’exposition dans l’ensemble, seulement ceux qui prétendent au statut d’auteur et qui font dire aux œuvres des choses « qu’elles ne disent absolument pas118 ». Ils réclament la nécessité de redéfinir le rôle et les limites de ces derniers, en respectant les directives des artistes. Ils revendiquent la souveraineté des artistes sur la forme et la circonstance de l’exposition.

117 Le titre des expositions référait à la population de la ville où elles étaient présentées. Elle a aussi présenté

2,972,453 à Buenos Aires et c7,500 dans sept différents sites de 1973 à 1974.

118 Tiré d’un entretien de Daniel Buren avec Henri-François Debailleux, « Les commissaires d’exposition ne

doivent pas jouer aux auteurs », Libération, 21 juillet 2007. URL : http://www.liberation.fr/week-

end/2007/07/21/les-commissaires-d-exposition-ne-doivent-pas-jouer-aux-auteurs_98670. Consulté le 30 juillet 2014.

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Figure 27 : Lucy Lippard, Fiches du catalogue 557,087 et 955,000 au Seattle Art Museum (1969) et à la Vancouver Art Gallery (1970).

Bien que la revendication des artistes soit parfaitement justifiée, il nous faut aujourd’hui constater que les commissaires d’expositions ont poursuivi le travail créatif dans lequel ils se sont engagés, que plusieurs, à la suite de Szeemann et de Lippard, ont continué de revendiquer le statut d’auteur et que certains d’entre eux ont même coréalisé des œuvres d’art avec des artistes. Pourtant le pouvoir auctorial des artistes n’a aucunement perdu en force. L’histoire des quarante dernières années nous démontre au contraire que la mort annoncée de l’auteur n’a d’aucune manière porté préjudice au rapport d’autorité que l’artiste entretient avec son œuvre, tant du point de vue de son interprétation que de sa

98 propriété intellectuelle. Elle semble au contraire avoir renforcé sa souveraineté. Pourquoi? Afin de répondre adéquatement à cette question, il nous semble essentiel de comprendre ce que produit un artiste.