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Modélisation de l’appropriation du phénomène de la liaison en français L2 Sur la base des travaux de Boutin et Lyche (2014) qui observent la liaison chez les francophones

formes lexicalisées

2.3. Appropriation de la liaison en français L2

2.3.5. Modélisation de l’appropriation du phénomène de la liaison en français L2 Sur la base des travaux de Boutin et Lyche (2014) qui observent la liaison chez les francophones

natifs non lecteurs de Côte d’Ivoire et de Louisiane (cf.!chapitre 1.3.4.2), Wauquier et Shoemaker

(2013) déduisent que l’apprentissage de l’écriture représente une étape importante dans l’appropriation de la liaison en français car la connaissance de l’orthographe permet de stabiliser les formes canoniques et de résoudre les problèmes de segmentation. Sans cette étape, les adultes comme les enfants se serviraient de stratégies similaires afin de résoudre les difficultés posées par le phénomène de la liaison en français. En effet, nous avons vu au chapitre 2.3.3.1 que l’appropriation de la liaison catégorique serait plus stable chez les apprenants de FLE lecteurs que chez les enfants francophones natifs non-lecteurs, ce qui pourrait indiquer un lien entre les représentations orthographiques et les représentations phonologiques stockées (Detey & Nespoulous, 2008!:!78). Par exemple, Morin (2005) transcrit un témoignage recueilli par Baronian lors duquel un locuteur louisianais non lecteur semble ne pas avoir fait ce lien et a alors stocké plusieurs variantes d’une même unité lexicale, tel que!:

— Comment vous dites cold!?


— [lœfrɛ]. C'est-à-dire, c'est selon l'histoire [lœ distwar] /c'-à-d. le contexte/. Tu vois, pour un n-exemple, t'as larbre, narbre, arbre ou zarbre : un narbre. Tu vois, t'as /hésite et se reprend/ des fois t'uses le mot larbre, narbre, arbre ou zarbre. Zarbre veut dire « plus [plys] qu'un ». En anglais, t'uses un mot. Ça me gêne pas si y en a un ou i n'n a dix, c'est toujours le même mot. Et en français, t'as quatre mots pour un narbre ou un n... /hésite/

un /se reprend/ larbre. C'est selon, comment t'appelles /hésite et se reprend/ dépeins ton discours, là tu uses le mot zarbre, parce que tu peux dire quand quelqu'un n'est pas habitué de parler en français un tas, il va dire Regarde le gros narbre. Non, non. Tu dis :

Regarde le gro arbre [gro a:b], comprends!? (Morin, 2005!:!14)

Ce témoignage étaie par ailleurs le modèle développemental constructionniste (cf.!chapitre 2.2.4)

qui postule que l'enfant francophone natif mémoriserait des séquences globales composées d'une forme, d'un sens et de conditions pragmatiques d'emploi, qu'il extrairait de son environnement langagier lors des interactions avec ses proches. Ces “chunks” pourraient ensuite à la fois être stockés et être segmentés lorsqu’ils correspondent à un schéma général de construction émergeant. Les plus fréquents resteraient disponibles même après un découpage puisqu’ils feraient partie d’un système dynamique de formes en compétition permettant l’émergence de schémas à différents niveaux d’abstraction. Selon Bartning et Forsberg (2006), des chunks sont aussi présents dans les lectes d’apprenants L2. Les auteures les nomment plus largement des “séquences préfabriquées” qui peuvent être!: 


- soit un chunk au sens de “séquence globale stockée” (par exemple, /legliz/ dans “une l’église”)


temps” avec liaison réalisée ou “je viens de”)


- soit «!une combinaison qui n’est utilisée en tant qu’unité non-segmentée que par l’apprenant

d’une L2!» […]. Un exemple […] est fourni par la suite “c’est tout passé bien”, produite à plusieurs

reprises par Robert, un apprenant débutant!» (2006!:!8) qui traite par ailleurs la séquence “ça va”

comme un verbe simple en produisant «!je ça va!» (2006!:!14).

Bartning et Forsberg (2006) observent que ces séquences préfabriquées augmentent au cours de

l’appropriation du français L2 ―!les apprenants avancés en produisant proportionnellement plus

que les débutants. De plus, leur distribution en catégorie (lexicale, grammaticale, discursive…)

évolue, «!le développement de l’usage des [séquences préfabriquées] sembl[ant] plutôt régi par

l’input et le style communicatif de l’apprenant!» (2006!:!19). Si nous poursuivons la correspondance

avec le modèle développemental constructionniste de la liaison en français, ces séquences

préfabriquées correspondraient alors à la fois à des chunks et à des schémas de construction plus

abstraits. Leur richesse augmenterait au fil des récupérations de séquences globales dans l’input et elles seraient plus ou moins ancrées en fonction de leur fréquence d’usage. Cette hypothèse pourrait être étayée par les observations de Howard (2013) qui constate que les apprenants L2

anglophones avancés ne réalisent la liaison qu’avec certains mots au sein des «! catégories

morphosyntaxiques, impliquant que la liaison variable relèverait de facteurs à la fois lexicaux et

morphosyntaxiques dans les lectes d’apprenants!» (2013!:!225). L’auteur suggère par ailleurs que!:

il pourrait s’agir moins d’une règle lexicale ou morphosyntaxique que de la fréquence de réalisation de la liaison variable avec des mots spécifiques par les locuteurs natifs qui joue un rôle primordial dans l’acquisition de la liaison variable chez les apprenants (Howard, 2013!:!225)

Concernant les apprenants de FLE qui débutent leur appropriation du français simultanément à l’écrit et à l’oral, Wauquier (2009) observe que la différence majeure qui les oppose aux enfants francophones natifs serait leur connaissance de la représentation orthographique des mots induisant la liaison. Lors de l’appropriation, cette différence se traduirait par une démarche opposée,

«!les apprenants de L1 acqu[érant] la liaison en détachant les mots les uns des autres, alors qu’elle

pourrait plutôt poser problème aux apprenants de L2 quand ils vont attacher les mots ensemble!» (2009!:!125). C’est pourquoi l’auteure penche pour un modèle lexical de l’acquisition

de la L2 chez des apprenants de FLE alphabétisés qui se baseraient prioritairement «!sur une

représentation orthographique mémorisée au cas par cas!» (2009!:!111). Dans un second temps,

Wauquier et Shoemaker (2013!:!182) suggèrent que les apprenants de FLE opèreraient une

généralisation leur permettant de former une représentation phonologique unifiée de la consonne de liaison. Cette généralisation passerait par une exposition répétée à de nombreux contextes de liaison et à la graphie correspondante, induisant le traitement de multiples indices aussi bien dans un

processus ascendant que descendant tels que, entre autres, variation acoustico-phonétique, fréquence lexicale, distribution de la CL. La capacité que les apprenants ont à opérer des

généralisations ―!voire des surgénéralisations!― morpho-phonologiques de la réalisation de la

liaison à des séquences qu’ils n’ont pas encore rencontrées dans l’input a été montrée par des études de la perception de la liaison en français (cf.!chapitre 1.3.4.2). Des études en production

étaient aussi l’hypothèse de cette capacité, Mastromonaco (1999!:!238) relevant par exemple des

productions avec liaison réalisées du type “des boucles‿oreilles” ou “ce n’est pas‿ils”. Selon

Wauquier et Shoemaker (2013!:!183), le scénario développemental de la liaison en français se

présenterait sous la forme d’un continuum avec, à une extrémité les enfants francophones natifs qui privilégieraient un modèle phonologique et à l’autre, les apprenants L2 qui privilégieraient un modèle lexical au cas par cas. Racine (sous presse) étaie cette stratégie lexicale au début de l’appropriation de la liaison en français L2 par les observations de productions d’erreurs de substitution de type orthographique, tel que “un grand /d/ arbre” et de liaisons sans enchaînement, respectant les “blancs” qui séparent chaque mot à l’écrit. L’auteure indique cependant qu’un séjour

en milieu homoglotte «!favoriserait la mise en place d’un processus de généralisation indépendante

du mot sur la base de correspondances phonographiques (Harnois-Delpiano, Cavalla, et al., 2012),

ainsi que le développement de la compétence sociolinguistique!» (Racine, sous presse!:!chap.6).

Egalement sur la base de stratégies lexicales, Barreca et Floquet (2015!:!33), postulent quant à eux

sur un modèle constructionniste de l’appropriation de la liaison en français chez les apprenants de français L2. Les apprenants de FLE récupèreraient des séquences dans l’input oral qui favoriserait l’émergence de schémas généraux de construction tels que : « plus + z + X », « numéral + z + nom » ou « pronom + z + verbe pluriel ». Ces schémas pourraient respectivement induire des liaisons erratiques (par exemple, “deux étages plus /z/ haut”), des erreurs de substitution (par exemple, “vingt /z/ euros”) et des ajouts de CL (par exemple, “Les manifestations qui /z/ ont eu”). Les apprenants L2 récupèreraient également des séquences dans l’input d’apprentissage écrit qui permettrait le stockage de représentations orthographiques, induisant des erreurs de substitution de type orthographique (par exemple, “mes /s/ amis”).

Que l’on considère l’un ou l’autre des trois modèles de l’appropriation de la liaison en français (phonologique, lexical ou constructionniste), on relève l’importance de l’usage dès le début de l’appropriation du phénomène de la liaison en français et ce, pour les enfants francophones natifs comme pour les apprenants L2 alphabétisés, ces derniers se distinguant par leur connaissance de la forme graphique des séquences comportant une liaison potentielle.

2.4. Hypothèses

Pour cette thèse, nous avons choisi de réaliser une étude comparative de l’appropriation de la liaison en français L1 et L2 sur la base d’un protocole commun à tous les participants afin de trouver des points de comparaison entre des locuteurs aussi éloignés sur le continuum de la situation d’appropriation que des enfants francophones natifs et des apprenants adultes coréens de FLE ne s’étant jamais rendu dans un

environnement homoglotte (cf.!chapitre 2.3.1.2).

Ainsi, sur la base de nouvelles données, nous commencerons par vérifier des hypothèses de notre étude exploratoire (Harnois-Delpiano, 2006) que nous n’avions pas pu tester sans risquer l’influence d’éventuels biais méthodologiques sur les résultats. Par exemple, nous avions choisi de ne pas conserver les mêmes M1 et M2 dans la tâche de production et dans la tâche de jugement d’acceptabilité car nous nous inquiétions des stratégies cognitives qu’auraient pu mettre en place des adultes soumis à la même tâche tous les six mois afin d’améliorer leurs performances de manière artificielle. Mais du fait de ce choix, nous n’avons pas pu faire de comparaisons précises entre les résultats observés en production et ceux relevés en jugement.

Par ailleurs, les M1 et les M2 de nos précédentes tâches expérimentales étant différents de ceux des protocoles expérimentaux de Dugua (2006) et Nardy (2003, 2008), nous ne pouvions comparer que l’allure générale des courbes d’évolution des enfants francophones natifs et des apprenants adultes

coréens de FLE. Par exemple, s’agissant du M1 “petit” proposé aux locuteurs L1 versus le M1 “grand” aux

locuteurs L2, nous ne pouvions savoir quelle proportion de liaisons variables produites ou jugées réalisées étaient dues à l’indice morphologique de l’adjectif antéposé “petit” dont le féminin est compatible avec la CL /t/ qu’il induit au masculin, ce qui n’est pas le cas pour “grand” (féminin en /d/ versus CL en /t/). Cet indice peut tout à fait s’intégrer au sein d’une étude sur l’appropriation de la liaison mais il devient un biais si tous les participants n’y sont pas exposés.

En définitive, nous allons nous intéresser aux profils des variantes produites ou jugées acceptables par des enfants francophones natifs et des apprenants adultes coréens de FLE afin de tester l’influence de la connaissance de l’orthographe, celle de la langue première mais aussi celle des dimensions psycholinguistique et sociolinguistique du contexte d’appropriation.

① Notre première prédiction est que, comparativement aux enfants L1, les apprenants L2 devraient produire beaucoup de variantes non réalisées (considérées comme des erreurs d’omission dans les contextes de liaison catégorique) du type /gʁoavjɔ̃/ pour “un gros avion” car on peut penser qu’ils font appel à la forme orthographique des mots lorsqu’ils ont à former une phrase à l’oral. Ainsi, puisque “gros” est suivi d’un blanc dans l’input écrit et qu’il se prononce /gʁo/ en isolation ou en fin de groupe de souffle (“il est gros”), on peut supposer qu’ils vont aligner leur représentation graphophonique /gʁo/ avec /avjɔ̃/ et ainsi produire la séquence /gʁoavjɔ̃/.

② Notre deuxième prédiction est que, comparativement aux enfants L1, les apprenants L2 devraient produire beaucoup d’erreurs de CL non attendue du type /gʁosavjɔ̃/ pour “un gros avion” par référence à la forme orthographique du mot “gros” qui se termine par un “s”. Nous essaierons par ailleurs de déterminer s’il ne s’agit pas d’erreurs de substitution morphologique dans le cas des adjectifs antéposés car «!si le masculin est le genre le plus souvent employé par défaut!» (Véronique et al., 2009!:!101), il est possible que certains apprenants emploient le féminin par défaut. Dans ce cas, ce type d’erreur devrait être observable devant les M2 de contrôle à initiale consonantique, par exemple “un grosse chat”.

③ Notre troisième prédiction est que, comparativement aux enfants L1, les apprenants L2 devraient produire très peu d’erreurs de substitution du type /gʁonavjɔ̃/ puisque la connaissance de la forme orthographique “un gros avion” induit une liaison en /z/ ou éventuellement en /s/ mais en aucun cas en / n/. Par ailleurs, la connaissance de la graphie du mot “avion” à initiale vocalique n’est pas compatible avec l’encodage du phonème /n/ à son initiale.

④ Notre quatrième prédiction est que, recevant un enseignement académique, les apprenants L2 devraient privilégier une appropriation de la variante formelle de la liaison variable (réalisée avec liaison) alors que les enfants L1 devraient s’approprier la variante neutre ou informelle (variante non réalisée) plus conforme à sa fréquence de réalisation dans un environnement langagier homoglotte. Nous mettrons en relation les jugements d’acceptabilité et les productions des apprenants de FLE comme des enfants francophones natifs afin de cerner si les réalisations sont guidées par la norme en français L2. ⑤ Notre cinquième prédiction est que, le coréen étant, à l’instar du français, marqué par un enchaînement généralisé susceptible de modifier les frontières de syllabes, les apprenants coréens de FLE devraient produire très peu de liaisons sans enchaînement, contrairement aux apprenants L2 de langue.s première.s germanique.s.

⑥ Notre sixième prédiction est que le processus d’appropriation de la liaison en français n’est pas le même pour les locuteurs L1 et L2. En effet, tandis que les enfants francophones natifs seraient engagés dans un processus d’abstraction (maîtrise et automatisation de la liaison avant d’en prendre conscience et d’en faire émerger les schémas spécifiques), les apprenants adultes de FLE seraient guidés dans un

processus de procéduralisation (Anderson, 1983) où «!les connaissances d’ordre général et descriptif (les

connaissances déclaratives) se transforment en connaissances exécutables (les actions à réaliser et leur

ordre d’exécution) de façon automatique dans des contextes particuliers (les connaissances

procédurales)!» (Véronique et al., 2009!:!25). C’est pourquoi, contrairement aux enfants francophones natifs, la capacité à juger acceptable la réalisation des liaisons justes devrait précéder la capacité à les produire chez les apprenants adultes de FLE.

Tableau 13!- Hypothèses de recherche

C’est donc sur la base de ces hypothèses que nous avons établi le protocole expérimental que nous allons détailler ci-après.

HYPOTHÈSESDERECHERCHE

1 comparativement aux enfants L1, les apprenants L2 devraient produire beaucoup d’omissions

de liaison catégorique et de variantes non réalisées de liaison variable du type /tʁwaãfã/ pour “trois enfants” ou /gʁoavjɔ̃/ pour “un gros avion”

2 comparativement aux enfants L1, les apprenants L2 devraient produire beaucoup d’erreurs de

CL non attendue du type /gʁosavjɔ̃/ pour “un gros avion”

3 comparativement aux enfants L1, les apprenants L2 devraient produire très peu d’erreurs de

substitution du type /gʁonavjɔ̃/ 4

les apprenants L2 devraient privilégier une appropriation de la variante formelle de la liaison variable (réalisée avec liaison) alors que les enfants L1 devraient s’approprier la variante neutre ou informelle (variante non réalisée)

5 les apprenants coréens de FLE devraient produire très peu de liaisons sans enchaînement,

contrairement aux apprenants L2 de langue.s première.s germanique.s

6

le processus d’appropriation de la liaison en français n’est pas le même pour les locuteurs L1 et L2!: tandis que les enfants francophones natifs seraient engagés dans un processus d’abstraction, les apprenants adultes de FLE seraient guidés dans un processus de procéduralisation