• Aucun résultat trouvé

Migration au Canada : parcours migratoire transnational du rural vers le rural

Chapitre 3. Le développement et la migration comme possibilités à Chacsinkín

3.4 Trouver un emploi à l‟extérieur de Chacsinkín : les quatre principaux lieux de destination

3.4.4 Migration au Canada : parcours migratoire transnational du rural vers le rural

La migration saisonnière des hommes de Chacsinkín vers le Canada a commencé en 2005 suite au passage d‟un promoteur du Programme des Travailleurs Agricoles Temporaires (PTAT) qui a invité la population à s‟y inscrire. Pour ce faire, les personnes intéressées devaient se rendre dans la municipalité de Ticul, déposer leur candidature et attendre que le propriétaire d‟une ferme canadienne les engage sous contrat. Ces contrats sont d‟une durée de deux à huit mois, après quoi les travailleurs doivent retourner au Mexique, avec la possibilité de se faire embaucher à nouveau l‟année suivante. Pour être éligibles, les candidats doivent avoir entre vingt-deux et quarante-cinq ans, des enfants et de l‟expérience en agriculture. Théoriquement, les personnes sélectionnées doivent savoir lire et écrire, bien que cette exigence soit parfois éludée. La maîtrise de l‟espagnol est importante puisque les démarches se font directement dans cette langue avec les responsables du programme à Ticul et que leurs collègues au Canada ne maîtrisent généralement pas le maya. Des connaissances en anglais ou en français ne sont pas nécessaires, mais les personnes migrantes apprennent souvent quelques mots lors de leurs séjours, par le biais de cours ou grâce au contact avec leur patron ou leur contremaître. Aujourd‟hui, on compte dix personnes de Chacsinkín et cinq personnes de X-Box qui migrent de façon saisonnière vers le Canada, ainsi que trois anciens migrants. Tous sont des hommes, bien que le programme soit aussi ouvert aux femmes.

Avant les premières migrations au Canada, la population de Chacsinkín était plutôt méfiante face au programme. Plusieurs s‟imaginaient que les migrants allaient être vendus au Canada et qu‟on n‟entendrait plus jamais parler d‟eux. Certains hommes ont même obtenu un contrat mais se sont

87 désistés au dernier moment. Lorsque les deux premiers migrants ont finalement entrepris le voyage en 2005 et qu‟ils sont revenus à Chacsinkín sains et saufs, les craintes face au programme se sont dissipées. Le PTAT a commencé à intéresser de plus en plus de gens qui voyaient les migrants s‟enrichir, comme en témoigne ce migrant : «Alors ce compagnon [un des premiers migrants], un jour je suis allé chez lui et j‟ai vu sa maison, une très belle maison, et je me suis dit : „quand est-ce que j‟aurai moi aussi une maison comme celle-là?‟» (homme, 40 ans). Effectivement, les personnes qui migrent au Canada de façon saisonnière sont considérées parmi les plus riches du village, conjointement à celles qui migrent aux États-Unis. Les migrants investissent généralement dans la construction ou l‟agrandissement de leur maison, qui s‟élève parfois sur deux étages, exposant leur nouvelle situation économique à la vue de tous. Certains dépensent pour des biens que la plupart des personnes du village ne pourraient pas se permettre, comme une nouvelle voiture, du mobilier à la mode ou un ordinateur portable pour les enfants. D‟autres migrants au Canada sont plus modérés dans leurs achats, soit parce qu‟ils préfèrent ne dépenser que „l‟essentiel‟ et garder de l‟argent de côté pour les cas d‟urgence, soit parce qu‟ils gagnent moins d‟argent que leurs confrères migrants. En effet, le temps passé au Canada, le nombre d‟heures travaillées et le salaire des migrants est variable selon la ferme et la province où ils travaillent. Contrairement à ceux qui vont vers les États-Unis, les migrants du PTAT ne peuvent prendre un deuxième emploi; leur contrat ne leur permet de travailler que pour un seul employeur. La grande majorité des migrants envoient de l‟argent à leur épouse pendant leur séjour au Canada, sur une base hebdomadaire ou bimensuelle. Ce sont souvent les épouses qui gèrent les dépenses au village pendant cette période, comme pour la construction de nouvelles pièces à la maison.

D‟une façon générale, la migration au Canada est bien perçue par la population de Chacsinkín. On dit qu‟elle permet de gagner un salaire intéressant, plus élevé que ce que l‟on gagne dans la péninsule, sans les inconvénients de la migration aux États-Unis; la migration au Canada via le PTAT est légale, ce qui en réduit considérablement les risques. Aussi, l‟absence du migrant ne dure que quelques mois; même si c‟est parfois difficile pour les familles, la séparation est moins longue et moins coûteuse sur le plan émotionnel que lorsqu‟une personne part travailler aux États-Unis. Enfin, l‟emploi au Canada est assuré pour le temps du séjour, ce qui n‟est pas le cas pour ceux qui migrent chez leurs voisins du Nord. Selon les migrants, les tâches au Canada ne

88

sont pas si difficiles pour eux puisqu‟ils sont habitués à du travail encore plus lourd, notamment à la milpa. Ces avantages font en sorte que plusieurs personnes souhaiteraient migrer au Canada. Malheureusement pour elles, il est très difficile pour de nouveaux candidats de se joindre au programme actuellement puisqu‟il y a plus d‟offre de main-d‟œuvre que d‟emplois disponibles. Les habitants de Chacsinkín sont en compétition avec la main-d‟œuvre mexicaine de plusieurs états, mais aussi avec la main-d‟œuvre caribéenne et guatémaltèque (Lowe 2007).

Parmi les personnes qui ne s‟intéressent pas au programme, on retrouve des hommes qui se disent satisfaits de leur situation en restant au village, ou d‟autres qui trouvent les démarches pour déposer une candidature trop difficiles ou trop coûteuses. Les femmes du village ne semblent même pas considérer l‟idée de migrer au Canada, à moins que ce ne soit pour visiter leur mari. À Chacsinkín, le PTAT est perçu comme un programme destiné aux hommes; étant donné l‟obligation d‟avoir des enfants pour s‟inscrire au programme et les conventions quant au rôle de la mère face aux enfants, il serait de toute façon difficile pour une femme d‟entreprendre les démarches pour travailler au Canada, à moins peut-être qu‟elle soit divorcée ou veuve.

La majorité des personnes migrant au Canada font partie du même réseau social; ce sont soit des frères, des beaux-frères, des oncles et neveux et plus rarement des amis. Les migrants du PTAT se considèrent chanceux, même s‟ils trouvent parfois leur situation difficile; peu avant le départ de son mari, l‟épouse d‟un migrant m‟a confié le cœur gros que c‟est seulement par nécessité et non par choix que la famille se sépare de la sorte chaque année. D‟ailleurs, bien que les migrants du PTAT soient considérés parmi les plus riches du village, il arrive souvent que les familles des migrants n‟aient pas assez d‟économies pour couvrir les frais de leur migration pour la saison suivante36. Ils doivent donc emprunter à des membres de leur famille proche ou éloignée pour couvrir ces frais, généralement des personnes qui ont déjà migré aux États-Unis ou des parents de migrants aux États-Unis. À Chacsinkín, aucun des migrants du PTAT n‟a investi dans une activité génératrice de revenus à ce jour et ils sont en quelque sorte dépendants de leur emploi au

36

Il s‟agit des frais de transport de Chacsinkín à Mexico et des frais de séjour à Mexico, d‟où les migrants prennent l‟avion pour le Canada. Le voyage Mexico-Canada est théoriquement couvert par leur employeur, bien qu‟au final, certains migrants en supportent les frais.

89 Canada. Comme il s‟agit de contrats et que le renouvellement n‟est jamais garanti, plusieurs migrants angoissent à l‟idée de ne pas être engagés à nouveau. Il arrive fréquemment que les migrants aient travaillé sur plusieurs fermes au fil des ans, ce qui veut dire que leur employeur initial n‟a pas demandé à les réengager. Dans certains cas, les migrants sont restés au Mexique une année entière parce qu‟aucun employeur canadien n‟a retenu leur candidature cette saison-là. Dans d‟autres cas, les migrants sont définitivement rayés de la liste des travailleurs du programme suite à des incidents qui ont mis fin prématurément à leur contrat de travail; deux travailleurs de Chacsinkín qui subissaient de mauvais traitements sur une ferme ont pris la décision de fuguer et un autre migrant s‟est blessé lors de son séjour. Ils n‟ont plus jamais eu d‟offre de la part d‟employeurs potentiels.

Conclusion

Comme il a été vu dans ce chapitre, la forme des projets de développement, les gains obtenus par les personnes participantes ainsi que le profil de ces dernières peuvent varier considérablement d‟un groupe à l‟autre. Par contre, ces personnes ont toutes en commun de rester au village, que ce soit par choix ou par obligation. Du côté de la migration, on remarque que des catégories de personnes ont eu plus facilement accès à certains itinéraires migratoires. Les personnes qui migrent aux États-Unis, par exemple, n‟ont pas le même profil que celles qui migrent à Mérida.

La participation à un projet de développement générateur de revenus et la migration répondent toutes deux à un besoin économique dans un contexte de pauvreté. Ces options ne sont pas les seules offertes à la population mais elles représentent certains avantages économiques manifestes par rapport aux activités rémunératrices les plus répandues, comme par exemple le tissage de hamacs ou la production et la vente de haricots blancs. Dans le cas des projets de développement en particulier, il est possible de mener plusieurs activités parallèles et d‟accumuler les revenus. Du côté de la migration, il est plus difficile de cumuler les activités productives, mais les revenus sont en général plus élevés que ce que permettent les projets de développement. Bien sûr, le revenu n‟est pas le seul élément considéré par la population de la municipalité au moment de choisir ses occupations; la proximité avec la famille, les ambitions personnelles, la nature des

90

activités, l‟endroit où sont menées ces activités, le degré de risque et la valeur sociale de l‟activité influencent le choix des habitantes et des habitants du village. Les personnes qui s‟investissent dans un projet agricole, par exemple, peuvent le faire avant tout pour le plaisir de travailler la terre et d‟être près de leur famille. Une jeune fille qui migre à Mérida, quant à elle, peut être attirée par la marge de liberté que cela lui offre, ou encore par la possibilité de retrouver des amies ou de la famille qui travaillent en ville.

Il semble que certains facteurs poussent les individus à opter davantage pour la migration ou pour les projets de développement; ces facteurs facilitent l‟accès à l‟une ou l‟autre de ces options chez certains groupes et dans une certaine mesure, en bloquent l‟accès à d‟autres groupes. Ainsi, il arrive que des individus, exclus des projets de développement, optent pour la migration; de la même façon, ceux pour qui l‟accès à la migration est difficile optent parfois pour la participation à un projet de développement. D‟autres encore n‟ont accès à aucune de ces options. Il sera possible de déterminer ce qui permet l‟accès aux projets de développement et à la migration en se penchant sur les différents profils de la population de Chacsinkín et sur les dynamiques sociales qui opèrent dans le village et dans les différents espaces de migration.

91

Chapitre 4 : Analyse des relations entre le développement et la migration

Introduction

La participation aux projets de développement et la migration sont deux façons d‟accéder à des revenus. Les bénéfices obtenus et les modalités d‟accès sont variables, si on compare les projets de développement et la migration, mais aussi selon les différents projets ou encore selon les différents itinéraires de migration. À la lumière des propos tenus par les personnes interviewées dans le cadre de cette recherche, on remarque certaines particularités qui tantôt facilitent, tantôt limitent l‟accès à l‟une ou l‟autre de ces options. Le présent chapitre aborde ces différentes particularités et expose de quelles manières elles influencent l‟accès aux projets de développement et à la migration pour la population de Chacsinkín. J‟aborderai la question à partir de trois dynamiques. D‟abord, je traiterai des dynamiques de genre, c‟est-à-dire les relations de genre en général à Chacsinkín et le rôle qu‟elles jouent dans la participation aux projets de développement et la migration. Ensuite, je me pencherai sur le facteur ethnique. Comme l‟expression des rapports ethniques au village est le reflet d‟une situation qui déborde des limites municipales de Chacsinkín, je décrirai la relation entre autochtones et non- autochtones dans le contexte du Yucatán, pour ensuite brosser un portrait de la situation de la municipalité sous l‟angle de l‟autochtonie et des répercussions de caractéristiques ethniques sur la participation aux projets et à la migration, plus précisément en lien avec les habiletés langagières. Enfin, je m‟attarderai aux disparités socioéconomiques afin d‟établir comment elles s‟expriment dans la municipalité et comment elles influencent l‟accès aux ressources. J‟analyserai la participation aux projets de développement et la migration à partir de ces dynamiques.