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Chapitre 1. Revue de la littérature relative aux inégalités de recours aux

1.6 Modèles théoriques prenant en compte le contexte

Les différents modèles théoriques et travaux empiriques, décrits plus haut, mettent en évidence le rôle important de l’offre de services et des caractéristiques au niveau individuel et méso. Au niveau individuel, on sait par exemple que le niveau de vie des ménages et l’éducation de la femme sont des déterminants du recours aux soins de santé maternelle. Mais les changements en matière de recours aux soins lié à l’accroissement de ces capacités individuelles agrégées au niveau macro ne sont pas du tout abordés dans la littérature. Pourtant ces dernières années ont été marquées par la hausse de l’utilisation des services de santé maternelle dans presque tous les pays en Afrique subsaharienne. Il importe donc de mieux documenter l’effet du changement de structure (ou recomposition) de la population féminine dans cette augmentation du taux de recours aux soins, au-delà de celui lié à l’offre de services sanitaires. Le changement de structure de la population féminine se rapporte ici à l’augmentation de la proportion nationale des femmes éduquées ou vivant dans des ménages d’un niveau de vie élevé. En d’autres termes, il s’agit de voir l’effet additif de l’amélioration des capacités individuelles réelles des femmes en matière de réalisation du recours aux soins.

Par ailleurs, l’influence des interactions sociales entre les membres au sein des réseaux, qui façonnent les comportements individuels, sont totalement absents aussi bien dans les modèles théoriques que dans les différentes études empiriques traitant des questions de recours aux soins de santé maternelle.

1.6.1 L’approche par la décomposition

L’approche de décomposition, proposée par Eloundou-Enyegue et Giroux (2010), a été appliquée dans plusieurs recherches dont celle de Beninguisse et ses collaborateurs (2013) en lien avec la mortalité des enfants. Ce cadre permet d’étudier le changement d’un phénomène donné en dissociant la part du changement dû à la modification des conditions socioéconomiques et humain de celui lié à l’amélioration de la performance des politiques de santé.

Le schéma ci-dessous est une adaptation du cadre de Beninguisse et al. (2013) au recours aux soins. Ce schéma décrit le lien entre les leviers politiques et l’amélioration des conditions socioéconomiques conduisant à une amélioration du recours aux soins de santé maternelle. Un des leviers importants à prendre en compte dans la compréhension des tendances en matière du recours aux soins de santé maternelle est la politique de santé. Celle-ci représente un ensemble

d’actions et d’éléments pouvant déterminer la performance du système de santé (ressources financières, matérielles et humaines alloués à la santé ; programmes de sensibilisation, politiques de gratuité ou de subvention de la césarienne ou des frais à l’accouchement ; programmes en faveur du traitement du paludisme chez les femmes enceintes, notamment la distribution gratuite de moustiquaires imprégnées d’insecticides, etc.). Un deuxième aspect non négligeable est la politique en matière d’éducation (programmes de scolarisation et d’alphabétisation). En effet, l’acquisition d’un niveau élevé d’instruction permet de façonner les comportements des individus et sa diffusion au sein d’une population, particulièrement celle féminine, est susceptible d’impacter la propension à utiliser les services de santé. Enfin, les politiques économiques ne sont pas sans effet sur les tendances de l’utilisation des services de santé pendant la grossesse et au moment de l’accouchement. Elles représentent les différentes actions de lutte contre la pauvreté ou destinées à améliorer la performance macro-économique. Toutes ces actions, allant du processus de création de la richesse nationale à la distribution de celle-ci au sein de la population en vue d’une amélioration des conditions de vie sont susceptibles d’impulser le changement dans l’utilisation des services de santé chez les femmes enceintes et parturientes.

L’effet de composition représente un changement du phénomène étudié imputable à une recomposition sociale, c’est-à-dire à une modification de la distribution statistique des différentes couches sociales au sein d’une population. Par exemple, le changement dans la représentation relative (proportion) des diverses couches sociales de la population féminine peut modifier, par "effet mécanique de pondération", la moyenne nationale du recours aux soins en ce sens que certains groupes peuvent utiliser moins les services que d’autres.

En revanche, l’effet de comportement, ou dit de performance, est moins mécanique que celui lié à la composition. Il renvoie à un changement réel du phénomène étudié au sein d’un ou plusieurs groupes. À titre d’illustration, si le recours aux soins prénatals augmente dans un groupe, en considérant toutes choses égales par ailleurs, le taux d’utilisation des services de santé maternelle au niveau national augmentera également. Dans ce cas, ce n’est pas le changement des effectifs relatifs qui est en cause mais plutôt les niveaux de recours aux soins dans au moins un groupe de femmes. Comme indiqué dans le schéma, cet effet de comportement se décompose aussi en performance de base, effet de différenciation et effet résiduel. La performance de base indique que le changement a lieu chez les femmes indépendamment de leur rang social. Ceci est attribuable à la politique d’offre de services de santé et plus globalement au système de santé. En revanche, l’effet de différenciation met en évidence un changement de recours qui varie, non pas à cause de la recomposition socioéconomique de la population, mais d’une catégorie socioéconomique à une autre. Quant à l’effet résiduel, il représente une modification attribuable aux facteurs non pris en compte.

Figure 1.4 : Cadre d’amélioration du recours aux soins de santé maternelle dans la perspective de la décomposition (décomposition de base ou simple et décomposition avancées)

Cette approche par la décomposition permet de comprendre le changement en matière recours aux soins (augmentation du niveau de recours aux soins) à un niveau agrégé en distinguant les contributions respectives de l’offre de services de santé et des modifications de la structure de la population à ce changement.

Elle permet aussi d’identifier les poids respectifs des différents groupes socioéconomiques au changement social intervenu au niveau national. À ce titre, elle a le mérite de pouvoir d’appréhender les tendances des inégalités entre les catégories socioéconomiques en fonction de leur contribution au changement mais à un niveau agrégé en ignorant totalement le rôle de l’individu dans son contexte. Exclusivement descriptive, cette approche par la décomposition ne permet pas de prendre en compte les modes d’influence du contexte socioéconomique sur les comportements individuels. Pourtant le rôle de l’individu dans un contexte donné semble important à toute explication des inégalités. Par conséquent, le cadre de décomposition semble inapproprié pour l’étude de l’influence sociale à travers les relations interpersonnelles au sein des réseaux.

Elle ne permet pas non plus de cerner l’effet du développement socioéconomique et humain local sur les inégalités individuelles de recours aux soins. Ces

dimensions sociale et contextuelle se retrouvent dans l’Approche par les Capabilité (AC) qui est plus complète dans sa conceptualisation.

1.6.2 L’Approche par les capabilités (AC)

L’Approche par les Capabilités (AC), proposée par Amartya Sen considère l’individu dans son contexte. Ainsi, elle dépasse non seulement les limites des analyses agrégées qui, comme celle de la décomposition, restent essentiellement descriptives, mais aussi les approches qui isolent l’individu de son contexte. L’AC a notamment été conçue dans la perspective des mesures du développement humain visant à dépasser les approches économiques classiques, utilisant le niveau de revenu comme seul étalon de mesure. Elle considère les multiples dimensions de la pauvreté, les causes des inégalités de bien-être, les privations réelles des individus dans la perspective de leurs différents besoins. Elle met l’accent sur l’équité des opportunités plutôt que sur l’aboutissement en termes d'égalité, de satisfaction et d'insatisfaction (Sauvain-Dugerdil, 2014). Cette approche attire l’attention sur le fait que le progrès social doit se centrer sur les libertés ou opportunités réelles offertes à une personne qui lui permettent une large possibilité de choix (entre plusieurs alternatives) ou d‘options qu'elle a des

"raisons de valoriser". Multidimensionnelle et interdisciplinaire, elle a déjà été utilisée par des chercheurs de domaines divers : notamment comme un cadre de justice sociale pour la réforme des systèmes de santé et des politiques de santé publique (Chakraborty, et Chakraborti, 2015 ; Ruger, 2004, 2006a, 2009), pour l’évaluation des politiques sociales (Bonvin et Rosenstein, 2011) et dans des études démographiques (Sauvain-Dugerdil, 2014).

L’AC repose fondamentalement sur deux distinctions importantes. Premièrement, Sen fait la différence entre ce qu’il appelle fonctionnements (ou accomplissements ou réalisations) d’un individu et ses capabilités ou libertés réelles de mener la vie de son choix. Les fonctionnements représentent ce que fait ou comment se comporte l’individu à un moment donné, par exemple le fait de recourir ou non aux soins de santé. Cette distinction terminologique est fondamentale dans l’approche par les capabilités en ce sens que deux personnes ayant un accomplissement ou une réalisation similaire, n’ont pas nécessairement les mêmes possibilités ou le même degré de liberté réelle. De même, les personnes ayant des opportunités similaires peuvent avoir des réalisations différentes. Sen illustre son argumentation par un exemple repris par Bonvin et Rosenstein (2011 : pages 1-2) : « si quelqu’un se trouve dans un contexte de pénurie ou de famine, le fait de ne pas se nourrir relève d’une contrainte, tandis qu’une personne habitant dans un contexte d’abondance alimentaire pourra plus facilement faire le choix de se nourrir ou pas ». Ces deux personnes : l’une agissant par conformisme ou sous la contrainte et l’autre qui jeûne volontairement avec une alternative de pouvoir bien se nourrir, ne peuvent pas être comparés en termes de bien-être. Pareillement, une femme enceinte, ayant à sa disposition des possibilités (accès financière et géographique) de consulter un personnel de santé, peut décider de recourir ou non aux soins prénatals selon son état de santé, sa perception des visites prénatales, etc. tandis que celle n’ayant aucune possibilité financière se voit contrainte de ne pas demander des soins même si

elle aurait voulu se rendre dans un centre de santé pour le suivi prénatal ou l’accouchement.

La distinction entre fonctionnements et capabilités pose la problématique des moyens à disposition des individus pour atteindre les fonctionnements ou réalisations (recours aux soins) conformément à leurs aspirations. Ce qui justifie une seconde distinction importante qui oppose les ressources ou dotations à la capacité de les utiliser. Il existe très souvent un gap entre la disponibilité de ces ressources et la liberté réelle des femmes à recourir aux soins de santé. De ce point de vue, deux personnes peuvent disposer des mêmes ressources sans nécessairement avoir les mêmes capabilités ou libertés réelles d’utiliser celles-ci.

L’exemple du vélo, donné par Sen, est très illustratif de cette distinction entre ressources et capabilités. Même dans une société où chacun a un vélo et où le droit de faire du vélo est garanti à tout le monde, la possibilité réelle des individus de jouir de cette ressource (bien et droit formel similaires pour tous) peut être différente en raison des inégalités de capacité à l’utiliser, ce que Sen dénomme

"facteur de conversion". Ainsi, la disponibilité des ressources ne suffit pas à accroitre le bien-être ou la justice sociale, encore faut-il qu’il existe des facteurs de conversion qui permettent à l’individu d’étendre ses possibilités réelles à utiliser les services conformément à son choix et ses aspirations. C’est dans ce sens que Bonvin et Rosenstein (2011) estiment que l’efficacité des politiques publiques réside en leur capacité de rendre égales les libertés réelles des individus dans une collectivité et d’assurer à chacun la possibilité d’agir en toute liberté pour vivre la vie de leur choix.

Grosso modo, le fondement de l’approche par les capabilités réside en la distinction entre les ressources, les capacités d’utiliser celles-ci, les capabilités (liberté réelle de choisir son mode de vie) et les fonctionnements. Cette liberté réelle des personnes dépend donc autant de la présence de ressources que de la possession de facteurs de conversion favorables, tous deux influencés par le contexte socio-culturel et environnemental dans lequel elles évoluent. Le rôle des individus eux-mêmes (leur agencéité, agency) - c’est-à-dire leur capacité d’action en faveur de leur bonne santé – est donc primordial dans la réalisation de leurs capabilités. Selon Ruger (2007 : page 89) « Even if society guarantees equal access to high-quality healthcare, individuals must exercise their health agency to make use of these resources and translate them into maximal levels of health functioning. What I call health agency, thus, entails a more specific form of human agency that relates particularly to one’s health and constitutes individuals’ and groups’ ability to pursue valuable health goals. More specifically, I argue, health agency includes more than health knowledge but effective decisional balance with respect to health, self-management and self-regulation skills, and ability to command control of personal and professional situations to pursue health, among other important qualities ». Les individus ne sont pas des bénéficiaires passifs des ressources du contexte, ils agissent comme des acteurs de leur propre santé pour transformer ces ressources de santé en un fonctionnement effectif (recours aux soins). À ce titre, ils doivent être capables de recourir librement aux soins maternels pour atteindre ce qu’ils estiment être une bonne santé. En plus de mettre l’accent sur les possibilités à un moment donné et les facteurs qui y sont associés, l’AC permet d’examiner les raisons qui font que les personnes jouissant

des mêmes opportunités peuvent se retrouver dans des situations différentes en termes de fonctionnements.