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Bien que fort différentes, les thèses de Barthes et de Foucault énoncées dans les années 1960 reposaient sur une même objection face à cette idée alors largement répandue que le sens de l’œuvre s'appuyait sur l’intention de l’auteur. Comme l’explique Barthes, « L’explication de l’œuvre est toujours cherchée du côté de celui qui l’a produite, comme si, à travers l’allégorie plus ou moins transparente de la fiction, c’était toujours finalement la voix d’une seule et même personne, l’auteur, qui livrait sa “confidence”95 ». Pour Barthes comme pour Foucault, il s’agissait d’énoncer de nouveaux modèles herméneutiques qui – précédés dans leur démarche par les formalistes russes et les structuralistes –, visaient à poser une fin de non-recevoir à une critique biographique alors dominante. On s’accorde alors pour dire qu’il faut désormais rechercher dans l’œuvre son sens, indépendamment des intentions de son auteur. Il s’agissait d’affranchir l’œuvre du thème de l’expression en plus de la reconsidérer du point de vue de « l’absence de l’auteur » comme le prescrivaient déjà Stéphane Mallarmé96, Maurice Blanchot, Samuel Beckett et Bertolt Brecht97. On connaît la suite : ce constat a conduit Barthes à proclamer « la mort de l’auteur » qui, en dépit de la

95 Roland Barthes, op.cit., p. 62.

96 En effet, Mallarmé proposait dès 1893 dans Divagations que « L’œuvre pure implique la disparition

élocutoire du poëte, qui cède l’initiative aux mots, par le heurt de leur inégalité mobilisés ». URL : http://fr.wikisource.org/wiki/Vers_et_Prose/Divagation_premi%C3%A8re. Consulté le 25 juin 2014.

97 Antoine Compagnon explique : « Ainsi la prise de position critique de Barthes et de Foucault, si elle les

dressait contre la descendance de Sainte-Beuve et Lanson, signalait-elle d’emblée qu’elle se voulait en phase avec la littérature d’avant-garde, celle d’un Beckett, ou encore d’un Blanchot, qui avaient décrété la disparition de l’auteur, défini l’écriture par l’absence de l’auteur, par le neutre, environ deux décennies plus tôt ». URL : http://www.fabula.org/compagnon/auteur1.php Consulté le 16 mai 2014.

88 radicalité de son affirmation, a permis d’ouvrir un champ de recherche extrêmement productif. Cet énoncé historique – véritable préface à la déconstruction poststructuraliste – avait pour intention de « rendre sa place au lecteur » tout en recentrant l’attention sur le langage. Le geste est révolutionnaire puisqu’il libère le lecteur d’une charge historique : trouver le secret de l’œuvre, son sens ultime98. Car l’idée même de déchiffrer un texte devient inutile. Barthes se réclamait d’ailleurs à l’époque d’expérimentations artistiques qui ont notamment conduit les surréalistes à confier « à la main le soin d’écrire plus vite possible ce que la tête même ignore » ou encore « en acceptant le principe et l’expérience d’une écriture à plusieurs » 99. L’œuvre était désormais définie comme un « espace à dimensions multiples, où se marient et se contestent des écritures variées »100. Le « lecteur » représente dès lors ce lieu où « la multiplicité du texte se rassemble » puisque, comme l’affirme Barthes, « l’unité d’un texte n’est pas dans son origine, mais dans sa destination »101. Cet énoncé de Barthes est d’importance puisque, non seulement il suggère que l’œuvre est autonome de fait et de destination, mais il nous encourage à prendre en considération le « lieu » où se forme le sens. L’œuvre ainsi étudiée ne doit plus être considérée comme un énoncé définitif, transmissible et durable; elle relève de l’énonciation inventive, plurielle et contextuelle102. Dans le champ de l’art, le contexte où se produit la rencontre entre l’œuvre et le spectateur

98 En ce sens, la fonction du lecteur s’apparentait à celle d’un inspecteur qui résout l’énigme, comme le

démontre si bien Jacques Leenhardt en parlant de La Lettre volée dans la nouvelle de Poe : « la découverte du secret dépend clairement de la capacité de celui qui cherche à poser les termes de l’énigme dans une logique qui soit celle-là même de celui qui l’a construite ». Postface de Henry James, Le

Motif dans le tapis, Paris, Actes Sud, 1997, p. 89.

99 Roland Barthes, op.cit., p.63. 100 Op.cit., p. 65.

101 Op.cit., p. 66.

102 À partir du milieu des années 1970, l’école de Constance – dont Wolfgang Iser et Hans Raubert Jauss sont

les principaux représentants – reprendra cette thèse en y considérant non seulement le contexte dans lequel est énoncé une œuvre, mais son « horizon d’attente », c’est-à-dire le système de référence relayé par chaque lecteur. Voir à ce sujet : Hans Raubert Jauss, Pour une esthétique de la réception, Paris, Gallimard, 1978.

89 est l’exposition103. Marcel Duchamp en a fait une démonstration éclatante avec le

readymade en rendant malicieusement visible, comme le précise Thierry de Duve, « la

nécessité, pour que l’art fonctionne comme de l’art, d’un destinataire (un public), et d’un lieu institutionnel prêt à enregistrer cet objet, à l’attribuer à un auteur et à la communiquer104 ».

La disparition de l’auteur donne ainsi lieu à un nouveau paradigme puisque l’œuvre n’étant plus le produit exclusif de l’auteur, elle devient un « espace producteur » et, par conséquent, Barthes comme Duchamp en viennent à lui attribuer une dimension « performative ». Le rôle principal que joue désormais l’auteur est de « mêler les écritures » dont « aucune n’est originelle » considérant que la responsabilité du sens est déplacée, de l’artiste vers le spectateur, de l’œuvre vers l’exposition. Il est d’ailleurs intéressant de constater que la mort de l’auteur conduit, selon la logique de Barthes, à celle du critique, puisque tous deux sont désormais relayés par le « lecteur ». Pourquoi ne considère-t-il pas le critique comme un « lecteur » potentiel? Parce que la thèse intentionnaliste est généralement le résultat recherché par le critique littéraire ou artistique de cette époque105. Néanmoins, il faut constater que la « mort de l’auteur » – bien qu’elle soit purement théorique –, s’accompagne de la prolifération d’une nouvelle catégorie de « lecteurs »

103 Nous référons ici à une présentation publique temporaire, peu importe les formes qu’elle puisse prendre,

incluant les pratiques éphémères, publiques, critiques ou interdisciplinaires.

104 Thierry de Duve, Résonances du readymade. Duchamp entre avant-garde et tradition, Nîmes,

Jacqueline Chambon, 1989, p. 17-18.

105 Barthes le précise bien, la tâche traditionnellement dévolue au critique est de chercher l’intention des

auteurs afin de dévoiler le sens ultime de l’œuvre. La nouvelle d’Henry James intitulée Le Motif dans le tapis résume avec élégance cette méthode : le narrateur, un écrivain pratiquant la critique littéraire, écrit un article brillant sur le dernier roman de Hugh Vereker. Ce dernier explique au narrateur qu’il a pourtant manqué l’essentiel, le dessein général de son travail. La clé de son œuvre semble enfouie, dans l’attente d’être découverte à la manière d’un motif compliqué dans un tapis persan. La quête du narrateur deviendra alors obsessive. Ibid.

90 dans le champ des arts visuels, dont le travail consiste pour l’essentiel à ouvrir l’œuvre à ses lectures potentiellement multiples : le commissaire d’exposition.