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Une modélisation testable sur la base de l'homologie Porteur-Projet

Une modélisation "intersubjectiviste" de l'entrepreneuriat immigré

3.4. Une modélisation testable sur la base de l'homologie Porteur-Projet

Les théories du Chapitre 2 expliquent le commerce ethnique (ou ethnic business) mais elles ne justifient pas les situations entrepreneuriales, pourtant observables, caractérisées par des profils d’activité et des comportements entrepreneuriaux de l’immigré semblables à ceux des nationaux d’origine. En d’autres termes, elles sont des théories de la spécificité (PIGUET (1999, 2000)). S’intéressant à l’Entrepreneuriat des étrangers en Suisse, cet auteur a proposé de juxtaposer à ces approches de la spécificité une approche de la convergence.

3.4.1. Un modèle intégrateur de la spécificité et de la convergence des projets

Alors que dans les modèles de la spécificité, les variables « ethniques » sont déterminantes123 et constituent même un avantage compétitif dans la création d’entreprises, le modèle de la convergence décrit une situation où le comportement entrepreneurial et le choix de l’activité ne sont pas fonction des variables ethniques (PIGUET, 2000, p. 17). Ce modèle est à rapprocher du modèle d’acculturation de John BERRY. Les projets « spécifiques » correspondent aux stratégies de séparation et les projets « convergents » aux stratégies d’assimilation.

Entre le modèle pur de la spécificité et celui de la convergence, il existerait des situations intermédiaires caractérisant la posture identitaire de l’intégration.

Cela permet une instrumentalisation des modèles de John BERRY appliquée à l’entrepreneuriat immigré. Sur la base du travail de PIGUET et des travaux répertoriés au chapitre 2, on considére que les projets des entrepreneurs immigrés se positionnent le long d’un continuum que l’on appréhende selon plusieurs échelles parallèles (Voir Figure 3.4 p. 192).

123 Dans ce cas, la création d’entreprise est « le produit de ressources spécifiques liées à l’appartenance ethnique.» (PIGUET, 2000, p. 17).

Plus le projet sera situé à gauche sur le graphique, plus il sera un projet spécifique, plus il sera situé à droite sur le graphique, plus il sera assimilationniste, l’entrepreneur immigré ne se distinguant plus des autres entrepreneurs français.

On peut rapprocher cette échelle du travail de HOFSTEDE. Plus le porteur et son projet ont une attitude de convergence vers les projets des entrepreneurs français, plus ils s’écartent du modèle entrepreneurial caractéristique de leur pays d’origine et inversement.

L’une des caractéristiques envisagées pour décrire le modèle entrepreneurial des pays d’origine des migrants est l’altruisme. L’attitude entrepreneurial de ce sentiment devrait être associée à une importance forte donnée à l’effectivité (PATUREL, 2000) dans la définition des objectifs de l’entreprise. Au contraire, lorsque le porteur est de sensibilité plus individualiste, les logiques d’efficacité et d’efficience primeraient.

Nos observations ont, en effet, permis de rapprocher les logiques entrepreneuriales de ces trois objectifs de gestion.

A la logique entrepreneuriale classique, serait associée la primauté accordée à l’efficience. Dans une logique d’entrepreneuriat d’insertion, l’efficience serait secondaire, la primauté étant donnée à la recherche de l’efficacité. Cette dernière est mesurée par le potentiel d’insertion et de subsistance qu’elle génère. Enfin, comme nous l’avons mentionné, la mise au premier rang de l’effectivité donne naissance à des logiques entrepreneuriales inhabituelles qu’à la suite d’observations dont nous rendrons compte dans le prochain chapitre, nous avons qualifié d’entrepreneuriat occupationnel.

Une telle perspective de classement des projets qui est schématisée sur la figure 3.4, rejoint les travaux de CHAGANTI et GREENE (1999) qui proposaient de définir l’entrepreneuriat ethnique non plus à partir de l’origine ethnique de l’individu, mais en fonction de son degré d’engagement dans les groupes ethniques et de son degré de différenciation par rapport au groupe dominant.

Méta-échelle :

Modèle entrepreneurial Modèle entrepreneurial du pays d’origine Occidental

Collectivisme Individualisme Altruisme

Objectifs mis en avant

Effectivité Efficacité Efficience Echelles pragmatiques :

Spécificité Convergence

Activité commerciale Logique Activité commerciale orientée vers la communauté de co-développement orientée vers une clientèle

non ethnique

Savoir-faire Ethnique Savoir-faire liée à l’expérience salarial Savoir-Faire générique Financements Financements Financement communautaires familiaux bancaire

(Recours aux tontines)

Entrepreneuriat Entrepreneuriat Logique occupationnel d’insertion entrepreneuriale

Figure 3.4 : Un modèle intégrateur de la Spécificité/ Convergence des projets

Source : Auteur

Une spécification limitée mais facilement instrumentale du modèle, suggère de mesurer l’activité entrepreneuriale immigrée à partir de deux axes traduisant l’orientation commerciale du projet et le savoir-faire sur lequel il repose. Il s’agit en fait d’évaluer si la clientèle est ethnique ou non et si le savoir-faire fait appel aux spécificités culturelles du porteur ou non. Nous avons proposé de construire statistiquement le modèle réduit, proposé dans la figure 3.5 avec les deux variables structurantes évoquées.

Ce modèle distingue cinq types de savoir-faire et quatre orientations commerciales possibles. Il permet de qualifier les projets suivant leur nature « assimilationniste », « séparatiste » ou « intégrationniste ». La stratégie d’intégration incarnant « un métissage » des références culturelles, on identifie deux types de projets, le premier exploite un savoir-faire spécifique pour en faire profiter la société d’accueil (Intégration de type I) et le second emploie un

savoir-faire générique ou résultant de la formation de l’immigré pour en faire profiter sa communauté (Intégration de type II).

Le premier modèle (Intégration de type I) correspond aux activités dites « exotiques » (ouverture d’un restaurant de spécialités libanaises et syriennes ; commerce d’objets de décoration marocains ; etc.) tandis que le second s’appuie sur des activités « endotiques » (ouverture d’une Call-Box ; création d’un cabinet d’expertise comptable dont la clientèle est ethnique ;….). De ce fait, le modèle II est plus proche de la séparation que de l’assimilation.

Activité tournée vers la société d'accueil

Activités correspondant à une stratégie assimilationniste selon le modèle de John BERRY

Activité à clientèle

mixte

Activités correspondant à une stratégie « d’intégration » selon John BERRY (Type I) Activité tournée vers la communauté

Activités correspondant à une stratégie « de séparation » selon John BERRY

Activités correspondant à une stratégie « d’intégration » selon John BERRY

(Type II) Savoi-Faire communautaire ou culturel Savoir-faire hérité de l'inscription salariale des migrants Savoir-faire lié au diplôme Savoir-faire générique Convergence Orientation commerciale de l'activité Spécificité

Spécificité Savoir-Faire Convergence

Figure 3.5: Une première instrumentalisation du modèle de la Spécificité/Convergence

Source : Auteur.

3.4.2. La mesure statistique de l'acculturation par l'entrepreneuriat

Même si frapper à la porte d’une Boutique de Gestion, dispositif d’accompagnement

générique, est déjà un choix de la part du porteur issu de l’immigration, l’application du modèle réduit précédent révèle le degré d’acculturation des projets entrepreneuriaux des publics issus de l’immigration. Pour ce faire, nous l’avons appliqué aux 113 dossiers de porteurs de projet issus de l’immigration accueillis à A.L.E.X.I.S. entre Avril et Octobre 2003. Le classement des dossiers en fonction de leur orientation commerciale et du type de savoir-faire mobilisé a été effectué par nos soins sur la base des livrets d’accueil renseignés par les Chargés de Mission. Lorsqu’il y avait un doute, nous interrogions ces derniers pour obtenir des précisions.

Les résultats de ce travail sont présentés dans le tableau 3.4. Ils soulignent que la majorité des projets (53,6%) sont très "assimilationnistes" et que les activités purement "séparationnistes" ne pèsent que 3,6% des projets accompagnés par A.L.E.X.I.S..

Même s’il est tributaire du statut générique d’A.L.E.X.I.S., ce résultat est d’autant plus pertinent et net que, selon TODD (1994, p. 194 sq), la Lorraine apparaîtrait comme une région plutôt différentialiste124.

Activité orientée vers la communauté Import-Export et logique de co-développement Activité à clientèle mixte Activité totalement tournée vers la société d'accueil Total Import-Export 0,9% 0,9% 1,8%

Savoir-Faire communautaire ou culturel 3,6% 7,1% 9,8% 20,5% Savoir-Faire hérité de l'inscription

salariale du migrant dans l'emploi 1,8% 7,1% 8,9% Savoir-faire lié au diplôme /Savoir-Faire

Générique 0,9% 14,3% 53,6% 68,8%

Total 5,4% 0,9% 23,2% 70,5% 100,0% Tableau 3.4. : Modèle de la spécificité/convergence des projets et Tri Croisé entre Savoir-faire et Orientation commerciale de l'activité

Ce tri croisé permet de tester statistiquement la réalité du modèle de John BERRY.

En grisé, nous avons souligné la zone qui correspondrait aux projets valorisant l'interculturel au sein de l'économie d'accueil et au profil d'intégration de John BERRY (Modèle I). Ceux-ci ne représentent que 16,9% des projets portés par les porteurs immigrés. Ce sont ces projets dans lesquels l’origine culturelle est considérée comme un avantage compétitif, conformément aux théories anglo-saxonnes. Ces dernières sortent discréditées par l’ampleur des projets assimilationnistes. Plus pragmatiquement, il faut surtout retenir que la diversité des stratégies identitaires qui se fait jour à travers cette grille de lecture, amorce de valider notre proposition P 2.1 ainsi que la perspective dialectique préconisée par GREENE et al. (2003).

Pour compléter ce premier diagnostic, nous avons essayé de situer les dialogiques Porteurs-Projets des populations immigrées et de l’ensemble de la population des porteurs

124 L’auteur identifie, en effet, statistiquement un système anthropologique central universaliste où la pratique religieuse des français de souche est faible « dont le cœur est le Bassin parisien mais à laquelle il faut rattacher la façade méditerranéenne » (p. 194) et « un système anthropologique périphérique souche, catholique et différentialiste de tempérament » auquel appartiendrait notamment « l’ancienne Occitanie non maritime et la plus grande partie de Rhône-Alpes mais qui inclut aussi des bastions à l’Ouest, à l’Extrême Nord et à l’Est » . Du fait d’une identité religieuse plus marquée chez les français, les immigrants seraient en retour incités à afficher un ancrage religieux et communautaire plus fort dans ces régions comme l’illustre pour Rhône-Alpes, les signes les plus manifestes d’une « réislamisation » selon KEPEL (1991). Dans notre problématique, l’analyse de TODD conduirait à une prédisposition plus élevée des activités séparatistes et intégrationnistes dans les régions périphériques évoquées et au contraire à une prédisposition encore plus marquée des activités assimilationnistes dans les régions centrales. Cette analyse renforce encore nos résultats.

accompagnés par A.L.E.X.I.S. sur une cartographie statistique inspirée du modèle de C. BRUYAT. Cette cartographie a été construite en effectuant un tri croisé entre deux variables que nous avons renseignées subjectivement à partir de notre base de données. Conformément à la modélisation de C. BRUYAT, ces variables estimaient le degré de changement pour l’individu lorsqu’il se lançait en affaires et le degré de création de valeur nouvelle du projet.

Comme l’illustrent les tableaux 3.5 et 3.6, on constate que l'intensité entrepreneuriale des projets portés par les publics issus de l'immigration est très légèrement supérieure à celle des projets portés par les autres porteurs. Ce résultat suggère que ce sont davantage des variables de niveau de qualification et de situation sociale qui influencent la dynamique des projets plutôt que la variable de l'appartenance ethnique, ce qui validerait notre proposition a priori N° P1.7. La sur-représentation même non significative de projets à création de valeur élevée chez les immigrés amorce également une validation de la proposition P 1.3. En effet, l’observation le confirme, on rencontre à A.L.E.X.I.S. davantage de porteurs de projet dans le domaine de l’ingénierie chez les immigrés (12 sur la période d’étude, pour l’essentiel, portés par des diplômés de l’Université de Nancy originaires d’Afrique Noire) que chez les non immigrés (2 seulement). Ce résultat traduirait la plus grande difficulté d’insertion des premiers (proposition P 1.3) et le fait que les autres s’adresseraient davantage à des organismes d’appui spécialisés dans leur domaine (PROMOTECH ; incubateurs…).

En % Création de Valeur

Faible Moyenne Forte /Très Forte Total

Faible 16% 10% 1% 27%

Moyen 24% 24% 7% 55%

Degré de changement pour l'individu lorsqu'il

entreprend. Fort /Très Fort 8% 6% 4% 18% Total 48% 41% 12% 100% 135 projets Tableau 3.5 : Tri Croisé entre Intensité du Changement pour l'individu et Création de Valeur (selon le modèle de C. Bruyat) calculé sur la population des porteurs de projets non immigrés

Création de Valeur

Faible Moyenne Forte /Très Forte Total

Faible 8% 4% 0% 12% Moyen 31% 22% 11% 64% Degré de changement pour l'individu lorsqu'il entreprend Fort /Très Fort 9% 13% 2% 24% Total 48% 39% 13% 100% 106 projets Tableau 3.6 : Tri Croisé entre Intensité du Changement pour l'individu et Création de Valeur (selon le modèle de C. Bruyat) calculé sur la sous-population des porteurs issus de l'immigration

Ce résultat atteste d’une convergence dynamique des projets portés par les immigrés, les dialogiques de ces derniers ne différant pas fondamentalement des dialogiques des non-immigrés.

La mesure statistique de l’acculturation globalement assimilationniste des projets d’affaire des porteurs issus de l’immigration ne doit pas masquer une autre réalité : l’acculturation et le processus entrepreneurial sont deux processus dynamiques qui interfèrent. Un individu peut évoluer dans son positionnement au cours de sa vie et a fortiori au cours du processus entrepreneurial. Plutôt que de se limiter à identifier le degré d’acculturation d’un projet au

moment de sa réalisation ou de son démarrage, il faudrait raisonner en termes de

trajectoires. Pour y parvenir, l’approche quantitative n’est plus suffisante. Nous avons donc eu recours à une analyse qualitative exploratoire et confirmatoire dont les résultats seront présentés et théorisés au Chapitre 4.

Conclusion du Chapitre 3

Ce chapitre était consacré à la présentation de notre positionnement épistémologique et méthodologique et de notre première modélisation du phénomène entrepreneurial immigré.

Nous avons revendiqué un positionnement individualiste et positiviste pragmatique et un pluralisme méthodologique.

La modélisation « intersubjectiviste », basée sur la théorie des conventions et sur le modèle du psycho-sociologue John BERRY, que nous avons proposée a pu être testée statistiquement. Les résultats plaident une fois encore pour une différenciation limitée des projets portés par les immigrés par rapport à ceux initiés par les non immigrés sur le plan de leur intensité entrepreneuriale. Par contre, nous avons illustré la diversité des positionnements entrepreneuriaux de l’immigré.

Ces premiers résultats et les premières validations de nos propositions qui en résultent appellent au développement d’analyses qualitatives complémentaires dont nous rendrons compte au chapitre 4.

Chapitre 4: La diversité des trajectoires