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Encadré 1 : Quelques définitions contemporaines de la notion d’inégalité sociale

2.2. Un phénomène multidimensionnel

2.2.3. La dimension spatiale des inégalités

Dans cette partie, nous verrons que la polarisation sociale des territoires est une manifestation concrète des inégalités qui traversent la société. Puis nous montrerons qu’elle est elle-même porteuse d’inégalités importantes qui contribuent à amplifier les inégalités de positions initiales.

1 Le modèle de la distinction oppose ainsi la légitimité culturelle des classes dominantes à l’indignité culturelle telle

qu’elle peut être vécue par les exclus de la culture savante. Voir Coulangeon [2004] pour une discussion détaillée de la pertinence actuelle du modèle de la distinction.

2.2.3.1. Division sociale de l’espace urbain

En France1, les revenus sont plus élevés dans l’espace urbain que dans l’espace rural. Au sein de l’espace urbain, ce sont les aires urbaines qui concentrent les revenus les plus importants tandis qu’au sein des aires urbaines (exception faite de Paris), les revenus sont en moyenne plus élevés dans les communes périurbaines que dans les pôles urbains. Les inégalités de revenu sont plus importantes dans des pôles urbains et encore plus dans les villes-centre du fait de la plus grande diversité des logements [Rouxel, 2003].

Au sein des grandes métropoles, la localisation résidentielle des ménages se caractérise par des choix de plus en plus exigeants. Si les critères qui motivent ces choix ne sont pas homogènes socialement et culturellement, il reste que la concurrence pour l’occupation des sols, entre ménages ayant des disponibilités financières différentes, conduit à réserver les « meilleures places » aux ménages les plus aisés, reléguant dans les zones les moins attractives les catégories les plus modestes2 : « la capacité à dominer l’espace, notamment en s’appropriant (matériellement ou symboliquement) les biens rares (publics ou privés) qui s’y trouvent distribués, dépend du capital possédé » [Bourdieu, 1993, p. 257].

Négligeant pendant trop longtemps la dimension spatiale des difficultés socio-économiques, les politiques menées en matière de logement social ont participé à l’accentuation de cette stratification sociale issue du fonctionnement concurrentiel du marché du logement3. Ces politiques ont en effet contribué à renforcer la concentration des populations modestes dans les quartiers éloignés du centre et/ou fortement stigmatisés, participant à l’émergence de zones de relégation urbaine. L’inertie qui caractérise les choix de localisation résidentielle étant d’autant plus forte que les revenus sont faibles (choix restreint, difficulté d’accès à la propriété et au marché locatif privé, discrimination…), les ménages modestes se trouvent ainsi plus souvent

1 A l’échelle nationale on observe des contrastes prononcés entre régions riches - l’Ile-de-France et l’Alsace- et

régions pauvres - Corse, Languedoc Roussillon et Nord-Pas-de-Calais [Rouxel, 2003].

2 Cependant, les résultats empiriques ne permettent pas de conforter unilatéralement l’accroissement de la

ségrégation résidentielle en France au cours des dernières décennies. Pour certains la polarisation sociale de l’espace se serait accentuée alors que pour d’autres elle serait restée la même depuis 20 ans et c’est uniquement la prise de conscience de son ampleur et de ses conséquences qui conduit aujourd’hui à mettre cette question sur le devant de la scène [Maurin, 2004]. Les différences tiennent essentiellement aux questions de méthodes liées à l’échelle spatiale retenue et/ou aux typologies de classification de la population choisies. Les études concluant à une augmentation de la ségrégation résidentielle sont essentiellement des études de quartiers, alors que celles portant sur les communes conduisent généralement à nuancer l’image d’une dualisation urbaine, le mélange social restant la situation la plus courante [Preteceille et al., 2003]. Il reste cependant que la stratification de l’espace est bien réelle [Préteceille, 2003 ; Tabard, 1993 ; Thisse et al., 2004].

3 La prise en compte de ces effets pervers s’est traduite en 2000 par l’adoption de la loi de Solidarité et de

Renouvellement Urbain qui impose dans chaque commune au moins 20 % de logements sociaux dans le but d’aboutir à une répartition un peu plus homogène.

tributaires d’un logement qu’ils n’ont pas forcément choisi. Pour certains, le lieu d’habitation s’apparente alors à une assignation à résidence.

Néanmoins, la plupart des recherches s’accordent sur le fait que les phénomènes de ségrégation les plus accentués sont d’abord le fait des catégories supérieures. Cette tendance à la concentration des catégories aisées reflète le développement d’un « entre-soi » résidentiel : « (…) la proximité dans l’espace physique permet à la proximité dans l’espace social de produire tous ces effets en facilitant ou en favorisant l’accumulation de capital social et, plus précisément, en permettant de profiter continûment des rencontres à la fois fortuites et prévisibles qu’assure la fréquentation des lieux bien fréquentés » [Bourdieu, 1993, p. 257]. Les stratégies de rapprochement sont choisies afin de bénéficier d’un environnement résidentiel favorable à tout point de vue : aménités urbaines et naturelles, voisinage susceptible d’augmenter les chances de réussite des enfants par l’accès aux meilleurs établissements et la transmission de normes de comportement [Maurin, 2004]. Phénomène émergent, mais bien réel, l’offre scolaire devient aujourd’hui un critère de poids dans les choix de localisation des ménages.

L’embourgeoisement tout à fait significatif des centres urbains au sein des espaces métropolisés constitue le phénomène le plus emblématique de larecomposition sociale du territoire. A ce titre, Guilluy et Noyé [2004] ont judicieusement mis en lumière les processus de « gentrification » qui caractérisent les grandes villes françaises. Ainsi, pour les plus modestes, les situations de concentration sont souvent créées « par défaut » : par la sécession des classes moyennes et supérieures disposant d’un réel choix résidentiel et du fait de la précarisation des classes populaires. Alors que certains évoluent dans un environnement privilégié dont ils tirent profit, d’autres se retrouvent dans les quartiers défavorisés qui cumulent les difficultés (chômage, précarité, échec scolaire…). Dans les Zones Urbaines Sensibles (ZUS)1, par exemple le taux de chômage touche plus d’un quart de la population, soit un niveau deux fois plus élevé que dans l’ensemble de la France métropolitaine [Le Toqueux et Moreau, 2002].

L’opposition centre/périphérie ne parvient toutefois pas à restituer la complexité des processus de division sociale de l’espace. Si les centres urbains tendent à se « gentrifier », la périphérie apparaît plus diversifiée. Ces évolutions nous incitent en revanche à considérer les niveaux d’équipement des différents espaces et les conditions d’accès aux ressources, afin d’en pointer les déséquilibres.

1 « Les zones urbaines sensibles (ZUS) sont des territoires infra-urbains définis par les pouvoirs publics pour être les cibles prioritaires de la politique de la ville, en fonction des considérations locales liées aux difficultés que connaissent ces territoires. Ainsi 751 zones ont été définies par la loi du 14 novembre 1996 de mise en œuvre du pacte de relance de la politique de la ville » [Le Toqueux et Moreau, 2002, p. 4].

2.2.3.2. Quelles conséquences sur les inégalités socio-économiques ?

Si l’on admet que la stratification sociale de l’espace urbain n’est pas la simple projection des clivages sociaux, il convient de s’interroger sur les effets « retour » de la localisation résidentielle sur les inégalités économiques et sociales. Nous l’avons vu précédemment, certains espaces cumulent les atouts, d’autres les difficultés, si bien qu’« au lieu de corriger les plus criantes inégalités, la localisation tend à les alimenter … » [Boissieu, 2004, p.7].

Deux principaux mécanismes sont généralement mobilisés pour rendre compte des processus par lesquels les individus peuvent subir les conséquences de leur propre localisation résidentielle. La « pathologie » la plus couramment évoquée a trait à la distance spatiale séparant les zones d’habitat des groupes défavorisés des lieux d’emploi, c’est l’hypothèse du spatial mismatch. L’autre mécanisme réside dans l’existence d’externalités locales capables d’engendrer des processus cumulatifs ascendants lorsque l’environnement résidentiel est favorisé, et à l’inverse descendants dans le cas des quartiers défavorisés.

L’hypothèse du spatial mismatch formulée par Kain (1968), énonce que la distance physique séparant les lieux de résidence des lieux d’emplois est un obstacle, pesant significativement sur les chances de retrouver un emploi. Cette théorie tente d’expliquer les forts différentiels de taux de chômage et de salaires par le plus grand éloignement des catégories défavorisées des lieux d’emploi tel que l’on peut l’observer outre-atlantique1. Cette hypothèse reste cependant discutée, car les résultats des recherches empiriques ne sont pas univoques [Taylor et Ong, 1995]. En France, la plupart des travaux qui se proposent de tester cette hypothèse montrent que le pouvoir explicatif de la composition locale du lieu de résidence (externalités locales, réseaux sociaux, voisinage), l’emporte largement sur celui des variables d’accessibilité physique à l’emploi, pour rendre compte des probabilités de retour à l’emploi des chômeurs [Bouabdallah et al., 2002 ; Choffel et Delattre, 2003 ; Gobillon et Selod, 2004].

Le deuxième corpus d’hypothèses tentant de mettre à jour l’effet de la ségrégation résidentielle sur les inégalités socio-économiques repose sur l’analyse de l’impact des externalités locales. En matière d’éducation par exemple, des recherches ont montré que la réussite d’un élève dépendait des caractéristiques socio-économiques des autres élèves de la classe, ce que l’on a appelé les

1 Plusieurs arguments sont évoqués en vue de justifier le rôle néfaste de la déconnexion physique entre lieu de

résidence et d’emploi. Cette situation : a) altère la qualité de l’information dont dispose les individus les plus éloignés, b) induit des coûts de transport élevés en termes monétaires et temporels, c) limite la zone de prospection des individus et peut même les conduire à refuser certaines propositions au regard du salaire proposé. Pour l’employeur elle accroît le risque d’absentéisme et de fatigue des employés [Thisse et al., 2004]. Enfin, d’autres recherches empiriques montrent que l’efficacité de la prospection diminue avec la distance aux emplois. Pour une revue de la littérature sur ce sujet voir Gobillon et Selod [2004].

effets de pairs ou peer group effects [Maurin, 2004 ; Piketty, 2004 ; Zenou, 2004]. Les élèves progressent mieux entourés de bons élèves et à l’inverse les chances de succès sont plus limitées lorsque le niveau de la classe est mauvais. Or la ségrégation résidentielle conduit « naturellement » à d’importantes différences entre établissements, aggravées par le développement de stratégies consuméristes des familles vis-à-vis de l’institution scolaire (recours au privé, contournement de la carte scolaire). De même, en matière d’emploi les personnes les moins aisées disposent d’un réseau « utile » plus restreint et ont plus de difficultés à tirer profit de leurs « relations » qui rencontrent souvent les mêmes problèmes d’insertion sur le marché de l’emploi : « le rassemblement en un même lieu d’une population homogène dans la dépossession a aussi pour effet de redoubler la dépossession (…) » [Bourdieu, 1993, p. 261]. Ces mécanismes fonctionnent ainsi comme un processus auto-entretenu au terme duquel les populations les plus défavorisées s’enlisent dans des situations dont il est très difficile de s’extraire. Les situations d’échec deviennent chroniques et créent une véritable distance sociale à la réussite. Enfin, un troisième élément d’accentuation des inégalités lié à l’espace peut également être avancé. Il s’appuie sur l’existence de phénomènes discriminatoires à l’embauche selon le quartier ou la commune. Faute de données appropriées, cette hypothèse a été jusqu’à présent insuffisamment testée en France.

Au terme de cette approche sur les inégalités socio-économiques et leurs multiples dimensions, nous souhaiterions insister sur le fait que les inégalités ne se présentent pas isolées dans la société, elles forment un système et leurs effets ont tendance à se cumuler. Les inégalités « s’engendrent les unes les autres ; elles constituent un processus cumulatif, au terme duquel les privilèges s’accumulent à l’un des pôles de l’échelle sociale tandis qu’à l’autre pôle se multiplient les handicaps ; et, elles tendent à se reproduire dans le cours des générations » [Bihr et Pfefferkorn, 1999, p. 356]. L’observation des inégalités au cours des dernières décennies ne permet pas de conclure à un accroissement fort des écarts entre individus. En revanche, on constate que le phénomène inégalitaire s’est complexifié et diversifié sous l’effet de profondes transformations socio-économiques. Celles-ci se sont accompagnées d’une modification des modes de vie. Dans la partie suivante, nous exposerons à partir des principales transformations sociétales, l’évolution des pratiques de mobilité.

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