• Aucun résultat trouvé

Modes de vie et nouvelles exigences de mouvement

3 M OBILITÉS : NOUVELLES NORMES ET ENJEUX SOCIAU

3.2. Modes de vie et nouvelles exigences de mouvement

L’analyse des mobilités ne peut être isolée des évolutions qui touchent les modes de vie. Les transformations démographiques, sociales et économiques influent sur les mobilités et ces effets sont réciproques. Les modes de vie recouvrent de multiples aspects que nous appréhendons ici à travers trois thématiques qui nous semblent les plus pertinentes pour comprendre les pratiques de mobilité. Nous présentons successivement les principales transformations socio-démographiques (3.1.1.), puis les modifications du rapport à l’espace (3.1.2.) et enfin l’évolution des temps sociaux (3.1.3) en lien avec les mobilités.

3.2.1. Tendances socio-démographiques et niveaux de mobilité

Les transformations du marché de l’emploi, le vieillissement de la population et l’éclatement de la cellule familiale influent de manière plus que transitoire sur les caractéristiques structurelles des ménages. On recense ainsi une part croissante de foyers inactifs, âgés et de petite taille (62 % des ménages comptent une ou deux personnes en 1999). Les personnes vivant seules et les foyers monoparentaux sont passés respectivement de 20 % à 31 % et de 3 % à 7 % entre 1968 et 1999. Par ailleurs, entre 1975 et 2002, la polarisation de l’emploi au sein des ménages en âge d’être actifs1 s’est accentuée : l’emploi est saturé dans 68 % des ménages (contre 57 % en 1975) dans le

même temps la proportion de foyers inactifs a presque doublé (de 6 % à 12 %) [Ravel, 2005]. Cette situation pénalise fortement les familles monoparentales : plus d’un quart se trouve aujourd’hui sans emploi contre moins de 10 % au milieu des années soixante-dix. Le déclin des ménages mixtes au sens de l’emploi, s’explique par la part croissante de foyer d’un seul adulte ainsi que par la féminisation du marché du travail. Au sein des couples avec enfant, la proportion de ménages où chaque conjoint travaille est passée de 45 % à 62 % sur la période.

Les différentes étapes qui façonnent le cycle de vie de l’individu et du ménage (décohabitation, installation en couple, arrivée des enfants, retraite) sont moins linéaires qu’autrefois. L’allongement des études ainsi que la précarité et la flexibilité du travail retardent l’entrée sur le marché du travail. Ainsi, si la solidarité familiale permet de stabiliser l’âge de décohabitation [Villeneuve-Gokalp, 2001], il reste que l’indépendance financière est acquise de plus en plus

1 D’après les calculs de Ravel [2005] à partir des enquêtes sur l’emploi de l’INSEE. Le champ d’observation est

tard1. En outre, les aller-retours des enfants entre le domicile parental et leur propre logement ne sont pas rares [Laferrère, 2005]. Le décalage temporel constaté en matière d’indépendance se vérifie également quant à l’âge du premier enfant ou du mariage. Plus tardives, les étapes du cycle de vie sont également devenues moins régulières et ces évolutions peuvent également être reliées à la plus grande fragilité des unions qui conduit à une remise en cause de la structure familiale traditionnelle. Enfin, aux âges élevés, l’augmentation de l’espérance de vie fait que les couples vieillissent plus souvent à deux et en meilleure santé, même si en la matière de fortes disparités demeurent entre hommes et femmes.

Ces transformations suscitent des besoins accrus de mobilité autonome qui se traduisent par une nécessité croissante d’accès à la voiture particulière, au moins lorsque les performances des transports en commun ne permettent pas de satisfaire les besoins. L’individualisation des modes de vie et l’instabilité des parcours professionnels et personnels supposent en effet des capacités de réactivité renforcées. Il reste cependant que vis-à-vis de l’équipement automobile « les moteurs principaux de la croissance sont derrière nous ». La progression de la motorisation, plus lente qu’au cours des années précédentes, sera essentiellement portée par le multi- équipement des ménages. « Nous sommes ici à la fin d’un processus à l’œuvre depuis cinquante ans, où les différentes populations ont eu progressivement et successivement accès à la norme de la mobilité rapide, flexible et ont intégré cette norme pour mettre en œuvre leur projet social » [Massot et Orfeuil, 2005, p. 93]. Quant aux modifications du système productif, il semblerait qu’elles ne soient pas tout à fait en mesure de compenser la baisse du taux de croissance de la mobilité liée à l’accroissement continu de la part d’inactifs au sein de la population. Ceux-ci ont en effet des niveaux de mobilité plus faibles, leurs pratiques sont moins concentrées dans le temps mais plus diversifiées en motifs. Au total, ces tendances semblent écarter les scénarios d’une explosion des mobilités au moins au quotidien [Massot et Orfeuil, 2005].

3.2.2. Des rapports à l’espace stratégiques et diversifiés

L’évolution des pratiques de mobilité au cours des dernières décennies se caractérise par un accroissement significatif des vitesses et par une stabilité des budget-temps. Conformément aux analyses de Zahavi (1980), les gains de temps ont été réinvestis dans la dilatation de l’espace. Cette idée qui n’allait pas de soi au début des années quatre-vingt [Dupuy, 2000], s’est

1 « Dans les générations des années 50, la dépendance complète, définie par la privation simultanée des trois attributs de l’indépendance (travail stable, logement indépendant, vie en couple) ne se prolongeait donc pas à un âge avancé : 3 % des jeunes de ces générations restaient dans cette situation au-delà de 24 ans. A partir des générations de la fin des années 60, ces pourcentages s’élèvent fortement pour être multipliés par 6 parmi les jeunes nés en 1970-1971 (18 %) » [Galland, 2001, p. 21].

concrétisée grâce à la généralisation de la conduite automobile et au développement d’infrastructures routières et autoroutières. L’accessibilité aux lieux s’est améliorée si bien qu’aujourd’hui, les possibilités de connexions rapides entre les différentes zones de l’espace sont intégrées comme une capacité stratégique offrant une meilleure maîtrise de l’espace-temps. Ces transformations ont consolidé une réelle dynamique du choix en matière d’habitat, d’éducation, de loisirs, de consommation et de relations sociales. Ce principe d’organisation, très largement partagé, se reflète à travers la recomposition socio-spatiale des territoires (périurbanisation, spécialisation fonctionnelle et sociale...).

Depuis les années soixante-dix, la localisation résidentielle des ménages se traduit par un éloignement de la population du centre vers la périphérie. Ainsi dans une aire urbaine donnée, le taux de croissance de la population est d’autant plus élevé que l’on s’éloigne de la ville-centre. Les résultats du Recensement Général de la Population de 1999 confirment ce modèle dominant de l’étalement urbain, bien que quelques aires urbaines s’en écartent [Bessy-Piétri, 2000]. Les tendances les plus récentes montrent que l’urbanisation se poursuit toujours plus loin des villes [Morel et Redor, 2006]. Les préférences des ménages pour les zones les moins denses ont été motivées par le désir d’accession à la propriété, les difficultés rencontrées pour se loger dans les villes-centre (logements de petite taille, flambée des prix de l’immobilier…) et parfois la volonté de fuir certains problèmes urbains1. Entre 1960 et 2003, le coefficient budgétaire des dépenses de logement s’est fortement accru, passant de 12 % à 24 % du budget total des ménages, alors que dans le même temps les coûts de transport n’ont cessé de se réduire [Insee, 2005]. Dans ce contexte, la mobilité est progressivement devenue une variable d’ajustement permettant de maîtriser les dépenses consacrées à se loger [Polacchini et Orfeuil, 1999].

Le redéploiement de la population dans l’espace a renforcé la dissociation entre lieux d’emploi et de résidence. En 1999, la part des actifs travaillant hors de leur commune s’élève à 61 % (contre 52 % en 1990 et 46 % en 1982) [Talbot, 2001]. La proportion de migrants varie selon la localisation résidentielle, en moyenne elle touche 32 % des actifs des centres urbains contre 76 % des actifs résidant en banlieue et 79 % des habitants de périphérie [Mignot et al., 2004]. Les emplois restent globalement plus concentrés que les actifs : la ville-centre regroupe plus de 41 % des emplois contre 27 % des actifs occupés. Les entreprises continuent en effet de privilégier les localisations centrales pour bénéficier des aménités urbaines. Les implantations

1 En référence aux travaux de Urbain [2002], Sencébé et Lépicier [2005] font état d’une stratégie de « préservation » « concernant les couches moyennes et populaires qui émigrent dans le périurbain autant par un processus de relégation dans les périphéries qu’au travers de stratégies résidentielles, sous contraintes, visant à échapper aux banlieues défavorisées et à accéder à des lieux permettant l’entre-soi » [Sencébé et Lépicier, 2005, p. 4].

périphériques se développent lentement et sont principalement motivées par le coût du foncier, les opportunités d’extension et la proximité des voies rapides [Aguilera, 2002 ; Buisson et al., 2001]. La périurbanisation de l’habitat s’est également accompagnée d’un développement des pôles d’activités commerciales en périphérie : les commerces ont « suivi » la population [Aguilera et Mignot, 2002]. Aujourd’hui les deux tiers des achats sont réalisés dans les centres commerciaux périphériques, façonnés pour et par l’automobile [Chalas, 2001, cité in Mignot et al., 2004]. Parallèlement à ces évolutions, on observe un développement de pôles d’activités de loisirs (multiplexes, restaurants…) autour de ces zones commerciales, générant une part importante de flux non radiaux.

Dorénavant, les personnes entretiennent une relation plus rationnelle et plus réticulaire aux territoires [Ascher, 2001] : elles habitent dans un lieu, travaillent dans un autre, se distraient dans un troisième, etc... La diversité des ancrages conduit à une « archipélisation » des espaces de vie marquée par la discontinuité [Kaufmann et al., 2004]. Dans ce contexte, les pratiques de déplacements deviennent plus sélectives et plus électives. Les comportements quotidiens, toujours plus individualisés, se jouent des distances. Le lieu de domicile et son environnement ne constituent plus l’unique support de la vie sociale et économique des individus. De même, le lieu de travail, plus variable qu’autrefois (chômage, interim, CDD, tertiarisation), n’est plus un repère spatial fort [Crague, 2003]. Si l’attachement au lieu de résidence demeure, la plupart des observations nous incitent à dépasser les approches basées sur la notion d’ancrage territorial définitif. Néanmoins, pour les laissés pour compte des transformations socio-économiques, le quartier peut rester le dernier refuge identitaire [Bidou-Zachariasen, 1997 ; Dubet et Lapeyronnie, 1992].

3.2.3. Temporalités, rythmes sociaux et mobilités

Entre 1974 et 1998, chez les hommes comme chez les femmes1, les enquêtes « Emploi du

temps » de l’INSEE indiquent une diminution du temps de travail et du temps domestique, au profit du temps libre hebdomadaire qui est ainsi passé de 23 à 29 heures. L’augmentation a été particulièrement importante entre 1974 et 1986, depuis cette date elle s’est ralentie. Trois types d’effets rendent compte de la transformation des emplois du temps [Chenu et Herpin, 2002] :

• le principal facteur explicatif est lié à l’accroissement de la part d’inactifs au sein de la

1 L’analyse est circonscrite aux individus urbains, âgés de 18 à 64 ans. Chez les femmes, l’accroissement du temps

libre observé en dépit d’une augmentation du taux d’activité, résulte d’une diminution du temps consacré au travail domestique, liée dans un premier temps à une répartition plus équitable des tâches au sein des ménages (entre 1970 et 1986), puis à la modernisation des conditions de vie du foyer (changement des habitudes alimentaires, recours aux services domestiques, électroménager …) (entre 1986 et 1998).

population âgée de 18 à 64 ans. La croissance de l’activité féminine n’a pas permis de compenser les effets liés à l’allongement des études, aux départs en retraite et pré-retraite et à l’installation d’un chômage de masse,

• le second concerne la montée du temps partiel qui participe à la diminution de la durée du temps de travail professionnel,

• le troisième effet, de sens contraire aux deux précédents, résulte de l’accroissement de la durée du travail des actifs occupés.

Au regard de ces évolutions, les discours qui préfigurent l’entrée dans une civilisation du loisir et du tourisme méritent d’être nuancés : « (…) on n’assiste pas à une extension générale du temps de loisirs, mais à un déplacement de la charge de travail vers les catégories sociales les plus qualifiées » [Chenu et Herpin, 2002, p. 31-33]. L’augmentation globale du temps libre résulte principalement de l’installation d’un chômage masse qui touche tout particulièrement les catégories populaires : entre 1974 et 1998, le taux de chômage des plus diplômés est ainsi passé de 2,6 % à 9,3 % contre 2,8 % à 24,9 % parmi les moins diplômés. Les plus qualifiés cumulent aujourd’hui, activités professionnelles, associatives, pratiques sportives et culturelles et ont les emplois du temps les plus chargés et les plus variés [Degenne et al., 2002].

Les temporalités et les rythmes sociaux se sont individualisés et pour certains, désynchronisés. La tertiarisation du marché du travail et la multiplication des formes particulières d’emploi (temps partiels, intérim, CDD…) ont introduit une plus grande variabilité dans les rythmes quotidiens. Aujourd’hui, moins d’un tiers des actifs ont des semaines de travail standards1 (27 % si l’on exclut ceux dont le repos hebdomadaire ne coïncide pas avec le samedi et le dimanche) [Chenu, 2002]. Le degré d’autonomie par rapport aux horaires quotidiens est à la fois corrélé aux qualifications et au statut d’emploi. Les horaires des moins diplômés sont plus matinaux tandis que les plus diplômés ainsi que ceux qui ont de fortes responsabilités dans l’entreprise, travaillent plus tard et prolongent plus souvent leur activité professionnelle chez eux, le soir ou durant le week-end. En outre, les individus ayant les contrats de travail les plus précaires disposent d’une faible marge de manœuvre dans l’organisation de leur emploi du temps. Ainsi, si dans leur globalité « les formes particulières d’emploi ne font pas preuve d’une flexibilité

1 Des horaires standard correspondent à des horaires réguliers diurnes et à une durée du travail proche de la

moyenne. Une semaine standard est définie par le cumul de quatre critères : deux jours de repos consécutifs, cinq jours de travail pleins (cinq heures de travail au moins), des horaires entièrement effectués entre 5 h et 23 h (pas de travail de nuit), un horaire hebdomadaire compris entre 35 et 44 h.

particulière de leur temps de travail » en termes de régularité et de prévisibilité1 [Cottrell et al., 2002, p. 178], toutes ont cependant en commun une très faible autonomie dans la détermination de leurs horaires.

Si le travail garde un rôle central dans la structuration des emplois du temps et des mobilités, le temps « hors travail » gagne de l’importance et suscite de nouvelles aspirations. Les enquêtes « emploi du temps » et celles sur les « pratiques culturelles des Français » rendent compte du développement des loisirs et du tourisme2. Les activités sportives, culturelles, associatives ainsi que les vacances sont l’occasion de nouvelles rencontres. De fait, les modes de sociabilités se diversifient et sont davantage structurés par le « temps libéré ». Les liens sociaux forts, fondés sur la proximité physique et affective, laissent progressivement la place à une insertion sociale basée sur des relations davantage choisies mais peut être aussi plus fragiles.

Au bilan, les différentes sphères de la vie (professionnelle, personnelle, familiale) deviennent plus poreuses et la volonté de mieux les concilier s’affirme au sein de la société. L’apparition de « bureaux des temps » dans plusieurs villes européennes témoigne de ces transformations. Au quotidien, les déplacements sont plus complexes dans leurs chaînages et leur programmation temporelle. Les heures de pointe s’étalent et de nouveaux besoins se manifestent en dehors de ces périodes. L’offre de transports collectifs rencontre plus de difficultés qu’autrefois à répondre à une demande plus diluée qui suppose le maintien d’une qualité de service performante et différenciée tout au long de la journée. Ce contexte semble en effet favorable à la voiture particulière [Bailly, 2001]. Sur le temps long, on observe également une plus grande diversité dans les arbitrages entre temps de travail et vacances. Bien que l’école demeure un puissant régulateur des grandes migrations annuelles, de nouvelles périodicités (excursions, week-ends, courts séjours) apparaissent du fait de la moindre importance des formes traditionnelles de scansion de la vie collective (travail, institutions, religion…).

Outline

Documents relatifs