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Chapitre 3 : Phénologie et mécanisme de la dynamique de montaison des juvéniles de

5.1 Les migrations en eau douce des Sicydiinae, des phases clefs de leur cycle de vie

Les dynamiques de migration en eau douce des Sicydiinae peuvent réduire le risque de mortalité des individus lors de ces déplacements et, à terme, assurer leur succès reproducteur. Les dynamiques de dévalaison décrites dans le chapitre 2 permettent sans doute de minimiser le temps de dérive des larves et leur risque de mortalité par prédation. La mortalité des larves reste tout de même particulièrement élevée lors de la dévalaison. En effet, Bell (2009) a évalué que le taux de survie des larves de Sicydium punctatum dans trois rivières de La Dominique était de l’ordre de 50% par heure et kilomètre de cours d’eau. Ces mortalités peuvent être imputées aux contraintes liées au développement ontogénique des larves (Bell & Brown, 1995), à d’éventuels piégeages dans des zones lentiques (Valade et al., 2009) ou à la prédation (Lindstrom, 1998). Cependant, des données récemment acquises sur la rivière Langevin, le long d’un tronçon dépourvu de prédateurs potentiels des larves, laissent penser que les taux de mortalités liés à d’autres facteurs que la prédation sont beaucoup plus faibles (Lagarde, 2016; Lagarde & Valade données non publiées). Ces données ont en effet permis d’estimer qu’entre 30% et 50% des larves de Sicydiinae mourraient lors de la dévalaison d’un tronçon de 2,2 km. Le temps mis par les larves pour franchir ce tronçon peut être grossièrement estimé à deux heures. Ceci implique une mortalité des larves entre 15% et 25% par heure et entre 14% et 23% par kilomètre de cours d’eau, soit approximativement la moitié de la valeur avancée par Bell (2009).

Cependant, il est possible que la phase du développement larvaire pendant laquelle le risque de mortalité est le plus important se situe après l’arrivée en mer et non pendant la dévalaison en rivière (McDowall, 2010). Les principales sources de mortalité des larves après leur arrivée en mer peuvent être liées à la prédation et à la disponibilité de leurs proies potentielles. Les abondances de prédateurs potentiels des larves (i.e. petits poisson pélagiques omnivores, petits invertébrés planctonivores…) sont probablement beaucoup plus élevées en milieux côtiers que dans les rivières. Le risque de mortalité des larves due à la prédation y serait donc plus important (McDowall, 2009). Les abondances élevées de larves en dévalaison après la tombée de la nuit observées dans les zones aval des cours d’eau se traduisent sans doute aussi par des abondances plus élevées de larves atteignant la mer pendant la nuit. Le risque de prédation serait alors réduit à court terme, au moins pour ce qui est des prédateurs visuels. Qui plus est, la période du développement larvaire située entre le moment de l’ouverture de la bouche et la résorption des

166 réserves énergétiques endogènes est une phase critique de la vie larvaire de toutes les espèces de poissons. À ce moment, les taux de mortalités sont particulièrement élevés et, au final, ils peuvent entrainer de fortes fluctuations des abondances de juvéniles (Houde, 2008). En effet, si les larves ne trouvent pas rapidement une source de nourriture exogène pendant cette période, elles risquent d’atteindre un stade de jeûne irréversible (Cushing, 1990; Nunn et al., 2012; Iida et al., 2017). L’ouverture de la bouche et l’essentiel de la résorption des réserves endogènes des Sicydiinae n’ont lieu que lorsque les larves atteignent la mer ou des zones saumâtres (Ellien et al., 2011). Ainsi, la période critique pendant laquelle les larves de Sicydiinae doivent trouver une source de nourriture exogène se déroule en mer.

Les dynamiques de migration et les performances de franchissement d’obstacles des juvéniles après leur arrivée en eau douce ont pour but d’assurer leur succès reproducteur lorsqu’ils seront adultes. La principale période de migration en eau douce se situe pendant l’étiage. Durant cette période, les contraintes liées au déplacement vers l’amont sont sans doute limitées du fait des vitesses moyennes d’écoulement plus faibles. La migration des juvéniles vers les zones intermédiaire et amont présente plusieurs avantages écologiques pour ces espèces. En premier lieu, les abondances de prédateurs et de compétiteurs potentiels accédant à ces zones sont limitées même en l’absence d’obstacles (chapitre 1, Figure 20-1A). Le risque de prédation et la compétition pour l’habitat de croissance devraient donc être plus faibles dans ces zones par rapport à la zone aval. De plus, l’effet des crues sur les populations de Sicydiinae est probablement moindre en amont (Teichert et al., 2018; Figure 20-2A). Mais, d’un autre côté, la saison de reproduction est beaucoup plus étendue dans les zones aval ce qui peut entrainer un nombre d’évènements de reproduction plus élevé pour les individus présents dans ces zones (Teichert et al., 2014b, 2016a; Figure 20-2A). Dans les cours d’eau où un obstacle est situé dans la zone aval, les capacités de franchissement d’obstacles des Sicydiinae leurs permettent d’accéder à la majorité des habitats disponibles pour leur maturation et reproduction (Figure 20B). Les abondances de prédateurs et de compétiteurs potentiels étant plus importantes dans les zones situées en aval des obstacles à la migration (chapitre 1, Figure 20-1A-1B), les risques de prédation et la compétition pour les habitats de croissance sont réduits en amont de ces derniers. Une fois l’obstacle franchi, les avantages pour les Sicydiinae devraient donc être importants. Lorsque les obstacles sont situés dans les zones intermédiaire et amont des cours d’eau (Figure 20C), le lien entre les capacités de franchissement des Sicydiinae et leur succès reproductif n’est pas direct. En effet dans ces zones, les abondances de prédateurs et de compétiteurs potentiels sont limitées même en l’absence d’obstacles (chapitre 1, Figure 20-1A-1C). Pour les individus

167 de Sicydiinae franchissant un obstacle dans les zones intermédiaire et amont, la réduction du risque de prédation et de la compétition pour l’habitat de croissance n’est donc pas aussi importante que lorsque cet obstacle est situé dans la zone aval.

Figure 20 : Schéma théorique de l’impact des gradients de l’aval vers l’amont des facteurs biotiques (gradients rouges, 1) et abiotiques (gradient vert, 2) sur l’installation, la croissance et la survie des juvéniles et adultes de Sicydiinae ainsi que la reproduction des adultes. Ces impacts sont présentés dans un contexte de bassins versants sans obstacle à la migration (A), de bassins versants où l’obstacle à la migration est situé dans la zone aval (B)

ou dans la zone

intermédiaire (C). Le gradient vert représente l’impact positif de la température à travers son effet sur la saison de reproduction. Les limites des trois zones sont définies à partir des caractéristiques de pente et d’altitude issues du chapitre 1.

168 La Figure 21 permet de proposer des pistes de réflexions intéressantes concernant les facteurs qui peuvent affecter les populations de Sicydiinae de La Réunion pendant leur phase larvaire en mer et après leur arrivée en eau douce. Les abondances de juvéniles de C. acutipinnis arrivant en eau douce semblent cohérentes avec les abondances de larves en dévalaison trois mois auparavant (Figure 21 B1-B2a-b). A l’opposé, les abondances observées de juvéniles de

S. lagocephalus arrivant en eau douce ne correspondent pas aux abondances de larves en

dévalaison cinq à sept mois auparavant (Figure 21 A1-A2a-b). Après l’arrivée des juvéniles en eau douce, les abondances d’individus des deux espèces en montaison vers les zones amont (Figure 21 A3, B3) sont globalement cohérentes avec les abondances observées de juvéniles arrivant en eau douce (Figure 21 A2b, B2b). Ceci est particulièrement vraie pour C. acutipinnis puisque les plus fortes abondances de juvéniles en migration vers les zones amont correspondent aux plus fortes abondances de juvéniles qui arrivent en eau douce trois mois plus tôt. En ce qui concerne S. lagocephalus, le lien entre les abondances de juvéniles en migration vers les zones amont et les abondances de juvéniles qui arrivent en eau douce deux mois plus tôt est moins marqué. Les éléments discutés à partir de la Figure 21 doivent tout de même être considérés avec prudence car la variabilité spatiale et temporelle des dynamiques de migration n’est pas ou peu prise en compte dans ce schéma. En effet, la saisonnalité de la dévalaison des larves et de leur arrivée en mer n’a été estimée qu’à partir des observations faites sur la rivière du Mât entre mai 2013 et juillet 2014. Or, la saisonnalité des pics d’abondances de larves en dévalaison peut varier d’une année à l’autre. En effet, les fluctuations interannuelles de température et du débit des rivières peuvent influencer la période de reproduction des Sicydiinae (Teichert et al., 2014b, 2016a, chapitre 2). Comme les abondances de juvéniles arrivant en eau douce ont été estimées à partir d’observation faites entre 2006 et 2011, le lien entre les abondances de larves en dévalaison et celles de juvéniles arrivant en eau douce n’intègre pas cette variabilité temporelle. De plus, d’autres rivières de La Réunion peuvent contribuer à la production larvaire et donc aux abondances de juvéniles qui arrivent dans les rivières de La Réunion (Lord et al., 2012; Teichert et al., 2014a). Il est par contre peu probable que les populations de Sicydiinae de Maurice contribuent significativement aux abondances de juvéniles qui arrivent dans les rivières de La Réunion. En effet, les occurences et abondances de Sicydiinae dans les rivières de cette île sont beaucoup plus faibles qu’à La Réunion (ARDA, 2003). De même, il est possible que les fluctuations temporelles des abondances de juvéniles arrivant aux embouchures (Hoareau, 2005) influencent les abondances de juvéniles qui migrent vers les zones amont. Or, les abondances de juvéniles en migration vers les zones amont ont été uniquement estimées sur le bassin versant de la rivière du Mât et sur une période de 18 mois, entre novembre 2012 et mai 2014.

169 Figure 21 : Représentation schématique des périodes de fortes (en noire), moyennes (en gris) et faibles (en blanc) abondances de larves dévalaison (1), de juvéniles arrivant en eau douce (2) et de juvénile en montaison (3) vers les zones amont pour S. lagocephalus (A) et C. acutipinnis (B). Les abondances des larves en dévalaison (1) et des juvéniles qui accèdent aux zones amont (3) sont estimées à partir des résultats des chapitres 2 et 3. Les abondances des

juvéniles qui arrivent en eaux douces ont été estimées : à partir des abondances de larves en dévalaison et de la durée de vie en mer des deux espèces (Teichert et al., 2012, 2016b) pour les arrivées en eau douce théoriques (2a), et à partir des observations d’abondances réalisées directement au niveau des embouchures pour les arrivées en eau douce observées (ARDA, 2012 ; 2b). Les temps de vie en mer des larves sont estimés à partir des résultats de Teichert et al. (2012, 2016b). Les temps de vie en rivière des juvéniles avant qu’ils n’atteignent les zones amont sont déterminés à partir des valeurs médianes de durées de vie en rivière estimées dans la troisième étude du chapitre 3. Il doit être noté que ces durées diffèrent des valeurs présentées lors de la première étude du chapitre 3 qui correspondaient à des durées de vie en rivière minimales.

170 Outre l’effet discuté ci-dessus des variabilités spatiales et temporelles des différentes dynamiques, la diminution de la survie des larves avec l’augmentation de la température de l’eau de mer pourrait expliquer le décalage entre les abondances observées de juvéniles de

S. lagocephalus arrivant en eau douce et les abondances maximales de larves en dévalaison de

cinq à sept mois auparavant. En effet, la durée qui sépare le moment de l’ouverture de la bouche et celui de la résorption des réserves endogènes, c’est-à-dire la période pendant laquelle les larves doivent trouver une source de nourriture exogène, diminue de manière importante avec l’augmentation de la température chez S. lagocephalus (Figure 22). Ainsi, à 24°C cette durée est de 43 heures alors qu’elle n’est plus que de 33 heures à 30°C ce qui pourrait diminuer leur probabilité de survie. Ces températures sont dans la gamme de températures estimées à partir des analyses des images prises par le satellite NOAA au niveau de La Réunion qui varient de 22 à 30°C sur la période 2000-2018 (NOAA Coral Reef Watch 2000). Qui plus est, Roxy et al. (2016) ont décrit une corrélation négative entre les températures moyennes de surface de l’Océan Indien en été et la concentration en Chlorophylle a entre 1950 et 2012. Ces auteurs ont émis l’hypothèse que des températures de surface de l’océan plus élevées pourraient augmenter la stratification entre les différentes masses d’eau et diminuer les échanges de masses d’eau entre la surface et les zones plus profondes ce qui réduirait la production planctonique. La possibilité pour les larves de trouver une source de nourriture exogène pendant cette phase critique en serait alors d’autant plus réduite.

Figure 22 : Résumé synthétique de l’effet de la température de l’eau de mer sur les durées pour aboutir à l’ouverture de la bouche (a), à la résorption des réserves endogènes (a et b) et à la mort en l’absence de toute nutrition (c) chez les larves de S. lagocephalus en conditions expérimentales. Adapté à partir du poster présenté par Lagarde et al. lors des 7èmes rencontres de l’ichtyologie en France, Paris, mars 2018 (annexe 5).

171 Plusieurs hypothèses peuvent expliquer le fait que les plus fortes abondances de juvéniles de S. lagocephalus observées en migration vers les zones amont ne correspondent pas exactement aux plus fortes abondances observés aux embouchures deux mois plus tôt (ARDA, 2012, chapitre 3). Tout d’abord lors des 18 mois de suivi des abondances de juvéniles en montaison vers les zones amont (chapitre 3), des crues cycloniques ont eu lieu au début du mois de janvier. Ces crues ont entrainé une diminution marquée des abondances de juvéniles en montaison, ces derniers n’ayant probablement pas des capacités locomotrices suffisantes pour résister aux courants de crues. Cette hypothèse est cohérente avec les observations de Chen et al. (2015) qui ont décrit une forte diminution des abondances d’une espèce de Cyprinidae, Onychostoma

barbatulum, après un typhon dans des rivières de Taiwan. Cette diminution était plus importante

pour les individus dont la longueur totale était inférieure à 9,0 cm. Ainsi, la plupart des juvéniles de S. lagocephalus arrivés en rivière après le mois d’octobre n’ont probablement pas pu atteindre la zone amont avant que la première crue cyclonique ne survienne, le temps passé en rivière pour atteindre la zone amont depuis l’embouchure étant généralement supérieur à deux mois. Ceci expliquerait que peu de juvéniles en migration de montaison ont été observés après les crues lors des études du chapitre 3. Un autre élément pouvant expliquer le décalage temporel entre les fortes abondances de S. lagocephalus arrivant en rivière et celles des juvéniles observées en migration vers les zones amont est en lien avec la biologie de la reproduction de cette espèce. En effet, il a récemment été montré (Lagarde et al. soumis, annexe 4) que le temps passé en rivière avant que les femelles de S. lagocephalus ne soient matures est d’environ 4,5 mois celles arrivées en rivière pendant l’hiver austral contre 2,5 à 3,0 mois pour celles arrivées en rivière pendant le reste de l’année. Cette différence de temps de maturation pourrait être la conséquence d’un compromis pour l’allocation des réserves énergétiques à la maturation ou à la migration (McBride et al., 2015). Les individus arrivant en rivière pendant les périodes où leur maturation est rapide, c’est- à-dire pendant l’été austral, pourraient favoriser l’allocation de leurs réserves énergétique à la reproduction au dépend de leurs déplacements migratoires. Cette hypothèse est cohérente avec les observations de Kinnison et al. (2001, 2003) qui ont démontré que la quantité d’énergie allouée par œuf, ou au développement de caractères sexuels secondaires, était plus faible pour les Saumons Chinook (Oncorhynchus tshawytscha, Walbaum 1792) migrant en amont des rivières par rapport à ceux se reproduisant dans les zones plus en aval. La compétition inter et intra spécifique pour l’accès à l’habitat peut aussi expliquer les dynamiques de migration vers les zones amont des juvéniles de S. lagocephalus. Pendant l’étiage, c’est-à-dire de juillet à décembre, la disponibilité en habitats de croissance et/ou de reproduction est plus faible que pendant les périodes de hautes eaux (Girard et al., 2014a; Teichert et al., 2013b, 2014c). Les

172 individus arrivant en rivière pendant l’étiage sont donc probablement soumis à une compétition plus intense en particulier dans les zones aval où les abondances de compétiteurs potentiels sont les plus importantes (chapitre 1). De manière similaire, Louca et al. (2009) ont démontré expérimentalement pour le Tilapia de Guinée (Coptodon guineensis, Günther 1862) que plus la densité de compétiteurs intra spécifique était élevée dans un bassin, plus les individus avaient tendance à se déplacer vers un autre bassin dépourvu de compétiteurs. En dernier lieu, il est aussi possible que lors des périodes de fortes arrivées en eau douce des juvéniles de S. lagocephalus la pression de pêche au niveau des embouchures soit maximale. La proportion d’individus capturés par rapport à ceux accédant aux cours d’eau serait ainsi plus élevée ce qui limiterait les abondances de juvéniles de S. lagocephalus pouvant accéder aux zones intermédiaire et amont des cours d’eau pendant ces périodes.