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5.2.1.

Des approches juridiques et fiscales encore floues

La notion de « propre compte » et la définition du détour renvoient à des apprécia- tions subjectives et rendent de ce fait la définition du covoiturage complexe. De nom- breux exemples permettent d’illustrer la difficulté à définir une situation de covoiturage.

Un conducteur peut être incité à faire un détour conséquent pour aller récupérer un passager, que l’indemnisation soit conséquente ou non. Les prises en charge s’opèrent souvent directement au domicile du passager (Teal, 1986 ; Mercat, Sucche, 2015). Le conducteur est alors contraint de faire un détour pour récupérer le passager. Enfin, lors- qu’une personne d’un ménage accompagne un autre membre de son ménage en voiture pour un motif propre au passager211, le conducteur réalise-t-il le trajet pour son propre compte ?

La question se pose juridiquement lorsque des covoitureurs ont un accident. Est-ce un accident du travail ou relevant du droit commun ? La figure n° 34 présente deux cas de jurisprudence sur la reconnaissance d’accidents du travail dans le cadre de trajets occasionnant un détour exceptionnel pour raccompagner un collègue. Ils statuent que « le trajet peut ne pas être le plus direct, mais le détour ne doit pas être exagérément

allongé. » Le détour est admis « lorsqu’il est rendu nécessaire dans le cadre d’un covoi- turage régulier », mais « qu’il ne doit pas être exagérément allongé et rester dans l’esprit du covoiturage (prendre un collègue sur le trajet ou qui réside à proximité). »

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Pensons par exemple aux parents accompagnant leurs enfants ou leurs proches pour aller faire une activité (santé, sport, etc.)

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Figure 34 — Cas de reconnaissance d’accident du travail dans le cadre de trajet occasionnant un détour exceptionnel pour raccompagner un collègue

(Source : source : Fédération Française des Sociétés d’Assurances)

En septembre 2016, l’administration fiscale clarifie le traitement fiscal des revenus issus de l’économie du partage. Le bulletin officiel des finances publiques précise que les revenus issus de la co-consommation ne sont pas soumis à imposition, à condition toutefois qu’ils « n’excèdent pas le montant des coûts directs engagés à l’occasion de la prestation objet du partage de frais, part du contribuable non comprise. ». Afin de dis- tinguer covoiturage et service de transport, l’administration précise que « cette condition relative au montant perçu doit être appréciée strictement : le montant perçu ne doit cou- vrir que les frais supportés à l’occasion du service rendu, à l’exclusion de tous les frais non directement imputables à la prestation en question, notamment les frais liés à l’acquisition, l’entretien ou l’utilisation personnelle du ou des bien(s), support(s) de la prestation de service partagée ».

Les frais de péages ou ceux qui sont liés à une usure plus importante du véhicule en ville entrent dans « les frais supportés à l’occasion du service rendu. » En revanche, les frais liés au stationnement sont imputables à « l’utilisation personnelle du ou des bien(s), support(s) de la prestation de service partagée ». Les arguments mobilisés par la

startup citée précédemment ne sont donc que très partiellement valables. En sus, il fau-

drait évaluer précisément l’écart entre les frais supportés à l’occasion du service rendu dans un milieu urbain et sur un trajet interurbain.

Cette clarification de l’administration fiscale écarte néanmoins l’argumentation dé- fendue par d’autres startups (Djump, Heetch, Uberpop), qui jouent également sur l’ambiguïté de la notion de partage de frais et de covoiturage jusqu’en 2016. Ces der- niers affirment que le partage des frais lié à l’utilisation du bien inclut l’ensemble des frais annuellement dépensés par le particulier possédant le véhicule (assurance, acquisi- tion, usure, entretien, utilisation, etc.)212. Ces entreprises estiment qu’il est possible de

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L’ADETEC estime que le coût moyen annuel d’un véhicule est de l’ordre de 4 350 €, à compter de 0,34 ct/km pour réaliser un usage portant sur des déplacements de 25 kilomètres au quotidien. L’ADEME estime quant à elle le coût moyen annuel d’un véhicule est de l’ordre de 6 400 €, à compter de 0,50 ct/km pour réaliser un usage portant sur des déplacements de 25 kilomètres au quotidien.

Motif du détour Référence

Cas n°1

Raccompagner des collègues en l’absence de moyen de transport

Soc., 17 février

1994, n°90-21739

Cas n°2

Raccompagner une collègue (passagère blessée) en sortant d’une foire-exposition

Ass.Plén., 5

novembre 1992,

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tarifer chaque trajet à n’importe quel prix et être indemnisé jusqu’à hauteur de 6 400 € maximum par an, et considèrent que ce genre de pratique constitue du covoiturage213.

En précisant la notion de partage de frais, l’administration fiscale a également tenté de clarifier la notion de « propre compte » en précisant que le motif du déplacement doit bénéficier tant au passager qu’au conducteur, sans quoi le montant perçu par le conduc- teur est imposable214. Mais une fois encore, le flou persiste, le détour réalisé bénéficie avant tout au passager.

Afin de fixer un référentiel pour évaluer le montant des frais supportés à l’occasion du service rendu, l’administration fiscale indique qu’il est possible d’utiliser le barème kilométrique. L’administration considère qu’il est légitime de faire payer jusqu’à 19 ct€/km pour un passager pour un trajet avec trois personnes, soit trois fois plus que la pratique constatée par l’ADEME sur Blablacar (6ct€/km). Ainsi, comme l’indique un opérateur de covoiturage quant à cette précision de l’administration fiscale « il existe

une vraie marge de manœuvre pour les acteurs du covoiturage sur la tarification… ».

Nous n’entendons pas ici préciser en quoi certains services relèvent du covoiturage et d’autres de prestations de transports professionnelles déguisées, mais montrons dans quelle mesure l’émergence de ce débat, de ces services et de ces pratiques ambigües se réclamant du covoiturage, conduisent progressivement à une reformulation de la défini- tion du covoiturage.

Les services Uberpop, Heetch, Djump, connaissent un succès commercial relative- ment important. En 2016, Heetch affirme par exemple qu’il rassemble 200 000 utilisa- teurs, 5 000 conducteurs, et permet la réalisation de 40 000 trajets hebdomadaires. Plus encore, 65 % des trajets réalisés via Heetch auraient comme origine ou destination la « banlieue » et 75 % des trajets seraient réalisé dans les nuits de vendredi et de samedi. Les fondateurs de Heetch estiment répondre à une demande non pourvue et venir com- pléter l’offre de transport publique existante. De leur côté, les applications de covoitu- rage dynamiques qui respectent plus scrupuleusement la notion de partage des frais font face à des difficultés pour atteindre une masse critique d’usagers et certaines mettent rapidement fin à leurs activités.

213 Les conducteurs présents sur ces plateformes attendent de ce fait qu’une demande soit formulée par un

passager pour se mettre en route et venir le prendre en charge. Ces individus ne sont pas des chauffeurs professionnels, mais des particuliers, ils utilisent leur propre véhicule pour fournir une prestation de ser- vice à un tarif élevé proche en moyenne de ceux pratiqués par les taxis. Or, l’administration précise ici que le partage des frais ne porte que sur « les frais supportés à l'occasion du service rendu » et exclut donc de ce fait ces services de la définition du covoiturage. La firme Uber et la startup Heetch ont tenté de faire passer leur service pour du covoiturage et ont été condamnées pour « pratique commerciale trompeuse » en première instance et en appel.

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« Les revenus réalisés par un particulier au titre du partage de frais qui peuvent bénéficier de l'exonération sont ceux perçus dans le cadre d'une "co-consommation", c'est-à-dire d'une prestation de service dont bénéficie également le particulier qui la propose, et non pas seulement les personnes avec lesquelles les frais sont répartis. ».

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Ces processus convergents interrogent le système d’acteurs de la mobilité. Dans un contexte de remise en question de la pertinence de l’offre de transport publique dans les territoires diffus, des acteurs estiment que le développement de solution de transports plus souples et moins onéreuses, en mesure de répondre à des besoins de déplacement dispersés, est nécessaire. Des débats autour d’une redéfinition du covoiturage s’ouvrent alors.

5.2.2.

« Hackons » le covoiturage pour résoudre l’enjeu de la masse