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Les prémisses d’une modélisation alternative et contextualisée

de la spécificité de l'entrepreneuriat immigré Poser et reconnaître l’existence d’une minorité ou au moins d'un groupe spécifique méritant

2.5. Les prémisses d’une modélisation alternative et contextualisée

Les théories de l’entrepreneuriat immigré et/ou ethnique se révèlent être statiques et alternatives de la localisation, que celle-ci soit d’ordre géographique (enclave-theory) ou sectoriel (middleman-theory). Elles donnent une approche binaire du degré d’intégration de l’entrepreneur dans son économie d’accueil : il s’assimile, ou, comme le privilégient ces théories, il se replie sur sa communauté d’origine. Au contraire, l’observation laisse à penser qu’entre les deux postures sociologiques, il existe un continuum de postures envisageables pour lesquelles les pratiques entrepreneuriales pourraient différer. Dans la lignée de la critique et des suggestions de GREENE et al. (2003), la principale limite des théories passées en revue serait leur holisme excessif.

2.5.1. Des explications trop holistes

Construites sur une logique du repli communautaire, les théories discutées laissent peu de place à la mobilisation par le créateur immigré de ressources non spécifiquement ethniques telles que le recours à des réseaux d’accompagnement associatifs comme ceux des Boutiques de Gestion, ce qui se révèle assez fâcheux pour le traitement de notre problématique de recherche. Même le modèle le plus dynamique que proposent WALDINGER et alii (1990) n’est guère plus explicite quant à cette possibilité. Les auteurs envisagent exclusivement les liens de solidarité intra-ethnique et les réseaux socio-ethniques que YOO (1998) illustre dans le cas des migrants coréens aux Etats-Unis, en montrant l’influence des églises comme espace de rencontres sociales profitant à la vie économique de la communauté.

L’analyse apparaît trop holiste pour permettre de décrire la trajectoire individuelle de l’entrepreneur immigré.

Au niveau macro-institutionnel, ils envisagent l’influence possible des politiques de discrimination positive si caractéristiques du contexte anglo—saxon. Mais les auteurs se gardent d’évoquer la possibilité pour l’entrepreneur immigré de recourir à des ressources non ethniques qu’il s’agisse de réseaux d’accompagnement de type public, solidaire et social ou même privés (cabinets d’expertise-comptable et de conseils…), comme les recensent SAMMUT (2000) et GIANFALDONI et RICHEZ-BATTESTI (2001) . Si ces dispositifs sont peu utilisés par les entrepreneurs immigrés aux Etats-Unis où les associations ethniques sont plus présentes, il semble en aller différemment en France94. Sans que l’on

puisse nier l’existence de réseaux ethniques plus ou moins informels, l’entrepreneur

immigré français se trouverait confronté à une juxtaposition d’offres d’accompagnement obéissant à des logiques d’action et de justification fort différentes.

Sur cette base, les théorisations de BOLTANSKI et THEVENOT (1987 ; 1991) et, plus largement, la théorie des conventions semblent pouvoir offrir le socle d’une modélisation de l’entrepreneuriat immigré adapté au contexte français, d’autant qu’elles dépassent parallèlement l’impasse anglo-saxonne du débat philosophique entre RAWLS et ses détracteurs.

En effet, « la différence » n’y est plus un avatar (comme dans l’idéal Rawlsien) ou un fait culturel (comme chez les communautariens) mais au contraire une réalité persistante et incessante de la vie sociale et qui n’est étudiée que dans un contexte donné.

2.5.2. L’issue philosophique et épistémologique: métissage et Individualisme Méthodologique sophistiqué

On l’a vu précédemment, l’opposition néo-libéraux/ communautariens conduit à des positions extrêmement tranchées avec d’un côté, une socio-philosophie de la construction du sujet dans l’autonomie (RAWLS) débouchant sur une approche « assimilationniste », et de l’autre, une

94 Curieusement, sans l’intégrer dans leur modèle introductif, WALDINGER et alii (1990) admettaient dans le chapitre 7 de leur ouvrage que le contexte français était fort différent du contexte anglo-saxon en soulignant qu’en France, si les immigrants bénéficient d’aides publiques, ce n’est pas au titre de leur appartenance ethnique, la mise en place de programmes (positivement) discriminatoires comme il en existe aux Etats-Unis étant contraire au principe « universaliste » qui régit le modèle français. Implicitement et par contraste avec la situation américaine où l’expression communautaire et ethnique est encouragée, ils admettaient ainsi la possibilité de dispositifs d’accompagnement non ethniques.

approche du déterminisme socioculturel de l’immigré débouchant pour lui, sur un repli communautaire et ethnique.

Selon M. WIEVIORKA (2001), « le métissage » traduit la possibilité pour les individus de ne s’affirmer, ni dans une négation de leur culture, ni au contraire dans une affirmation communautarienne.

Ces individus pourraient « combiner » leurs différents héritages culturels. Or, du fait que l’identité culturelle n’est pas reconnue socialement en France, ce genre de combinaison est produit au niveau individuel par tout immigré subissant le choc de ses deux cultures. Il opère donc un arbitrage.

On perçoit d’emblée que cette position socio-philosophique renvoie à un paradigme épistémologique différent des postures précédentes. En effet, considérer en première approche l’entrepreneur immigré français comme un être soumis à des influences culturelles multiples et les arbitrant, suppose à la fois de partir de l’individu (et non plus de la communauté95) et d’admettre qu’il est soumis à des systèmes de valeurs culturels qui lui échappent et le transcendent.

Comme le note WIEVIORKA (op. cit., p. 77), « il s’agit alors d’étudier des interactions, des rencontres, des relations entre groupes mais aussi entre individus qui se transforment sous l’effet de ces relations. (…) A la limite, la réalité du mélange renvoie d’emblée à de l’intersubjectivité » notamment entre les immigrés et les ressortissants de la société d’accueil. On ne saurait analyser ces relations à partir d’une approche strictement individualiste, ni à partir d’une approche holiste qui nierait l’action individuelle.

Comme le note E. PIGUET (1999, p. 16), l’étude de l’entrepreneuriat immigré ne peut faire l’économie d’un positionnement à l’interface entre les deux paradigmes traditionnels.

« L’entreprenariat des étrangers pose, d’une part, la question théorique des formes d’interaction possibles entre ce qui est usuellement considéré comme paramètre culturel ou social (l'ethnicité, l'appartenance à un groupe) et ce qui est généralement qualifié comme paramètre économique (les décisions des agents vis-à-vis du marché) et, d’autre part, la question méthodologique de l’intégration de ces deux dimensions (…). »

95 Il est assez aisé de rapprocher l’approche communautarienne et les théories de l’entrepreneuriat ethnique qui en découlent de la tradition intellectuelle holiste.

Afin d’intégrer cette intersubjectivité dans l’analyse et de rendre compte des interactions, il faut opter pour une posture épistémologique intermédiaire qui correspond dans l’ensemble au positionnement adopté par la théorie des conventions qui servira de fondement à notre modélisation, comme on le montrera au chapitre suivant.

Conclusion du Chapitre 2

Ce chapitre était consacré à la revue des théories explicatives de la spécificité de l’entrepreneuriat immigré.

Nous avons effectué cette analyse en les décryptant à la lumière de leurs soubassements philosophiques.

Si les modélisations anglo-saxonnes recensées ont permis d’identifier des éléments caractéristiques de l’entrepreneuriat immigré que n’infirment pas nos entretiens exploratoires, elles demeurent trop centrées sur le groupe et laissent peu de place aux dynamiques individuelles. Elles livrent néanmoins quelques idées prescriptives et facilement vérifiables y compris dans le contexte français : les entrepreneurs immigrés seraient surtout localisés dans le commerce de détail et dans les secteurs de service industriel.

Par contre, fondées sur la philosophie communautarienne de la Justice, elles posent le statut de l’immigré dans des termes binaires de son assimilation ou du repli sur sa communauté et ne conviennent pas à l’analyse du phénomène entrepreneurial immigré dans le contexte français. Elles ne permettent pas d’appréhender « le métissage » culturel qui caractérise le modèle universaliste français.

Pour caractériser l’entrepreneuriat immigré dans ce contexte, nous proposons d’emprunter la perspective programmatique « dialectique et téléologique » proposée par GREENE et alii (2003) . La fin du chapitre souligne que cette voie implique un soubassement philosophique et épistémologique aux antipodes de celui qui fonde les théories traditionnelles.