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Chapitre 3. Du territoire historique à la structuration du territoire actuel

1.1 Mobilité et adaptation, clés de la survie des Wayãpi et des Teko

1.1.1 Les Wayãpi, de la conquête au repli territorial

a. Les Wayãpi, migration d’une ethnie puissante du Bas Amazone aux portes de la Guyane

Les Wayãpi sont originaires du Bas Amazone au Brésil et sont, au XVIIe siècle, localisés dans le bas Xingu. La région est alors peuplée de plusieurs ethnies tupi-guarani, formant probablement une nébuleuse culturelle cohérente, estimée à plusieurs dizaines de milliers de personnes (Grenand et al., 2000). Ce sont des ethnies riveraines, pratiquant l’agriculture sur brûlis et installées en grosses communautés le long du fleuve Xingu. Le potentiel halieutique est considérable et les traditions orales wayãpi gardent le souvenir des pêches de gros poissons caractéristiques de ces cours d’eau, tels que le piraroucou (Arapaima gigas) et le piraiba (Brachyplatystoma filamentosum) (ibid.).

Les premières missions jésuites portugaises sont fondées dans la région à partir de 1636 et introduisent les premiers outils métalliques. Ces outils apportent une véritable révolution agricole car ils permettent d’ouvrir des clairières villageoises spacieuses sur des terrasses ripicoles fertiles et des abattis dans les forêts les plus hautes, qui présentent de bonnes conditions édaphiques pour la culture sur brûlis. Les systèmes agricoles sont donc

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adaptés à ce nouvel outillage, marquant une rupture avec l’outillage lithique, qui limitait l’exploitation agricole à des forêts relativement basses et sèches, faciles à abattre et à brûler (Grenand et Grenand, 2000).

En outre, ces missions ont un impact majeur sur l’occupation indigène du territoire car elles induisent une dispersion des Amérindiens dont les Wayãpi, qui fuient la sédentarisation sur les missions et le recrutement forcé pour travailler sur les plantations. Les Wayãpi amorcent alors une migration vers le nord. Ils passent au nord du fleuve Amazone et progressent sur le Bas Jari durant tout le XVIIIe siècle. Leurs mouvements sont modelés selon le réseau hydrographique et, dans une moindre mesure, le relief (Hurault, 1972 ; Grenand, 1982 ; Davy et al., 2012).

Au cours du XVIIIe siècle, les Wayãpi acquièrent des armes à feu par le biais des Portugais, qui cherchent à les engager pour qu’ils leur fournissent des esclaves venant des ethnies amérindiennes de l’intérieur des Guyanes, en échange d’armes et des outils métalliques. Ces armes constituent une révolution matérielle et guerrière, et ouvrent aux Wayãpi une longue période d’extension territoriale vers le nord. Ils mènent de nombreux raids guerriers, qui contribuent à façonner le peuplement du plateau guyanais entre 1720 et 1780. En effet, entre les conflits intertribaux spontanés, les raids esclavagistes menés par les Portugais, et les raids guerriers des Wayãpi, de nombreuses ethnies menacées ou affaiblies sont poussées à se rapprocher des missions jésuites. C’est notamment le cas de la mission de Sainte-Foy de Camopi (1740-1763), située à l’emplacement actuel du bourg de Camopi, et de la mission de Saint-Paul (1733-1767) située un peu plus en aval sur l’Oyapock. Ces deux missions jésuites de l’Oyapock vont rassembler plusieurs petits groupes tupi-guarani, mais aussi des groupes karib et divers groupes refugiés de l’Amapá. Ces missions, regroupant des groupes de cultures et de langues différentes sur une aire restreinte, sont un véritable échec et accélèrent l’extinction de ces groupes d’Amérindiens. Le bassin de l’Oyapock voit donc disparaître plusieurs groupes dès le milieu du XVIIIe siècle. Il est cependant intéressant de noter que ces deux missions, premières expériences de sédentarisation forcée des Amérindiens dans le moyen Oyapock, n’ont compté quasiement aucun membre des ethnies qui y vivent actuellement. Au contraire, elles ont recueilli celles qui fuyaient les raids guerriers des Wayãpi. Les hostilités des Wayãpi conduisent également d’autres Amérindiens

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menacés à résister en fortifiant leurs villages ou en se réfugiant sur les inselbergs. C’est notamment le cas des Wayana24, qui vers 1760 occupent le haut Jari et les sources des formateurs du Maroni, et qui parviennent à contenir la conquête territoriale vers le nord des Wayãpi (Grenand et Grenand, 1997).

A la fin du XVIIIe siècle, les Wayãpi forment donc une ethnie puissante, d’une population estimée à 6 000 personnes, occupant un vaste territoire d’environ 15 000 km2. Ce territoire est structuré autour d’un pôle de concentration majeur situé sur le haut Jari et s’étend à l’est jusqu’à l’Araguari et au nord jusqu’aux sources de l’Oyapock.Le territoire contrôlé est important, la population nombreuse et leur domination favorisée par leur armement. Leur société est clanique, impulsée par la vendetta et le factionnalisme autour d’hommes forts. Progressivement, les Wayãpi prennent des distances avec les Portugais et reconquièrent leur autonomie politique. Mais leurs activités guerrières continuent à être importantes et les Wayãpi absorbent à leur profit, à coup d’alliances et de captures, plusieurs ethnies petites ou résiduelles (Grenand et al., 2000). Ils adoptent certaines technologies de ces ethnies, et surtout des groupes karib de la région (Wayana et Apalaï), telles que l’archerie, et s’initient à l’usage du curare. La vannerie subit également une forte influence karib ; mais la poterie, le tissage et l’agriculture restent spécifiquement tupi-guarani (Grenand, 1982 : 197).

Cette migration et conquête territoriale vers le nord est caractérisée par un changement de milieu environnemental et une adaptation des modes d’occupation du territoire et d’exploitation des ressources naturelles. Au fil de leur migration, ils passent d’un habitat fluvial, caractéristique de la région du bas Jari et de l’Amazone, à un habitat essentiellement forestier, caractéristique du haut des fleuves. Les villages sont dorénavant installés le long de très petits cours d’eau, situés dans les forêts de l’intérieur de l’Amapá et des sources de l’Oyapock (ibid.).

24 Les Wayana, peuple Karib, sont originaires de la région du Roraima, comme le groupe Apalaï et seraient arrivés sur le versant sud des monts Tumuc-Humac entre les rivières Paru et Jari entre le Xe et le XVe siècle. Ils ont absorbé plusieurs groupes proto-Wayana (Chapuis, 1998). Entre le XVIIIe et le XXe siècle, une succession de relocalisations s’opère sous les effets de la colonisation, des conflits guerriers avec les Wayãpi et les Galibi et des relations commerciales avec les Aluku. Vers 1760, les limites des pays Wayana et Wayãpi sont proches, les Wayana occupant le haut Jari, en amont de l’affluent Kuyari, et les Wayãpi progressant le long du Jari et des affluents Inipuku et Kouc. Entre 1760 et 1810, les raids guerriers des Wayãpi pénètrent sur le territoire Wayana. avec plusieurs batailles importantes. Une paix solennelle est conclue entre les Wayãpi et les Wayana sur le moyen Jari vers 1850 (Grenand, 1982 : 287).

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Ces influences culturelles, ces appropriations de techniques et de nouveaux milieux soulignent l’importance de considérer la culture, l’identité et les relations avec le territoire comme des processus dynamiques, construits et évoluant au cours du temps.

b. Effondrement de la société wayãpi : le repli et l’isolement

Au début du XIXe siècle, la situation dominante des Wayãpi change. Les Portugais tentent d’enrôler de force les Wayãpi dans les guerres napoléoniennes. Les Wayãpi cessent donc leurs contacts avec les Portugais et se replient toujours plus au nord. C’est à cette période qu’ils pénètrent sur le territoire de la Guyane. Ils occupent alors une zone qui s’étire de la confluence de l’Oyapock avec la Camopi, jusqu’au Kouk, l’Inipuku et l'Amapari (Grenand, 1982).

Ils tentent une approche pacifique avec les Français afin de se procurer les armes à feu et outils métalliques qu’ils ne pouvaient plus obtenir via les Portugais. Ils connaissent alors une longue période de violentes épidémies et d'exploitation commerciale par les traiteurs français. Entre 1820 et 1840, les trois-quarts de la population sont décimés, et leur nombre est estimé à moins de 1 500 personnes en 1840 (Grenand et al., 2000).

Les communautés réagissent aux épidémies par l’éclatement géographique et l’émiettement afin de tenter de limiter leur propagation. De grandes zones du territoire sont désertifiées et l’habitat est éclaté et reconstitué en minuscules foyers de peuplement, éloignés les uns des autres, et vivant repliés sur eux-mêmes. Si le territoire occupé reste dans un premier temps vaste, les régions réellement fréquentées ne dépassent pas les 7 000 km2. L’isolement sur un vaste territoire favorise l’émergence de sous-groupes territoriaux restreints, n’entretenant plus que des relations sporadiques avec les autres sous-groupes. Finalement, vers 1895, le contact entre les sous-groupes wayãpi méridionaux et septentrionaux est coupé. La carte 2 page 92 illustre l’occupation du territoire des Wayãpi et Teko au début du XIXe siècle de 1815 à 1850. Les zonages colorés en jaune et orange représentent les zones exploitées pour l'ensemble des activités des Wayãpi et Teko.

L’isolement, s’il permet de barrer la route aux épidémies, démantèle les réseaux d’approvisionnement en objets manufacturés. D’importantes adaptations culturelles ont donc lieu, cette fois liées à la raréfaction des objets métalliques, avec la perte de certains usages et techniques. Si l’usage des haches et des sabres métalliques avait révolutionné les techniques agricoles, la raréfaction des objets métalliques fait revenir en vigueur les anciennes techniques

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d’ouverture des abattis pour certains sous-groupes, particulièrement les méridionaux. Ces anciennes techniques sont fastidieuses et imposent de choisir une zone avec une faible densité de gros arbres. Elles consistent à tuer sur pied les plus petits arbres en les écorçant et les plus gros en creusant une cavité dans laquelle un feu est entretenu plusieurs mois (Grenand et Grenand, 1979). Le réseau de chemins pédestres connaît un développement important et de moins en moins de communications se font en canot, allant jusqu’à la perte de l’usage du canot monoxyle pour la majorité des communautés. La plupart des communautés dépendent dorénavant de la chasse plutôt que de la pêche. L’organisation sociale est également adaptée car leur organisation clanique, qui repose sur une base territoriale et l’exogamie avec la circulation des épouses, devient impossible à maintenir. La pérennisation des groupes est alors assurée par une filiation indifférenciée, permettant le mariage endogame, tout en conservant la patrilinéarité (Grenand, 1982 : 123 ; Grenand et al., 2000). C’est également une période d’importantes fusions intertribales, de nombreux processus d’alliances et de coalescences permettant à des groupuscules de s’intégrer aux grands groupes survivants (Grenand et Grenand, 1997).

Malgré ce repli et cet isolement, les épidémies continuent de peser sur les communautés. Les capacités de production de nombreux villages sont diminuées, et la tradition orale ainsi que les récits de voyage de Coudreau (1893), parlent de famine. Les travaux des Grenand montrent que les Wayãpi sont encore conscients de ces changements de techniques au fil du temps et ils pointent, dans leurs récits historiques, l’obtention des outils métalliques auprès des Portugais puis des Français, comme le facteur majeur de leur recherche d’alliance avec les Européens (Grenand et Grenand, 2000).

Les Wayana profitent de cette situation de repli des Wayãpi et deviennent à partir de 1850 le seul relais avec le monde occidental des groupes wayãpi septentrionaux. Ceci d'autant plus que les traiteurs cessent de les visiter, la population indigène étant devenue trop faible. Par ailleurs l'or exerçait sur ses petits trafiquants un attrait autrement plus puissant. Les colporteurs wayana acheminent du haut Maroni les objets de traite hollandais25 que leur

25 Au début du XIXe, les Wayana font partie d’un vaste réseau d’échanges basés sur le troc d’artefacts européens issus du Surinam. Le relatif isolement des Wayana, et la présence des Aluku qui jouent le rôle de barrière sanitaire vis-à-vis des Européens et des Créoles (Hurault, 1961), les protègent dans un premier temps des épidémies : en 1890, Coudreau recense encore 1 500 Wayana. Mais le déclin démographique se poursuit, et en 1950 seules 500 personnes sont recensées, dont 50 en Guyane française (Chapuis, 1998).

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procurent les Noirs Marrons, leur permettant de s’imposer auprès des Wayãpi comme fournisseurs de biens. Cette époque est donc marquée par une forte intégration d’éléments linguistiques et culturels Karib, comme des peintures faciales, des parures, des motifs de vannerie, des anthroponymes, et le répertoire musical. Certains de ces éléments sont encore perceptibles aujourd’hui dans la culture wayãpi (Grenand et al., 2000).

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