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schizophrénique : Aspects cliniques et cérébraux

1.4. Les modèles étiopathogéniques

1.4.3. Modèles évolutionnistes

L’une des contributions majeures de la psychologie évolutionniste dans la dernière décennie a été de repenser la maladie mentale à la lumière de considérations fondamentales en théorie de l’évolution comme, par exemple, l’hypothèse que les symptômes peuvent constituer des adaptations, qu’ils peuvent résulter des contraintes qui pèsent sur les processus évolutifs ou encore qu’ils peuvent résulter d’une discordance entre notre héritage évolutif et notre environnement contemporain. C’est particulièrement dans le champ de la psychiatrie que la psychologie évolutionniste a eu le plus fort impact, plus spécifiquement lorsque les chercheurs du domaine (des psychologues principalement) ont mené une réflexion sur les raisons pour lesquelles la maladie mentale est si répandue dans notre espèce. Selon une interprétation strictement Darwinienne de la sélection naturelle (Darwin, 1859), un phénotype qui montre une fertilité réduite et une mortalité précoce devrait être sujet à disparition au-delà d'un certain nombre de générations.

Deux pionniers de l’approche de la psychopathologie évolutionniste (Nesse & Williams, 1995) ont énoncé trois raisons fondamentales pour lesquelles les être humains aujourd’hui ont des problèmes psychiatriques :

- les gènes qui prédisposent aux désordres psychiatriques peuvent avoir aussi des bénéfices en termes de « fitness » ; c’est l’argument de pléiotropie : beaucoup de gènes n’ont pas qu’un seul effet phénotypique, et leurs effets néfastes peuvent les maintenir dans le pool génétique à cause des effets bénéfiques plus importants.

- Les facteurs environnementaux qui causent les désordres en question peuvent être nouveaux par rapport à ceux de notre passé ancestral ; c’est l’argument du décalage temporel : les humains ont développé des styles de vie qui n’existaient pas chez nos ancêtres, et ce trop rapidement pour que les facteurs sélectifs aient entraîné les changement appropriés.

- Certains désordres psychiatriques peuvent résulter de compromis de construction plus que de défauts génétiques ; c’est l’argument du compromis : les facteurs sélectifs agissent sur la « fitness inclusive », et non sur des mécanismes de perfectionnement psychologique (ou physique).

1.4.3.1. Schizophrénie et évolution

En terme d’évolution, la schizophrénie est une pathologie difficile à expliquer et consiste une fois de plus en un véritable paradoxe. Compte tenu des problèmes sociaux qu’ils rencontrent, les schizophrènes ont un désavantage du point de vue de la procréation, et cela rend délicate toute étude d’une composante génétique de la maladie (Davidson & Neale, 2001). Les évolutionnistes ont imaginé beaucoup d’hypothèses pour expliquer le maintien de la schizophrénie dans la population. Les données épidémiologiques présentées antérieurement montrent que la schizophrénie a une prévalence d’approximativement 1 % et ce, quel que soit la culture. Ces données sont compatibles avec l’implication de facteur génétique dans la survenue de la pathologie (Jablensky, 1988), et l’idée selon laquelle cette composante génétique serait d’origine polygénétique (Kendler et al., 2000). Le fait que la schizophrénie est associée à un taux de fécondité inférieure par rapport à la population normale (Larson &

Nyman 1973) et à une mortalité précoce (Brown, 1997) est largement accepté. Enfin, nombreux sont les auteurs mettant en relation le fait que des individus particulièrement doués et créatifs, d’une part, manifestent des traits « schizophréniques », d’autre part, ont un parent de premier-degré présentant une schizophrénie (Karlsson, 2001).

Ces observations ont mené quelques auteurs à spéculer quant aux raisons pour lesquelles une affection particulièrement handicapante telle que la schizophrénie aurait perduré dans le génome humain à un taux de prévalence constante (Crow, 1995 ; Stevens & Price, 1996). Certaines hypothèses ont été plus particulièrement développés comme celle de l’anomalie de latéralisation du langage (Crow, 1995) ou celle de l’hypothèse d’un dysfonctionnement du cerveau social (Burns, 2004), hypothèses qui ne s’excluent en rien l’une de l’autre.

Ces hypothèses évolutionnistes de la schizophrénie se fondent sur des arguments issus de différents champs scientifiques comprenant la psychologie, la psychiatrie, la biologie, la paléoanthropologie ou encore l’éthologie cognitive et confèrent une alternative et une théorie plus intégrative concernant la genèse de la schizophrénie, concordant avec les résultats de travaux scientifiques actuellement disponibles.

Selon les chercheurs souscrivant à ces thèses, les atteintes génétiques impliquées dans l’apparition du trouble sont très anciennes (entre 16 et 2 millions d’années lorsque les ancêtres des humains ont évolué vers une complexification de la connectivité cérébrale et la spécification de circuits neuronaux permettant la régulation de l’activité sociale de la vie en groupe) et précèdent la migration d’Homo Sapiens du berceau Africain il y a 100 000 à 150 000 ans.

Nous présentons succinctement ci-dessous les deux principaux modèles tentant de rendre compte de cette pathologie dans le cadre évolutionniste.

1.4.3.2. L’hypothèse d’une anomalie de la latéralisation du langage

Crow (1995) défend l’hypothèse selon laquelle la schizophrénie est la contrepartie que l’humanité a « payé » pour l’accession au langage. Pour lui, les gènes qui sont impliqués dans la spécialisation du langage sur un seul hémisphère (habituellement le gauche) sont également responsables

de la schizophrénie. La schizophrénie serait donc la résultante d’une perturbation génétique apparue récemment dans l’évolution humaine (Crow, 1995) ayant probablement pris son origine en Afrique centrale avant le début de la dernière grande migration d’Homo sapiens depuis ce continent vers le reste du monde (Goldsmith & Zimmerman, 2001), c'est-à-dire avant 100000 ou 150000 ans10 (Mc Guire & Troisi, 1998). Crow avance l’idée selon laquelle la schizophrénie est apparue au moment de l’évolution du langage et que l’une et l’autre sont étroitement liées. Selon lui, la maladie est associée à des patterns atypiques de la latéralisation ; celle-ci est définie comme le fonctionnement différentiel des hémisphères cérébraux droit et gauche. Pour Crow, le langage repose sur un équilibre précis dans la spécialisation et la coopération entre les hémisphères. Les personnes qui souffrent de schizophrénie ont, selon lui, un pattern anormal de latéralisation du langage, ce qui impliquerait qu’ils ne traitent pas leur propre langage interne sub-vocal de façon normale et que ceci pourrait se manifester par les symptômes tels que le délire et les hallucinations auditives.

La thèse de Crow est indirectement étayée par la découverte que les schizophrènes ont fréquemment une latéralisation manuelle particulière puisqu’ils sont beaucoup plus souvent gauchers que le reste de la population (Satz & Green, 1999). On observe également chez eux une latéralisation manuelle moins complète (à noter que l’ambidextrie est associée à des problèmes de développement du langage, comme la dyslexie et l’autisme). De plus, des études des hémichamps et les paradigmes d’écoute dichotique révèlent que la prédominance de l’hémisphère gauche dans le traitement du langage est souvent absente. Enfin, des observations montrent que l’input et l’output verbaux sont situés dans l’hémisphère opposé chez ceux qui ont des patterns de latéralisation anormaux (Strauss, Gaddes & Wada, 1987).

10 Les experts du domaine sont généralement d’accord concernant cet argument qui consiste en la seule explication réaliste pour expliquer le taux constant de prévalence dans la population mondiale. Une théorie moins parcimonieuse devrait argumenter qu’il y ait eu une évolution parallèle dans les populations géographiquement séparées, ce qui reste peu probable.

Les idées de Crow sont attrayantes mais il s’agit pour l’heure de spéculations. Cette thèse repose également sur deux assomptions pour lesquelles il manque aujourd’hui une confirmation, si tant est qu’il puisse y en avoir. La première est que les autres espèces n'ont pas une capacité pour la psychose. Deuxièmement, il compte sur la discontinuité dans l'évolution pour expliquer l'apparition du langage. Cette position est du reste relativement bien défendue par un auteur comme Gould (1977 ; 1982 ; 1991), et a la particularité de présenter un certain degré de compatibilité avec les thèses Chomskiennes11 concernant l’apparition de la faculté de langage dans la lignée humaine, même si ces thèses sont fortement discutées. En effet, on retrouve dans la littérature scientifique récente tout un débat sur l’accession à la faculté de langage chez l’homme au cours de son histoire phylogénétique (Deacon, 1998 ; Fitch, Hauser &

Chomsky, 2005 ; Hauser, Chomsky & Fitch, 2002 ; Jackendoff & Pinker, 2005 ; Pinker, 1994 ; Pinker & Jackendoff, 2005).

1.4.3.3. La schizophrénie comme conséquence d’un dysfonctionnement du cerveau social

Pour Burns (2004), la schizophrénie reflète un trouble de la connectivité frontotemporale (FT) et frontopariétale (FP), laquelle connectivité est en relation avec les capacités métareprésentationnelles et le cerveau social dans la lignée humaine. La schizophrénie serait pour l’auteur la conséquence d’une contrepartie survenue par deux fois au cours de l’évolution de la cognition : la première entre 16 et 2 millions d’années alors que les ancêtres de l’homme évoluaient selon un complexe

11 Si Chomsky considère que l’apprentissage du langage repose sur des mécanismes psychologiques innés, il reste prudent quant à la thèse selon laquelle ces mécanismes ont été façonnés par la sélection naturelle. Pour l’auteur, l’organe du langage est plutôt une exaptation (Gould & Vrba, 1982), c'est-à-dire une structure qui à son apparition peut, selon le cas, avoir ou non de rôle immédiat, mais qui dans la suite de l’évolution, sera cooptée dans un nouveau système fonctionnel.

d’inter-connectivité cérébrale et de circuits neuronaux spécialisés censés ajuster la cognition sociale et les besoins intellectuels que la vie de groupe nécessitait. La seconde se serait faite il y a 160 000 ans. Ces modifications sensibles au cours de cette période où le cerveau humain est confronté à la complexification récente de ses circuits neuronaux l’auraient prédisposé à l’augmentation du flux d’interactions complexes entre gènes susceptibles d’engendrer des artefacts. Et cette prédisposition serait la contrepartie des avantages acquis par la cognition sociale.

Selon Burns, il se peut qu’un mécanisme génétique distinct rende compte de la persistance de la schizophrénie. Il fait l’hypothèse selon laquelle les gènes de la schizophrénie sont d’une certaine manière intimement associés aux gènes qui assurent le développement de la connectivité corticale complexe, gènes qui auraient présenté un véritable avantage au cours de l’évolution des hominidés. Par conséquent, les gènes du trouble schizophrénique auraient persisté en vertu de leur attachement à ces derniers. Dans ces conditions, La schizophrénie représente une contrepartie à l’évolution du cerveau moderne d’Homo Sapiens en tant qu’il est structuré de manière sophistiquée.

Il nous semblait important de présenter ces modèles dans la mesure où dans les thèses développées au sein du paradigme évolutionniste de la schizophrénie l’apparition des troubles schizophréniques apparaît comme fortement liée à l’évolution des systèmes neuronaux impliqués dans les systèmes de traitement de l’information liés à la cognition sociale, et donc le langage, le raisonnement, et ce récemment dans l’histoire de la phylogenèse.

L’étude empirique de l’interaction verbale semble de ce fait une stratégie de recherche fortement pertinente pour contribuer directement à la description des troubles schizophréniques, voire peut-être même pour autoriser à la compréhension, de ces derniers, bref à contribuer à l’élaboration de modèles des troubles de la pensée via par exemple un modèle de la discontinuité.

1.5. Conclusion

Au terme de cette synthèse non exhaustive de la littérature scientifique où la diversité des données installe une inévitable confusion (bien qu’il nous paraissait important de présenter quelques données des études qui s’intéressent à cette pathologie qu’est la schizophrénie), il est nécessaire désormais de faire ressortir quelques idées forces.

Si quelques points devaient être dégagés de cette présentation, ils concerneraient avant tout le réel problème que pose l’absence d’éléments pathognomoniques de la pathologie. Il s’agissait de souligner, si besoin en était, le fait que cette entité clinique « schizophrénie » demeure une catégorie non clairement définie et non précisément délimitée. Cette absence de délimitation précise a, bien entendu, un impact certain sur les études qui tendent à rendre compte d’une étiologie organique et biologique dont la nature ne semble avoir de cesse de se dérober et ce, malgré les importants progrès technologiques et l’avancée des sciences biologiques.

En effet, force est de reconnaître qu’en dépit d’un effort de recherche considérable mettant en oeuvre les ressources toujours renouvelées des sciences biologiques et physico-chimiques, il n’a pas été possible à ce jour d’assigner une étiologie organique à la schizophrénie. Si l’on a souvent déploré le caractère vague et imprécis ou encore les limites floues de ce concept, il n’en constitue pas à notre sens une faiblesse. Au contraire, il en fait sa richesse et incite le chercheur à déployer son potentiel créatif.

Par ailleurs, si l’on a longtemps imputé cet échec aux insuffisances techniques et adopté une position d’attente dans l’espoir que des découvertes nouvelles apportent la solution tant attendue, nous ne soutenons pas quant à nous une telle position, qui nous parait intenable et nous conduirait à négliger les obstacles conceptuels auquel tout chercheur doit faire face. Nous pensons que les progrès spectaculaires des sciences biologiques, en particulier dans les domaines de la génétique moléculaire et de la neuroimagerie, ne porteront leurs fruits que s’ils s’accompagnent d’une véritable réflexion critique.

A notre sens, le paradigme cognitif et pragmatique en psychologie cognitive que nous nous attacherons à présenter dans le chapitre suivant participe directement à cette réflexion. Dans la mesure où nous estimons que la pathologie est toujours nécessairement soumise à l’épreuve d’un

cadre interactionnel et discursif, fut-il expérimental ou clinique, nous formulons l’hypothèse selon laquelle le comportement verbal est, dans certaines conditions, à tout le moins dans les conditions naturelles de l’usage de la langue, susceptible de refléter des spécificités syndromiques (Musiol & Trognon, 2000). Le repérage et l’analyse de ces spécificités, s’il en est, devraient améliorer à moyen terme les stratégies de diagnostic usuelles. Nous envisageons de mettre au jour le plus objectivement possible, c’est-à-dire de manière « décisive », les discontinuités apparaissant dans le discours et le dialogue schizophrénique, discontinuités dont on discutera ensuite la relation à d’éventuelles spécificités syndromiques, et plus généralement la relation à la question de l’incohérence. Cette description permettra à la fois de mieux spécifier et de mieux différentier les syndromes (Musiol & Rebushi, 2007 ; Verhaegen

& Musiol, 2008).

Chapitre 2. Psychopathologie cognitive