• Aucun résultat trouvé

L’exposition : une pratique curatoriale et une pratique artistique

Le but de cette thèse, nous l’avons vu, est d’étudier le rôle de l’artiste dans l’histoire et la pratique des expositions. Pour y parvenir, nous devons au préalable observer ce que signifie concevoir, produire et réaliser une exposition en plus d’examiner la façon dont celle-ci a été définie dans le discours. Cette étape visera donc l’analyse de la production discursive portant sur les expositions pratiquées par les artistes ce qui, dans la foulée, nous permettra de clarifier la terminologie en usage pour définir cette pratique. Une seconde étape visera l’étude d’expositions historiques afin de démontrer, en particulier, la relation que l’artiste a historiquement entretenue avec l’exposition. Cette étape nous permettra de dégager diverses méthodologies qui, toutes, ont contribué à transformer les formes et les conventions de l’exposition. Enfin, nous observerons au tournant des années 1960 un changement de paradigme caractérisé par la déconstruction du statut d’auteur et la transformation de la pratique artistique qui conduisent à leur requalification à la lumière du rôle prédominant que jouera désormais un nouvel acteur de l’art contemporain : le commissaire d’exposition. En résumé, le présent chapitre vise à préparer l’étude de notre corpus et s’aligne, on le constatera, sur une importante distinction à établir entre l’exposition pratiquée par les artistes et la pratique curatoriale. Comme nous le constaterons, cette étape est d’autant plus nécessaire que ces notions n’ont pas été suffisamment interrogées ou pleinement mises en lumière par les différents chercheurs qui ont traité de l’histoire des expositions.

36 Organiser une exposition signifie, dans un sens largement accepté, disposer les œuvres dans un espace à partir d’un système convenu que celui-ci soit formel, matériel, thématique, conventionnel, conceptuel, etc. L’ancienne muséologie privilégiait un accrochage dense, sur plusieurs rangées, à partir des anciens principes « scientifico- artistique » de répartition des œuvres selon les écoles, les courants, la chronologie et les événements. Les principes qui guidaient l’accrochage des œuvres à la période moderne – disposition des œuvres sur une seule rangée, à la hauteur des yeux, sur des murs clairs – ont été établis selon Walter Grasskamp par les musées allemands, notamment au Landesmuseum, avant d’être adoptés par les musées américains et devenir ce qu’on qualifiait dans les années 1930 de « style international »8. En revanche, ce sont les artistes impressionnistes de Paris et les artistes sécessionnistes de Vienne qui inaugurent ce nouveau mode d’accrochage auratique, toujours en usage au XXIe siècle. Ainsi, Paul Signac a exigé dès 1888 que ses œuvres soient accrochées sur une seule rangée, sur un mur recouvert de tissu gris clair9. Cela dit, que les expositions soient conçues par un artiste ou par un conservateur, la tendance générale est de réaliser un accrochage cohérent en faisant usage de principes d’organisation visuelle comme la symétrie, le rythme, l’équilibre ou l’asymétrie, la tension, etc10. La disposition des œuvres dans l’espace d’exposition repose assez généralement sur les conventions de la composition.

8 Selon Dorothee Richter, « A Brief Outline of the History of Exhibition Making », 1,2,3, Thinking about

Exhibitions, On curating.org, n°6, 2010, pp. 28-37. http://www.on-curating.org/index.php/issue-

6.html#.VCRL5Ct5OSU. Consulté le 20 septembre 2014, p. 32.

9 Dorothee Richter, Ibid.

10 « Two small paintings and one large would be on the left side of a room matching two small paintings and

one large on the right side of the room, and so on », comme l’explique Mary Anne Staniszewski, The Power of

37 Certes, composer une exposition renvoie aux relations spatiales que nous tentons d’établir entre les objets d’art et, si elles semblent a priori faire fond sur des résonances formelles, elles ne pourraient s’y restreindre sans mettre à contribution les hypothèses de sens que leur voisinage convoque à chaque nouvelle exposition. Le conservateur ou le commissaire, chargé d’une exposition, cherche à établir de telles relations en se fondant autant sur son intuition, son expérience, sa connaissance d’une pratique que sur la recherche scientifique qui le détermine11. L’artiste procède quant à lui à partir d’une tout autre méthodologie. Bien que cette question soit approfondie plus loin, il est important de rappeler d’emblée que le commissaire d’exposition est une fonction qui apparaît au tournant des années 1960, autour notamment de la figure d’Harald Szeemann, lequel se qualifiait alors d’« Ausstellungmacher », c’est-à-dire un « faiseur d’expositions »12. La fonction d’« auteur » d’exposition, au sens où elle réfère à un travail créatif, surgit donc tardivement dans l’histoire de l’art. Pourtant, force est d’admettre que les artistes ont pratiqué l’exposition de manière créative depuis bien plus longtemps. Nous voudrions donc dans ce qui suit observer un certain nombre d’occurrences qui nous permettront d’opérer une distinction entre la pratique des expositions exécutées par les conservateurs – ou commissaires d’exposition –, et celle imaginée par les artistes13. Mais avant d’étudier la manière dont les artistes

11 Sur la question éthique de la pratique curatoriale, voir Anne-Marie Ninacs, « Signer ou s’effacer ? : Pour

une pratique éthique du commissariat d’exposition (1) », Esse, n° 57, printemps, été 2006.

12 Julie Bawin, L’artiste commissaire, entre posture critique, jeu créatif et valeur ajoutée, Paris, Éditions des

archives contemporaines, 2014, p. 1.

13 La distinction que nous faisons entre un conservateur et un commissaire d’exposition repose en grande

partie sur le lieu de leur fonction. Un conservateur est généralement employé par une institution muséale et, bien que son travail consiste en la réalisation d’expositions, il a en plus des fonctions de préservation, de conservation et de mise en valeur des collections. Le commissaire d’exposition a une pratique davantage indépendante, au sens où il peut aussi bien être prestataire de services pour un musée, un centre d’artistes qu’un événement, et se consacre généralement à la conception et à la production d’expositions. Si son travail est généralement considéré comme davantage créatif, c’est en grande partie parce qu’il repose également sur un processus de recherche, sur le plan théorique aussi bien qu’artistique, à la manière dont le pratiquait Szeemann, mais aussi Lucy Lippard, Seith Siegelaub ou Wim Beeren.

38 conçoivent les expositions, il nous semble essentiel de procéder à un examen de la documentation sur la pratique des expositions par les artistes.

Si un nombre important d’études ont été réalisées depuis les années 1990 sur la pratique curatoriale, incluant plusieurs monographies consacrées à des commissaires vedettes, peu d’écrits théoriques portent sur l’histoire et la pratique des expositions d’artistes. Quelques essais ont parfois été publiés dans des catalogues d’expositions – notamment If You Lived

Here de Martha Rosler (1989) ou AIDS Timeline de Group Material (1989) – et, plus

récemment, à l’occasion de reconstitutions d’expositions – l’Espace Proun d’El Lissitzky, le

Light-Space Modulator de László Moholy-Nagy, An Exhibit de Richard Hamilton et Victor

Pasmore. Conséquemment, pour réaliser une étude sur les expositions d’artistes, il a été nécessaire de multiplier les sources et de consulter autant des articles de revues, incluant des recensions d’expositions, que des monographies d’artistes14. Il faut néanmoins mentionner quelques ouvrages qui ont tenté cet approfondissement privilégiant généralement une approche documentaire. L’ouvrage collectif L’art de l’exposition, sous la direction de Bernd Klüser et de Katharina Hegewisch proposait, déjà en 1998, une documentation sur trente expositions exemplaires du XXe siècle15. Divers auteurs abordent des expositions canoniques de l’histoire de l’art, dont plusieurs conçues par des artistes :

Dernière exposition futuriste (Moscou, 1915), Première messe Internationale Dada (Berlin,

1920), L’Espace des abstraits (Hanovre, 1927-1928), Lucio Fontana Ambiente Nero (Milan, 1949), L’Aigle de l’Oligocène à nos jours (Düsseldorf, 1972), etc. On y propose aussi les

14 Il faut dire que plusieurs revues se consacrent aux études curatoriales, abordant à l’occasion les

expositions conçues par des artistes. Parmi les plus importantes : Journal of Curatorial Studies, Manifesta

Journal, On-Curating.org, Tate’s Online Research Journal, The Exhibitionnist.

15 Bernd Klüser et de Katharina Hegewisch, L’art de l’exposition. Une documentation sur trente expositions

39 témoignages de commissaires qui faisaient retour sur des expositions qu’ils avaient eux- mêmes organisées : Achille Bonito Oliva, Germano Celant, Jan Hoet, Pierre Restany, Harald Szeemann, etc. Or, comme le précise Hegewisch dans le texte d’introduction : « [p]our l’artiste, l’exposition accomplit une autre fonction que pour les organisateurs ou le public. Ce qu’un artiste recherche dans une exposition, ou bien ce qu’il peut espérer atteindre, est indissociablement tributaire des attentes de l’opinion face à cet événement16 ». L’exposition est ainsi étudiée dans cet ouvrage comme un moyen de communication, généralement subversif, qui apporte néanmoins de nouvelles manières de réfléchir l’art comme manifestation publique. Les analyses offrent diverses perspectives tant sur le « comportement réceptif des spectateurs » que sur les innovations sur le plan de la mise en scène (accrochage, agencement des objets exposés) ou les diverses approches expositionnelles. On y étudie ainsi les expositions individuelles, collectives, événementielles – organisées par des artistes ou des commissaires d’expositions, mais sans y établir une distinction – ainsi que le phénomène sécessionniste, l’exposition comme œuvre d’art total ou l’intervention dans l’espace public, extérieur au contexte institutionnel.

Parus en 2008 et en 2013, les deux ouvrages anthologiques Exhibitions That Made Art

History de Bruce Altshuler offrent une documentation exhaustive de près de cinquante

expositions de la scène internationale, entre 1863 et 200217. Il présente un parcours chronologique des courants artistiques depuis le Salon des Refusés (impressionnisme, futurisme, cubisme, abstraction, surréalisme, Gutai, nouveau réalisme, Arte Povera, etc.) en plus des expositions canoniques (When Attitudes Become Form, 557 087, documenta 5, Les

16 Op.cit., pp. 17-18.

17 Bruce Altshuler, Salon to biennial. Exhibitions that Made Art History. Volume I : 1863-1959, Londres, Phaidon,

40

Immatériaux, Magiciens de la Terre, et de nombreuses biennales) en rendant manifestes les

mutations de la pratique curatoriale. L’ambitieux projet vise à donner un accès direct à une archive visuelle et documentaire sur des expositions paradigmatiques – à partir de vues d’expositions, d’énoncés d’intention, de correspondances, d’extraits de catalogues, de couverture de presse, et autres documents –, qui ont contribué à l’écriture de l’histoire de l’art. Si on fait exception des associations et sociétés d’artistes, seules huit expositions étudiées ont été conçues par des artistes. Si ces deux anthologies sont remarquables au point de vue de leur documentation, il aurait été nécessaire, à notre avis, de les compléter par des analyses plus approfondies afin d’apporter une réflexion sur la pratique des expositions complémentaire à la perspective historique. L’ouvrage dirigé par Reesa Greenberg, Bruce W. Ferguson et Sandy Nairne, intitulé Thinking about exhibition, est en ce sens beaucoup plus pertinent en engageant une réflexion approfondie sur l’exposition comme lieu d’échange dans l’économie politique de l’art, mais aussi comme lieu où se déconstruisent les significations culturelles de l’art. Il regroupe des essais et des études de cas de près de trente auteurs abordant, entre autres, l’histoire des expositions, la pratique curatoriale, les sites d’interventions et les formes installatives, les diverses structures narratives, la spectacularisation. L’ouvrage de référence comprend aussi des essais d’artistes, en l’occurrence Judith Barry, Daniel Buren, Andrea Fraser, John Miller, Fred Wilson, qui offrent des analyses approfondies à partir de la perspective artistique18.

S’ajoutent à ces ouvrages anthologiques des études spécifiques où sont approfondis des enjeux tels que le musée comme médium artistique ou bien l’activité artistique sous forme

18Reesa Greenberg, Bruce W. Ferguson et Sandy Nairne, Thinking about Exhibitions, Londres et New York,

41 d’expositions. En 1983, AA Bronson et Peggy Gale ont dirigé l’ouvrage collectif Museums

by Artists qui se présente comme « une exposition d’idées » sur la relation de l’artiste et du

musée. Il offre une première analyse approfondie de la dialectique non seulement du point de vue de la critique institutionnelle, mais de la production d’œuvres sous la forme de musées et de la création d’un réseau de galeries parallèles par des artistes19. Y sont étudiées des productions majeures telles que The Cornelia Lumsden Archive de Vera Frenckel, 1984 Miss General Idea Pavilion, la Galerie Légitime de Robert Filiou, Le Museum

of Mott de Les Levine, le Museum of Conceptual Art de Tom Marioni qui consistent tous,

rappelle Gale, en des « structures intellectuelles ironiques20 ». On y constate que le modèle muséal est en effet employé métaphoriquement par les artistes et vise, en général, la déconstruction de son fonctionnement sur le plan tant de sa structure que de son idéologie. Si les collections sont une fonction du musée souvent empruntée par les artistes (James Lee Byars, Marcel Duchamp, Glenn Lewis, Claes Oldenburg) nombre d’entre eux s’emploient à mettre en question ses aspects sociaux et politiques (Michael Asher, Daniel Buren, Hans Haacke, Donald Judd, N.E. Thing Co.). Produit par Art Métropole, un centre d’artistes de Toronto, cet ouvrage a la qualité de laisser une place importante aux écrits et analyses d’artistes. L’ouvrage The Museum as Muse de Kynaston McShine propose une étude apologique de la relation de l’artiste au musée, n’étudiant pas seulement les artistes qui concrétisent des œuvres sous forme de musée, mais tous ceux qui en font le sujet de leurs œuvres ou le documentent également21. Son intérêt réside en particulier dans l’anthologie de textes d’artistes qui réunit des réflexions et des positions à l’endroit du musée, de Marcel Duchamp à Daniel Buren, en passant par Allan Kaprow. James

19 AA Bronson et Peggy Gale (sous la dir.), Museums by Artists, Toronto, Art Métropole, 1983. 20 Op. cit., p. 9.

42 Putnam dans son ouvrage Le Musée à l’œuvre : le musée comme médium dans l’art

contemporain place également l’artiste au centre du projet muséal22. Putnam analyse les modalités diverses de la relation de l’artiste au musée pour tenter de démontrer comment il est utilisé par ce dernier comme objet de réflexion, comme méthode ou comme modèle. Le musée d’artiste est ainsi considéré par Putnam comme un genre artistique. Si l’ouvrage recense un nombre impressionnant de pratiques incluant Barbara Bloom, Christian Boltanski, Marcel Broodthaers, Joseph Cornell, Marcel Duchamp, Mark Dion, Robert Filliou, Louise Lawler, George Maciunas, Claes Oldenburg, il demeure assez didactique.

L’ouvrage Un imaginaire institutionnel. Musées, collections et archives d'artistes, est plus pertinent pour notre étude : Anne Bénichou y observe notamment le partage d’auctorialité et d’autorité entre le commissaire et l’artiste à travers l’étude d’œuvres et d’expositions en forme de musées, de collections et d’archives dont celles de Christian Boltanski, de Glenn Lewis et d’Antoni Muntadas. Son projet porte plus précisément sur l’examen des « modalités d’insertion des œuvres en forme de collections et d’archives dans les institutions muséales et artistiques23 ». Elle y constate que leur collectionnement comme leur exposition engagent les institutions à transformer leur pratique non seulement sur les plans pragmatique, organisationnel, mais aussi épistémologique. Elle associe l’avènement de ce nouveau paradigme à la conception de musées par des artistes – dont le Mouse Museum de Claes Oldenburg ou le Musée d’art moderne / Département

22 James Putnam, Le Musée à l’œuvre : le musée comme médium dans l’art contemporain, Paris, Thames &

Hudson, 2002.

23 Anne Bénichou, Un imaginaire institutionnel. Musées, collections et archives d'artistes, Paris, L’Harmattan,

43

des Aigles / Section d’art moderne de Marcel Broodthaers – présentés à la documenta 5

(1972) sous l’initiative d’Harald Szeemann. Ses analyses contribuent à l’avancement d’une réflexion essentielle sur le « réglage des discours respectifs » de l’artiste et de tous les acteurs institutionnels qui doivent répondre à la performativité de ces pratiques. Elle démontre qu’il ne relève pas seulement d’une posture critique et politique à l’endroit de l’institution, mais repose plutôt sur l’évolution interne du statut des différents acteurs du monde de l’art. Les recherches d’Anne Bénichou ont nourri nos réflexions et notre travail tout comme celles menées par Maria Gough et Elitza Dulguerova. L’ouvrage The Artist as

Producer: Russian Constructivism in Revolution offre une étude détaillée sur les enjeux de

la « composition » et de la « construction » qui mènera à la formation du groupe constructiviste24. L’auteure construit son argumentaire à partir des écrits des artistes russes en plus de porter son attention sur les expositions significatives qu’ils ont réalisées. Elle aborde de manière plus spécifique la question de l’exposition dans ses essais « Futurist Museology » et « Constructed Disoriented: El Lissitzky’s Dresden and Hannover Demonstrationsräum » en rendant manifeste l’apport des artistes de l’avant-garde russe dans l’invention de nouveaux modèles pour la pratique muséologique25.

Dans une comparable perspective historique, l’ouvrage d’Elitza Dulguerova intitulé

Usages et utopies. L’exposition dans l’avant-garde russe prérévolutionnaire (1900-1916),

représente une contribution indéniable pour l’étude des expositions conçues par les

24 Maria Gough, The Artist as Producer: Russian Constructivism in Revolution, Berkeley, Los Angeles, London,

University of California Press, 2005.

25 Nous y reviendrons plus loin. Maria Gough, « Constructed Disoriented: El Lissitzky’s Dresden and Hannover

Demonstrationsräum », Situating ElLissitzky: Vitebsk, Berlin, Moscow, Los Angeles, Getty Research Institute, 2003, pp. 77-125. Maria Gough, « Futurist Museology », Modernism / modernity, Vol. 10, n° 2, avril 2003.

44 artistes au cours de cette période26. L’auteure démontre que les expositions possédaient, pour les artistes russes, un « potentiel de supplément » de sens qui a eu une incidence concrète tant sur la réception des œuvres par le public que pour la création artistique. Elle procède à l’étude détaillée de huit expositions de groupe tenues à Moscou et à Pétrograd – « Le Valet de carreau », « La Queue d’âne », « La Cible », « N°4. Futuristes, rayonnistes. Le primitif », « La Première Exposition futuriste de tableaux Tramway V », « L’exposition de peinture l’Année 1915 », « La dernière exposition futuriste de tableaux 0, 10 », « L’exposition futuriste “Magasin” » – en rendant manifeste la portée utopique et l’ambition publique de ces regroupements d’artistes constitués autour d’une exposition. Elle a aussi porté son attention sur la relation existant entre les expositions de l’avant-garde russe et le contexte institutionnel, notamment le musée, dans son interaction avec les publics. Ses analyses pénétrantes ont ainsi mis en lumière les conditions matérielles et contextuelles de la présentation des œuvres permettrant de démontrer comment elles ont infléchi la manière de pratiquer l’exposition à cette période. Ces conditions ont conduit les artistes russes à expérimenter de nouvelles modalités d’accrochage qui, encore aujourd’hui, demeurent d’une grande actualité.

L’une des études incontournables sur la période contemporaine est menée par Elena Filipovic entre 2013 et 2016 sous le titre The Artist as Curator27. La série de dix publications

offre une analyse critique d’expositions d’artistes, incluant la perspective féministe souvent négligée par l’histoire, avec l’objectif de démontrer le rôle fondamental qu’elles

26 Elitza Dulguerova, Usages et utopies. L’exposition dans l’avant-garde russe prérévolutionnaire (1900-1916),

Dijon, Presses du réel, 2015.

45 jouent dans la pratique curatoriale. L’étude des vingt expositions a été confiée à des auteurs différents, spécialistes des pratiques artistiques analysées, et abordent des expositions (ou manifestations) aussi variées que Raid the Icebox I d’Andy Warhol (1969),

Womanhouse de Judy Chicago et Miriam Schapiro (1972), Rolywholyover A Circus de

John Cage (1993), MOMAS-Museum of Modern Art Syros de Martin Kippenberger (1993- 1997). Leurs positions négocient de manière inédite l’idée que, en concevant l’exposition comme un « médium critique », les artistes en sont venus à reconsidérer ses conventions et à réinventer radicalement ses formes. L’autre hypothèse qui se dégage de ces études est l’observation du passage, au cours du XXe siècle, d’une attention portée sur l’objet vers l’exposition, instaurant dès lors une réflexion à propos de ce que produisent les expositions sur l’histoire. De manière tout aussi approfondie, mais selon une méthodologie différente, Afterall publie depuis 2010 une série d’ouvrages monographiques sur des expositions qui ont transformé les manières d’expérimenter, de faire et de discuter de l’art.