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Les théories du déplacement et du désavantage

de la spécificité de l'entrepreneuriat immigré Poser et reconnaître l’existence d’une minorité ou au moins d'un groupe spécifique méritant

2.3. Les théories du déplacement et du désavantage

La plupart des travaux consacrant l’entrepreneuriat ethnique comme champ spécifique partent du principe que l’entrepreneur immigré et, plus largement, le migrant, qu’il choisisse d’entreprendre ou non, souffre de difficultés spécifiques dans la société qui l’accueille, voire de discriminations.

2.3.1. Les théories expliquant l’engagement entrepreneurial immigré

Aux Etats-Unis, dans les années 90, un Coréen sur trois avait le statut d’indépendant (YOO, 1998). Ces ratios, confirmés sur d’autres groupes et dans d’autres pays (notamment au Canada), ont amené les chercheurs à tenter d’expliquer le sur-engagement entrepreneurial de certaines ethnies. Les travaux de BATES (1994), DANA (1993), HOFFMAN et MARGER (1993), WANG S. (1999) illustrent cette préoccupation.

Outre les explications culturalistes avançant la prédisposition entrepreneuriale de certaines ethnies, des théories plus générales fondées sur « la théorie du déplacement » de SHAPERO ont suggéré que par son histoire, l’immigré serait plus enclin que le non immigré à entreprendre.

2.3.1.1. L’effet déplacement comme facteur explicatif du sur-entrepreneuriat des immigrés

SHAPERO et SOKOL (1982) montrent que le principal facteur déclencheur pour entreprendre est un « déplacement » (« displacement ») comme être licencié, quitter l’école ou l’armée, divorcer, changer de pays. Le déplacement joue le rôle de prédisposition favorable à l’aventure entrepreneuriale. Travaillant sur les femmes migrantes, Mirjjana MOROKSAVSIC-MULLER avance ainsi l’idée que la migration serait un processus d’auto-sélection particulièrement favorable à l’entrepreneuriat.

« Avant (la création d’activité), il y a eu une auto-sélection positive par la migration, favorable à l’esprit entreprenarial. (…) Pour elles, l’émigration elle-même est équivalente à une entreprise. (…) Par la suite l’entrepreneuriat n’est qu’une suite logique de cette entreprise qu’est l’émigration. »74.

Si le déplacement de l’immigré constitue une condition favorable à l’entrepreneuriat, il n’en constitue pas une condition suffisante.

Pour SHAPERO, après un déplacement, l’individu envisageant d’entreprendre se trouve confronté à deux questionnements : la « désirabilité » du lancement en affaires et « la faisabilité perçue » de l’aventure. La réponse positive à la première question dépendrait de

dimensions socioculturelles. « Ainsi, lorsque le milieu valorise fortement la création

d’entreprises, il en résultera une perception positive de cette activité chez les personnes qui composent ce milieu. La désirabilité englobe deux dimensions : d’abord la perception que les retombées du comportement entrepreneurial seront personnellement désirables et la perception qu’elles seront aussi socialement désirables» (GASSE, 2004). C’est pourquoi la littérature s’attache généralement à étudier l’importance du statut social de l’entrepreneur75 et la façon dont est appréhendé l’échec76.

La faisabilité perçue du lancement dépend quant à elle de la perception de l’environnement par le créateur potentiel et, plus précisément des disponibilités financières qu’il possède ou pense pouvoir obtenir, des appuis qu’il perçoit et de l’existence d’un modèle de succès dans son entourage. De ce fait aussi, GASSE et D’AMOURS (2000) expliquent que la présence d’entrepreneurs dans l’environnement familial du candidat entrepreneur crée pour lui un modèle de référence incitatif. GASSE (2004) suggère que « certaines sociétés, communautés ou groupes véhiculent plus facilement les valeurs entrepreneuriales que d'autres».

Selon les auteurs, un individu qui répond positivement aux deux questions a une grande chance de tenter l’aventure entrepreneuriale.

74 Mirjana MOROKVASIC-MULLER, contribution au colloque organisé par Extra-Muros : « La création d’entreprise par les femmes des immigrations en Europe », 23-24 octobre 1998. Cité in CIME (2000).

75 Par exemple, RAY et TURPIN (1987), SHANE, KOLVEREID et WESTHEAD (1991).

76 Mc GRATH, Mc MILLAN et SCHEINBERG (1992) comparant une population d’entrepreneurs et une population de non-entrepreneurs montrent que les premiers seraient moins sensibles que les seconds à l’idée que l’échec entrainerait une perte de respectabilité.

Pour autant, offrant un premier amendement à la perspective moniste de l’entrepreneuriat immigré, ce modèle de l’intention entrepreneuriale suggère que l’effet déplacement étant différencié selon les groupes, leur pratique entrepreneuriale sera différente. Dans le cas de l’immigré, l’effet déplacement est en effet lié au contexte et à l’histoire de son émigration.

2.3.1.2. Une propension à entreprendre variable selon l’intensité du « déplacement »

SHAPERO et SOKOL (1982) ont ainsi montré que l’esprit et la propension entrepreneuriale varient selon les ethnies et surtout avec la nature de la migration. Plus celle-ci provoque un « déplacement » et plus la propension à entreprendre serait forte. Les réfugiés auraient une propension entrepreneuriale plus forte que les immigrés économiques. En étendant le propos des auteurs, on pourrait penser qu’elle serait plus faible pour les publics de « seconde génération » que pour les primo-migrants, sauf si ceux-ci trouvent des mobiles nouveaux pour entreprendre, notamment une plus forte perception des aspects négatifs de leur situation comme l’énoncent les théories du désavantage (2.3.2).

Malgré ces variations liées au contexte, certaines des forces expliquant la création d’entreprise selon SHAPERO sont hypertrophiées dans le cas de l’entrepreneur immigré.

Toute la littérature recensée faisant état des discriminations, des désavantages perçus par le migrant ou, plus directement (PORTES et BACH, 1995), de l’énergie procurée par sa migration suggère implicitement et comme on pouvait s’y attendre l’importance de l’effet de déplacement dans le cas de l’entrepreneur immigré.

La « désirabilité » de se lancer dans les affaires tiendrait à des motifs variés associant : le désir d’indépendance, la quête de la notabilité, et le souci d’assurer la subsistance de la famille mais plus rarement un attachement à l’innovation (Cf Murat ERPUYAN, 2000, op. cit.). M. PERALDI (1997) et A.TARRIUS, L. MISSAOUI (1992) vont jusqu’à parler de « défi à relever pour sauver l’honneur » bafoué par le statut d’étranger et les discriminations qu’il engendre. L’entreprise est, en effet, perçue comme un moyen d’obtenir la reconnaissance sociale pour l’étranger qui ne possède pas le droit de vote et qui serait vexé de

ce statut de « denizen »77, voire dans certains cas de « margizen »78 qui le pousserait à entreprendre.

Enfin, d’après la littérature, « la faisabilité » de l’engagement prendrait appui sur la disponibilité des ressources ethniques et familiales. A défaut de pouvoir systématiquement s’imaginer lui-même faisant démarrer et dirigeant son entreprise lorsqu’il n’ a pas de parent entrepreneur (ou lorsqu’il n’a pas déjà lui-même entrepris avant d’émigrer), le porteur de projet d’origine immigrée s’appuierait sur l’exemple d’autres entrepreneurs de sa communauté (hypothèse du mimétisme entrepreneurial).

Ainsi, comme le suggérait HERNANDEZ (1997) en transposant ce modèle à l’analyse de l’entrepreneuriat en Côte d’Ivoire, le modèle de SHAPERO offre une première grammaire pour décrypter les hypothèses prescrites par les principaux développements théoriques en Entrepreneuriat Ethnique. Il présente, toutefois, dans sa conception originelle un positionnement épistémologique fondamentalement différent des théories anglo-saxonnes que l’on va à présent discuter (2.3.2. et 2.4) mais il est plus conforme à notre approche et au contexte français. Il s’inscrit dans le paradigme de l’Individualisme Méthodologique auquel nous nous réfèrerons en proposant nos propres modélisations du phénomène au Chapitre 379.

2.3.2. Les théories de la réponse au désavantage socio-économique

La discrimination à l’emploi des publics issus de l’immigration est généralement admise et éprouvée empiriquement. Dans le cas de la France, on peut l’avérer en comparant les taux de chômage. Selon l’Enquête-Emploi 1999, le taux de chômage des Français de naissance était de 10,3%, celui des Français par acquisition, de 16,4% et celui des immigrés (étrangers +

77 Par néologisme et en opposition avec le mot « citizen » (citoyen), le « denizen » désignerait celui qui, appartenant à la communauté sociale et économique nationale, se trouve exclu de la communauté politique. (T. HAMMAR (1986).

78 Basé sur le néologisme précédent, l’expression traduirait cette fois des individus mal insérés dans la vie économique et sociale et, notamment, exclus du marché du travail sur lequel ils seraient victimes de discriminations (MARTINIELLO, 1992).

79 Le modèle de SHAPERO éclaire surtout la décision entrepreneuriale, c’est-à-dire les questions « Why and Who » (Qui entreprend et pourquoi ?). Notre volonté de cerner les spécificités de la relation d’accompagnement, lorsqu’il s’agit d’un porteur de projet immigré, nous oblige à poursuivre le questionnement par l’analyse du processus de création une fois la décision prise (question How) (Cf FAYOLLE, 2000).

français par « acquisition »), de 20,6%. Comme le montre le tableau 2.2, ce chiffre recouvre toutefois de fortes disparités inter-ethniques.

Immigrés Taux de chômage

Maghrebins 32% Portugais 9.8%

Italiens & Espagnols 11.9%

Autres pays d’Afrique 30.6%

Autres pays d’Europe 12.2%

Tableau 2.2 : Taux de chômage et origine.

Source : Enquete Emploi INSEE 1999

Ces statistiques ne suffisent toutefois pas à rendre compte de phénomènes discriminatoires. « Une situation de discrimination (n’) apparaît (que) lorsqu’une firme (….) ne réserve pas les mêmes attributs (accès à l’emploi, formation, rémunération…) à deux individus pourvus de caractéristiques productives parfaitement identiques mais de caractéristiques non productives différentes » (HECKMAN, 1998), les caractéristiques non productives pouvant correspondre à l’appartenance ou à l’origine ethnique.

Cette définition de HECKMAN (1998) invite à relativiser les écarts dans les taux d’emploi par les écarts dans les niveaux de formation et dans les niveaux de productivité pouvant en résulter. Les écarts dans le niveau moyen de formation contribuent à expliquer les écarts dans l’emploi. Ainsi, au recensement de 1999, le taux de faiblement diplômés80 était de 51.8% pour les français de naissance, de 62.9% pour les français par acquisition, et de 78.6% pour les ressortissants maghrébins.

Si cette remarque suggère que la perception de difficulté à l’embauche qu’a l’immigré sera surdéterminée par son niveau de formation, elle n’enlève rien aux théories qui fondent la décision entrepreneuriale sur elle81.

80 Part des personnes dont le niveau de diplôme est au plus égal au niveau IV.

81 Les théories entrepreneuriales du désavantage postulent implicitement que l’immigré perçoit des discriminations durables. En ce sens, elles se démarquent des analyses économiques de la discrimination qui voient celle-ci comme un phénomène temporaire lié à une asymétrie d’information. Ayant des difficultés à évaluer la productivité des candidats qu’il pourrait recruter et ne disposant pas d’information sur la productivité des migrants, l’employeur se rassurerait en se fiant aux productivités moyennes des différents groupes ou au diplôme (ARROW, 1972, 1973 ; Mc CALL, 1972). Les théories entrepreneuriales du désavantage se

Pour faire face à ses obstacles et aux éventuelles discriminations qu’il percevrait, la stratégie la plus courante pour le migrant serait l’appui sur des « réseaux ethniques ». Sur un plan économique et entrepreneurial, la formalisation la plus extrême de l’existence de ces réseaux serait l’apparition de « niches ethniques » (WALDINGER, 1996). Ces dernières associeraient

l’entrepreneuriat immigré et des « réseaux d’embauchage ethnique» (CROSS et

WALDINGER, 1997).

Fondamentalement, pour CROSS et WALDINGER (1997), « la création de niches est

souvent issue de la transformation d’un désavantage ethnique en atout, permettant ainsi aux parias de contrebalancer les lacunes socio-culturelles de leurs groupes et la discrimination auxquelles ils font face».

Suivant la théorie du désavantage, les publics issus du Maghreb et d’Afrique devraient être plus entreprenants que les publics d’Europe du Sud. Cette prescription est contrariée par le fort dynamisme entrepreneurial des italiens.

La perception de désavantages socio-économiques n’est pas un critère suffisant pour expliquer l’entrepreneuriat des minorités ethniques. Les auteurs américains ont toujours été étonnés de constater le faible taux de création d’activité et d’auto-emploi des communautés noires (GREENE et alii, 2003 ; LIGHT, 1972).

LIGHT (1972) montre que les asiatiques souffraient aux Etats-Unis des mêmes désavantages que les noirs. Selon lui, en réponse à ces désavantages, les premiers ont constitué une « classe d’entrepreneurs » alors qu’au contraire, les seconds n’en n’ont pas fondée. L’auteur y voit même la cause des réactions symboliques qui font généralement suite aux agressions d’un membre de la communauté noire par la police. Il constate que, systématiquement, lors des émeutes, les révoltés s’en prennent aux commerces limitrophes en accusant leurs propriétaires d’exploitation. L’absence de classe d’entrepreneurs chez la communauté noire justifierait cette réaction.

rapprochent davantage de la perspective proposée par BECKER (1957) ou par YINGER (1986). Ce n’est, en effet, que si la discrimination est perçue comme durable qu’elle induit une riposte entrepreneuriale. BECKER (1957) fonde la discrimination sur un simple problème d’aversion des employeurs à l’égard des minorités. YINGER (1986) complexifie le modèle de BECKER en admettant que la discrimination n’est pas toujours liée à l’aversion directe de l’employeur mais qu’elle dépend de l’aversion des consommateurs pour les minorités que l’employeur-dirigeant intègre, même s’il n’en a pour sa part aucune.

Ces dernières remarques prolongent la critique adressable à ces théories. Elles visent à expliquer l’esprit entrepreneurial de l’immigré, mais elles ne caractérisent pas le processus entrepreneurial. Elles ne spécifient pas si l’immigré privilégierait certaines activités ou certaines ressources. Les théories dynamiques de la spécificité offrent justement une réponse à ces questions.