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modèles de diffusion des innovations

2.2.2. Le modèle tourbillonnaire : la négociation autour de la défi nition de l’innovation

Toutefois, plusieurs auteurs réfutent l’idée d’un modèle unique de diffusion linéaire des innovations. Certaines innovations sociales viennent de classes populaires, induisant un modèle de diffusion bottom-up70. Certaines innovations émergent parfois du haut ou du bas et ne se diffusent pas au reste de la population. D’autres auteurs théorisent un modèle d’émergence et de diffusion des innovations qu’ils présentent comme « tourbillonnaire ».

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Il s'agit d'un outil utilisé par le cabinet de consultants de Gartner afin de placer les technologies émergentes sur une échelle de temps et de faire des recommandations au sujet du calendrier des investissements stratégiques dans la technologie.

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Selon Akrich, et al., (1988), la diffusion d’une innovation dépend des formes d’interactions se nouant entre les acteurs qui y sont confrontés. Là où le modèle diffu- sionniste considère que le processus dépend surtout des attributs de l’innovation, c’est- à-dire essentiellement de son avantage relatif et de sa compatibilité avec le système existant, le modèle tourbillonnaire postule que la diffusion ne va pas dépendre de la valeur intrinsèque de l’innovation, mais du réseau qui va se constituer autour et contri- buer ou non à son déploiement. L’étude des grands systèmes techniques proposée par Hugues (198371) remet également en cause le déterminisme technologique. Les innova- tions font ainsi l’objet de négociations, de controverses, de bricolage, afin de traverser différents univers de sens et de s’adapter au contexte dans lequel elles se diffusent. Comme le souligne Desportes (2005), une nouvelle technique ne s’impose pas parce qu’elle serait plus performante que les précédentes, mais s’impose et se diffuse à travers un processus d’appropriation par des acteurs qui la réinventent, la transforment, mais qui peuvent également la freiner, la détourner, la cantonner à certains domaines. En ef- fet, les potentiels usages d’une innovation ne sont initialement pas stabilisés, le champ des possibles est souvent grand ouvert, ce qui permet à une diversité d’acteurs de s’en emparer.

Akrich, et al., (1988) expliquent aussi que l’innovation perturbe un ordre établi, re- met en cause des monopoles, des rentes, des positions acquises, des intérêts. Elle bous- cule des certitudes et nécessite une adaptation de la part de ceux qui ne l’ont pas initiée et/ou souhaitée. De ce fait, de nombreuses controverses surviennent lors de l’émergence d’une innovation. Ces dernières sont fondamentales pour comprendre la forme que va prendre l’innovation. Celle-ci n’émerge pas dans un milieu qui n’attendait qu’elle. Au contraire, elle doit d’une certaine manière se rendre compatible avec le milieu qu’elle pénètre. Ainsi, d’après Alter (2003), « ce qui permet à une invention de se développer,

de se transformer en innovation, c’est la possibilité de la réinventer, de lui trouver un sens adapté aux circonstances spécifiques d’une action, d’une culture ou d’une écono- mie72 ». Pour ce dernier, analyser le sens d’une innovation signifie analyser la direction

et la signification qu’elle prend, c’est-à-dire tout le processus qui mène à la définir, la discuter et l’imposer. Cette création de sens a deux principales conséquences.

D’une part, une invention peut avoir émergé à un moment où elle n’est pas adaptée aux circonstances du moment, elle peut être rejetée et pourtant ressurgir bien plus tard lorsque l’environnement qu’elle pénètre a changé. C’est un processus éminemment con- tingent. Par exemple, on attribue en partie le succès actuel du service Blablacar à des grèves de salariés de SNCF, survenues à la période de Noël au début des années 2010.

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Hugues, T., P, (1983) « L’électrification de l’Amérique, les bâtisseurs de système », in : Culture Technique, n° 10, Juin 1983, pp. 21-41

(http://documents.irevues.inist.fr/bitstream/handle/2042/30880/C&T_1983_10_21.pdf?sequence=1)

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L’exemple d’Aramis, dont l’échec serait notamment lié à un accidentd’un des proto- types lors d’une démonstration devant la presse, l’illustre également (Latour, 1992).

De plus, l’innovation va être investie de sens différents, spécifiques selon les acteurs qui s’en emparent. Callon (1986) estime que si l’inventeur peut être seul, l’innovateur, lui, ne le reste jamais longtemps. Rapidement, il s’entoure d’individus qui partagent ses convictions. On peut parler d’affiliés dont les intérêts autour de l’innovation doivent converger. La définition de l’innovation évolue en fonction de ce besoin de consensus entre affiliés, et finit par s’y conformer. La définition de l’innovation n’est donc pas « la » bonne, mais celle qui s’est imposée suite à ces déplacements. De même, l’inventeur attire l’attention d’autres acteurs, qu’il peut notamment perturber ou rendre envieux. Chaque groupe d’acteurs formule sa propre représentation de l’innovation, qui est plus ou moins partagée avec l’ensemble des autres groupes. Les différentes représen- tations se confrontent et les acteurs de l’innovation cherchent à faire admettre une inter- prétation de la situation et de l’innovation au plus grand nombre. S’ils parviennent à attirer à eux un nombre conséquent d’autres acteurs, notamment des « porte-paroles » (Callon, 1986), alors peut s’engager un mouvement d’institutionnalisation de la défini- tion de l’innovation portée par ces derniers. L’innovation prend alors une tournure plus consensuelle, les controverses commencent à se tarir, donnant souvent lieu à une réduc- tion des possibles de l’invention et à la mise en place de dispositions légales, organisa- tionnelles et sociales dédiées à cette définition stabilisée et partagée de l’innovation.

La capacité de certains acteurs à imposer leurs volontés, leurs représentations et leurs intérêts par rapport à d’autres acteurs s’observe durant ce processus d’institutionnalisation. De ce fait, Callon (1986) attache une importance centrale à l’analyse des controverses, qui doit être menée avant que des choix irréversibles soient opérés, c’est-à-dire au moment de l’affrontement entre les différentes définitions de l’innovation et avant que les controverses soient clôturées.

Les modèles de diffusion linéaire et tourbillonnaire sont à la fois complémentaires, mais entrent cependant en tension. Ils ont tous les deux nourri notre approche, et nous les avons mobilisés pour structurer notre démarche d’enquête et d’analyse. Le premier nous invite à préciser la compatibilité de l’innovation avec l’existant, les attentes qui sont formulées à son égard et dans quelle mesure l’innovation évolue en étant réappro- priée par des « essaims d’imitateurs » venant la compléter et préciser son utilité. Le mo- dèle tourbillonnaire nous invite à construire le récit du processus d’appropriation de l’innovation covoiturage. Pour cela, nous devons identifier quels sont les acteurs affiliés qui vont accompagner le développement de l’innovation et participer à la définir. En- suite, nous devons identifier les éléments et les acteurs du système impactés par l’innovation, identifier les controverses et les formes de résistances à celle-ci. Nous chercherons à comprendre pour quelles raisons certains aspects du covoiturage ont été

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considérés comme problématiques ou bénéfiques, en quoi l’innovation remet en cause des monopoles, des rentes, des positions acquises, des intérêts, bouscule des certitudes et nécessite une adaptation de la part des acteurs du système de mobilité.

Il importe donc de préciser comment nous avons procédé pour étudier les acteurs impliqués dans cette dynamique de diffusion de l’innovation covoiturage.

2.3.

L’étude des acteurs du système de mobilité

En nous appuyant sur des méthodes mobilisées par d’autres travaux de recherche, nous avons défini une typologie des acteurs du système de mobilité (2.3.1), que nous avons enquêtés au cours de quatre périodes d’enquêtes distinctes (2.3.2).