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Chapitre 3. Du territoire historique à la structuration du territoire actuel

2.1 Mode de vie et exploitation « traditionnelle » du territoire

2.1.1 La conception de l’espace

Le milieu naturel est divisé en une diversité de zones qui sont parcourues et dénommées, témoignant de l’appropriation sociale du territoire. Les Wayãpi et les Teko jouissent le long du fleuve Oyapock et de la rivière Camopi d’un grand territoire de forêt de terre ferme qu’ils considèrent comme « abondant » (Grenand et Grenand, 1996). Ils vivent

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Ces travaux concernent surtout le haut Oyapock et se fondent pour la plupart sur des données collectées dans les années 1970 et au début des années 1990, soit, pour les premiers, juste après la migration de la population en aval de Trois-Sauts. À ce niveau de pas de temps, nous pouvons considérer que les systèmes d’exploitation du territoire n’avaient pas encore subi l’influence du regroupement.

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d’agriculture, de chasse, de pêche et de cueillette. L’ensemble de ces activités est pratiqué de façon complémentaire voire interdépendante (Grenand et Grenand, 2000).

À chaque activité correspond un mode d’appropriation de l’espace (Bahuchet, 2000). Ils exploitent leur milieu en rayonnant à partir de leur village et le long des fleuves, les aires de parcours succédant aux terroirs agricoles. D’après Grenand (1982 : 73), leurs territorialités s’organisent en cercles concentriques avec extension le long des cours d’eau : 1) le village, 2) les abattis périphériques avec extension en bande, s’il existe un cours d’eau important, 3) l’aire de parcours quotidien de la communauté, 4) l’aire de parcours secondaire commune à plusieurs communautés. Toute la vie économique est basée sur l’exploitation de ces quatre zones avec des différences d’intensité et de risques (figure 4). Leur conception de l’espace n’oppose pas nature et culture, et le règne végétal et animal ne sont pas vus différemment de celui de l’homme. Les deux premières zones (zones de clairière) sont du domaine de l’homme, et les aires de parcours (zones de forêt) sont du domaine des esprits en particulier les maîtres des espèces animales et végétales : « c’est la nécessité de se nourrir en viande qui provoque la rencontre de l’homme et des esprits » (ibid. : 73). Dans les zones de parcours, l’usage de l’espace est par contre réticulaire37

, caractérisé par un réseau de sentiers forestiers reliant des sites d’exploitation des ressources naturelles mais également des sites anciennement exploités et des villages (Albert et le Tourneau, 2007).

Contrairement à la conception occidentale de l’espace, celui-ci n’est pas appréhendé selon une logique géométrique, c’est-à-dire avec un quadrillage précis du territoire, des frontières claires entre ses différentes parties et des droits pérennes attachés à celles-ci (Robert, 2004).

La propriété du sol n’existe pas. L’agriculteur est usufruitier des espèces végétales qu’il a plantées et exerce un droit de préemption souple sur les forêts secondaires qu’il a anciennement défrichées. Les droits d’usage amérindiens sont implicites et évanescents, ils disparaissent graduellement et en cela s’opposent à notre vision binaire de l’espace « à moi / plus à moi » (Filoche, 2011b). Il n’y a pas d’opposition entre l’individuel et le collectif : les

37 Ce mode d’usage de l’espace a été décrit par Joël Bonnemaison (1989) au Vanuatu et repris par Albert et Le Tourneau (2007) pour expliquer l’usage du territoire des Amérindiens Yanomami. Les villages et les abattis sont des lieux fortement appropriés. Ils sont reliés à un réseau de sentiers forestiers, plus ou moins intensément utilisés, qui sont parsemés de lieux de références mais sont aussi entrecoupés par des zones de forêt non parcourues et non connues. Ces espaces « vides », comme les nomme Bonnemaison (1995 : 3), sont le lieu des esprits maléfiques de la forêt et jouent un rôle écologique pour la reproduction de la faune.

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individus et leurs groupes de parenté sont des usufruitiers individuels pendant un temps sur la terre. Dans les conceptions amérindiennes, les droits d’usage se déplacent au fil des activités itinérantes, caractéristiques des modes réticulaires d’utilisation de l’espace (ibid. ; Albert et Le Tourneau, op. cit.).

Figure 4. Organisation de l’exploitation du territoire à partir des villages, et extension le long

des fleuves (d’après Grenand, 1982)

Chaque espèce animale est possédée par un maître spécifique nommé « -ya ». Tous ces maîtres dépendent à leur tour d’un maître suprême nommé « Kulupi ». C’est d’eux que dépend la rareté ou l’abondance du gibier et dans une moindre mesure du poisson. Lorsqu’ils se rendent à la chasse, les Amérindiens se sentent plus tolérés qu’acceptés et doivent se comporter avec prudence. Surtout, ils doivent savoir limiter leur avidité et donc leurs captures (Grenand et Grenand, 1996). De nombreux gibiers tabous et périodes d’interdits agrémentent cette relation entre les Amérindiens, les animaux et les esprits de la forêt. Certaines zones du territoire et parties des cours d’eau sont l’antre de monstres et personne ne s’y aventure ou ne tente d’y prélever des ressources.

Ces interdits et tabous explicites, qui concernent des espèces bien précises mais aussi des périodes de la vie de l’homme (ex. avant et après la naissance d’un enfant) ou de l’animal, et cette autolimitation des prélèvements jouent un rôle écologique et contribuent à réguler l’exploitation des ressources.

Village

Abattis périphériques

Fleuve

Aire de parcours quotidienne Aire de parcours secondaire

108 2.1.2 Un mode de vie itinérant

La chasse, et dans une seconde mesure l’abattis, conditionne les stratégies d’occupation territoriale des Wayãpi et des Teko : les villages sont déplacés vers de nouvelles zones de pluri-exploitation lorsqu’une baisse des rendements de la chasse et de la disponibilité des bonnes terres agricoles se fait sentir (Grenand, 1982 ; Renoux et al., 2003). Les villages sont établis pour une courte durée : les travaux de Pierre et Françoise Grenand d’analyses des archives et d’informations de terrain, montrent qu’au cours du XIXe

siècle les villages atteignaient rarement dix ans d’existence et que beaucoup ne dépassaient pas cinq ans ceci pour des raisons écologiques et culturelles mais aussi à cause des épidémies. Ces villages ne dépassent pas les deux cents personnes et se situent plutôt dans une moyenne de cinquante individus.

L’abandon des abattis-brûlis après un unique cycle de culture, sans entretien au-delà de ce que nécessite la croissance des plantes, et sans épuisement du sol, permet une régénération38 rapide de la forêt et une agriculture à faible impact sur le milieu. C’est un système agro-forestier séquentiel, la reconstitution du couvert forestier fait partie intégrante du système d’agriculture itinérante sur brûlis et est garante du renouvellement de la fertilité du système. La mosaïque forestière constituée de forêt mature entrecoupée de zones cultivées et de parcelles de régénération de tous âges, est favorable aux activités cynégétiques et favorise la présence de certains gibiers comme les daguets (Mazama spp) ou l’agouti (Dasyprocta agouti) (Grenand, 1992 ; Ouhoud-Renoux, 1998).

Avant le regroupement intense de l’habitat impulsé par les politiques françaises, les communautés étaient donc très mobiles. Cette mobilité s’exprimait à l’échelle locale avec la pratique d’une agriculture itinérante et le déplacement cyclique des villages, et à l’échelle régionale, pour s’adapter au contexte colonial.

38 Lescure (1986) a étudié la succession des espèces après abandon de parcelles cultivées pendant 1 an et ouverte sur de la forêt ancienne. Les premières espèces installées sont les Solanum puis Trema micrantha (Ulmaceae) puis Cecropia obtusa (Cécropiaceae), remplacées progressivement par Sapium ciliatum (Euphorbiaceae), et divers Inga (Mimosaceae) dans des proportions variables, ou des Miconia dont Miconia poeppigii (Mélastomaceae). Ensuite émergent des arbres qui vont persister dans la forêt haute comme Laetia procera,

109 2.1.3 L’organisation sociale

L’occupation et l’exploitation du territoire ne peuvent être séparées de l’organisation familiale. Le pouvoir, dans l’ordre traditionnel wayãpi, revient aux hommes. La famille nucléaire avec descendance bilatérale constitue l’organisation sociale de base. Les mariages se font préférentiellement entre cousins croisés classificatoires, c’est-à-dire qu’un ego masculin considère comme des épouses potentielles toutes les filles des sœurs de son père et des frères de sa mère. Par contre, il considère comme ses sœurs les filles des frères du père et des sœurs de la mère, posant leurs limites de l’inceste. À l’identique, un ego féminin considère comme époux potentiels tous les fils des sœurs de son père et tous les fils des frères de sa mère, et comme ses frères tous les fils des frères de son père et des sœurs de sa mère. Ainsi le système de parenté distingue les allié(e)s (épousables) et les consanguins (non épousables). Le mariage polygame est possible, souvent en épousant deux sœurs classificatoires (Grenand, 1982 : 103-114). Les gendres ou beaux-frères sont considérés comme des « obligés », qui reçoivent une femme et en contrepartie doivent assurer les surplus en production agricole et cynégétique ainsi que diverses tâches d’entretien du village. Ceci tant qu’ils ne sont pas eux-mêmes pères de famille (ibid. : 135).

Un ensemble de familles nucléaires enserrées dans un réseau d’alliances matrimoniales constitue une communauté villageoise relativement stable aux tendances endogames fortes. L’organisation du travail s'articule autour d’un chef de famille, de ses fils et de ses gendres, puis à partir de là en direction de l’ensemble du réseau de parenté. Ce réseau est régi par des règles de réciprocité dont le respect est essentiel pour les Wayãpi. Les Wayãpi s’inscrivent en effet dans un vaste réseau d’échanges qui constitue le ciment de leur vie sociale. L’organisation de fêtes autour du cachiri vise, par le système de l’invitation réciproque, à resserrer les liens entre les membres de la communauté et le principe du don et du contre-don régit les rapports sociaux (Grenand et Grenand, 2000). Ce principe s’inscrit dans une dialectique entre des pressions sociales visant à redistribuer des biens et des stratégies personnelles visant à accumuler du prestige ou à créer du lien pour mieux obliger l’autre (Filoche, 2011b).

L’organisation du travail obéit à des règles de réciprocité et de division sexuelle des tâches essentielles pour les Wayãpi. La chasse est une activité masculine tandis que l’agriculture est avant tout une activité féminine, par contre l’ouverture de l’abattis est du ressort de l’homme. L'abattage et la confection des vanneries nécessaires à la transformation

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du manioc sont des tâches masculines, le brûlis est mixte et l’entretien, la plantation, la récolte et la préparation de la grande variété de sous-produits du manioc sont des tâches féminines. Les hommes ont cependant la charge de la plantation du tabac, et participent à la plantation du maïs (Grenand, 1979). La réciprocité du travail trouve sa pleine illustration dans les travaux agricoles collectifs (mayuri ou posilõ). Ils consistent en un jeu serré d’invitations de travail en échange de consommation collective d’aliments et de cachiri. Ils s’expriment particulièrement lors des gros travaux agricoles c’est-à-dire d’août à décembre lors de l’abattage de la forêt, du nettoyage des parcelles brûlées et de la plantation (Grenand et Grenand, op. cit.).

Les règles coutumières sont diffuses et non formalisées, mais elles sont conscientisées et toute action en est imprégnée. Les décisions sont décentralisées et reviennent à différentes personnalités reconnues comme compétentes pour la situation rencontrée, comme les chefs coutumiers, les chamanes, les chefs de hameaux et chefs de familles (Filoche, op. cit.). Au sein de la communauté, les groupes familiaux conservent leur autonomie. D’ailleurs Grenand (1982 : 124) caractérise la vie quotidienne des Wayãpi par un grand individualisme qui est imprimé dans le caractère wayãpi dès l’enfance. L’éducation se fait sans contrainte, les normes de la société sont enseignées aux enfants mais ils ne sont pas obligés de les respecter. Les déviants seront par contre contraints de quitter la communauté. À l’inverse, les personnes désirant vivre dans une communauté et respecter ses principes de réciprocité et la modération dans les actes et les jugements, sont acceptées en son sein même si elles proviennent d’une ethnie éloignée. Selon Pierre Grenand (ibid. : 124) dans le fonctionnement d’une société endogame, ce comportement est le garant d’une harmonie relative : « les déviants partent et l’équilibre est sauf, les postulants remplaçant les déviants. Le vécu d’une telle philosophie passe concrètement par une ritualisation des relations humaines qui vise à écarter sans cesse les sources de conflits ».

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