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Les distinctions socioéconomiques à Chacsinkín; privilèges et faveurs

Chapitre 3. Le développement et la migration comme possibilités à Chacsinkín

4.2 Les rapports ethniques : possibilités et limites

4.3.1 Les distinctions socioéconomiques à Chacsinkín; privilèges et faveurs

Les affinités liées à l‟apparentement ou à l‟amitié jouent un rôle déterminant quant à l‟accès aux ressources puisqu‟elles balisent les réseaux au sein desquels les personnes pourront obtenir certains avantages. L‟affiliation politique est probablement l‟élément le plus cité par la population de Chacsinkín pour décrire la discrimination à laquelle elle fait face au quotidien. Le village est en fait divisé en deux groupes relativement de même taille, d‟un côté en faveur du

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Parti Révolutionnaire Institutionnel (PRI), parti qui s‟est imposé sur plusieurs décennies grâce à une logique de corporatisme et de clientélisme, et de l‟autre le Parti Action Nationale (PAN), parti qui s‟oppose au modèle priiste et qui a été propulsé principalement par des entrepreneurs exclus des réseaux de l‟élite politique sur la scène nationale (Bizberg 2003). En 2000, la population de Chacsinkín a élu pour la première fois un candidat du PAN au poste de maire. Lors des deux mandats suivants, en 2006 et 2012, ce sont des candidats priistes qui ont repris le pouvoir. Dans la localité de X-Box, le PRI est nettement majoritaire, avec environ 85% des familles affiliées à ce parti. À X-Box comme à Chacsinkín, l‟appartenance à un parti est généralement prise très au sérieux par la population et les tensions politiques prennent parfois des allures de conflits ouverts. Étant donné que la population expose ses couleurs lors des campagnes électorales en disposant des affiches du PAN ou du PRI sur la façade de leur maison, tous et toutes savent à quel parti adhèrent les autres. Selon certaines personnes panistes, il y aurait discrimination à leur égard de la part des priistes, notamment venant des personnes qui sont au pouvoir :

Qui va nous aider? Si nous allons voir le maire, il ne nous aide pas. Pire si tu n‟es pas de son parti, encore moins, ils te disent il n‟y a plus d‟aide [en provenance des programmes gouvernementaux], c‟est terminé. Ici à la mairie, presque pas (informatrice 1).

Bon, [mon épouse] ne reçoit même pas Oportunidades. C‟est que les gens d‟ici font des manigances, le dernier commissaire [du PRI] qui est sorti, ça faisait trois mois que nous étions mariés, le programme d‟Oportunidad est venu, [les gens de X-Box] nous ont dit vous venez à peine de vous marier, vous ne pouvez pas [vous inscrire]. Après j‟ai su que tous les autres qui venaient de se marier avaient donné leur nom, et il y en a eu beaucoup comme ça. La dernière fois, il y a eu une réunion à Chacsinkín, nous sommes allés deux fois aux réunions, quelque chose comme ça, et quand est venu le temps d‟apporter les papiers des enfants, ils ne nous ont pas avisés (époux de l‟informatrice 20).

Les propos abordés dans le second extrait d‟entrevue montrent qu‟en adhérant au mauvais parti politique, une femme peut être privée de services sociaux. Il peut aussi être plus difficile pour les

panistes d‟accéder à certains services, comme le transport collectif; un des chauffeurs de taxi –

107 pour qu‟il refuse de faire la navette entre Chacsinkín et Peto pour des particuliers panistes, sous peine de perdre lui-même ses privilèges. Ce genre de clientélisme est une expression au niveau municipal de la structure politique plus large imposée par le PRI au cours de ses 71 ans de règne (Ferreyra-Orozco 2010 : 248) et encore perceptible aujourd‟hui.

En plus des affinités politiques, les relations de parenté jouent un rôle important sur les relations de classe dans la municipalité. Les revenus des parents influencent grandement la possibilité qu‟ont leurs enfants de poursuivre des études, ce qui aura une influence sur le futur de ces jeunes. «Avant, je voulais étudier pour être docteur. Je voulais faire ça, mais mon père n‟avait pas beaucoup d‟argent pour que je continue mes études. C‟est correct. Je me suis senti mal un moment, puis je me suis mis à travailler» (informateur 13).

Les deux familles de Chacsinkín qui tiennent un commerce depuis plusieurs générations avaient plus de moyens que les autres pour investir dans l‟avenir des plus jeunes. Par exemple, l‟une de ces familles compte deux sœurs et cinq frères qui ont environ entre 40 et 55 ans; les cinq hommes sont tous chauffeurs de taxi à Chacsinkín, alors que les deux femmes ont étudié le secrétariat et travaillent à Chetumal. Actuellement, de plus en plus de jeunes poursuivent des études collégiales et universitaires; ce sont majoritairement les enfants de migrants, principalement de ceux qui travaillent ou ont travaillé aux États-Unis ou au Canada.

Les parents investissent aussi dans l‟avenir de leurs fils en leur offrant des terres, plus ou moins vastes selon la taille de leur propriété et selon le nombre de fils qu‟ils ont. En plus des terres habitées, certains hommes possèdent des propriétés privées en bordure du village où ils peuvent cultiver des produits destinés à la vente ou élever un troupeau de bêtes. «J‟ai déjà les papiers. Quand on les a acquises [les terres], il y en avait deux. […] Une au nom de mon père et une à mon nom, oui. Maintenant j‟ai planté des concombres, il va bientôt y avoir une récolte, des résultats, oui» (informateur 16).

Ainsi, l‟investissement dans l‟avenir des enfants – des jeunes hommes surtout, mais aussi des filles, par la scolarisation – tend à perpétuer les distinctions socioéconomiques entre les familles

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au fil des générations. Il semble aussi que certaines méthodes de travail soient enseignées à l‟intérieur des familles. L‟apiculture, par exemple, est une activité lucrative relativement rentable et les apiculteurs ont souvent des liens de parenté avec d‟autres apiculteurs : «J‟ai toujours travaillé avec mes frères, je leur enseignais à travailler les abeilles et [maintenant] ils ont plus d‟abeilles que moi. Ils ont appris» (informateur 11).

Même mariées, certaines personnes continuent effectivement à mener des activités génératrices de revenus avec leurs frères ou leurs sœurs, surtout si ces activités sont rentables. De plus, une relation de solidarité se manifeste entre les parents et leurs enfants et entre les frères et sœurs qui vivent dans des maisonnées séparées, par le biais de prêts qu‟ils se font les uns aux autres. La possibilité d‟emprunter de l‟argent à un proche peut jouer un rôle important quant à l‟amélioration de ses conditions économiques.

Une distinction de classe est perceptible entre les familles dont les principales sources de revenus sont les activités agricoles et celles qui migrent, principalement à l‟international. Un agriculteur de Mayaoob affirme d‟ailleurs que son travail n‟est pas aussi rentable que celui d‟un migrant :

Nous, si nous avons une bonne récolte, alors là nous en profitons. Mais si nous n‟avons pas une bonne récolte, c‟est terminé, on a perdu, parce que nous, on n‟est pas payés pour notre travail, c‟est à notre compte. Alors un employé de la construction, quand il va chercher sa paye, c‟est que lui, son argent est en liquide. C‟est assuré. Alors que nous, ce que nous faisons maintenant, c‟est différent (informateur 15).

Les différences de classe entre les migrants et les non-migrants sont aussi perceptibles quand on regarde l‟allure générale des maisons, beaucoup plus luxueuses chez les personnes qui ont migré, du moins plus particulièrement chez celles qui ont migré aux États-Unis ou au Canada. Les femmes de ces migrants sont cependant rayées des programmes sociaux et de certains projets de développement. Elles sont plusieurs à s‟en plaindre, notamment celles qui ne reçoivent pas d‟argent de leur époux sur une base régulière.

109 Du côté de X-Box, la situation socioéconomique générale est plus difficile qu‟au chef-lieu de Chacsinkín; on y compte moins d‟activités génératrices de revenus et la population doit se rendre à Chacsinkín pour accéder à certains services – comme l‟école secondaire ou le centre de santé – ou pour faire certains achats – comme des vêtements ou de la viande. À X-Box, les maisons des familles des migrants au Canada et aux États-Unis sont vraiment les plus luxueuses.

Considérant la diversité des activités menées par la population de Chacsinkín, leur caractère parfois ponctuel et les revenus variables qu‟elles engendrent, il est difficile de catégoriser les individus à l‟intérieur de classes sociales bien définies. Cependant, il y a effectivement des personnes qui, parce qu‟elles sont insérées dans les bons réseaux, ont un meilleur accès à certaines ressources qui leur permettent de s‟enrichir davantage que d‟autres.