• Aucun résultat trouvé

Media literacy, digital literacy, information literacy… ou vers l’élaboration d’un champ

de recherche spécifique dans le nouvel environnement numérique

Les évolutions technologiques étant ce qu’elle sont, on a vu progressivement les discours – et les pratiques et aussi les recherches – passer de la media literacy à la digital literacy, en perpétuant les mêmes ambiguités sur la non distinction entre les savoirs et compétences à acquérir (le résultat) et les actions éducatives menées en fonction des différents publics et contextes à cette fin (le processus) ; sur la distinction insuffisante entre les études que j’ai ap-pelé contextuelles, préalables à la conception d’une éducation aux médias et les recherches spécifiques sur les actions d’éducation aux médias ; enfin sur la non explicitation des présup-posés théoriques, aussi bien au plan médiatique qu’éducatif qui inspirent les pratiques ou les politiques d’éducation aux médias.

14. BERTRAND, y., Théories contemporaines de l’éducation, Lyon , Chronique Sociale, 1993 ; Lave, J., et Wenger, E., Situated learning: legitimate peripheral participation, Cambridge, Cambridge University Press, 1991.

Bien plus, l’apparition de ces nouvelles technologies (issues de la convergence techno-logique) réactualise d’anciens débats, souvent mal posés sur la différence/non différence entre l’éducation aux médias et par les médias : s’il est vrai qu’utiliser un (ou des) média(s) pour l’enseignement d’une discipline ce n’est pas la même chose que prendre un (des) média(s) pour objet d’analyse, il est vrai aussi que sauf à vider de son sens la pratique elle-même, on ne peut raisonnablement utiliser un film de fiction pour enseigner l’histoire sans travailler sur le traitement cinématographique fictionnel ni analyser la composition de la une d’un journal en faisant abstraction du contenu des informations !

Et cette dissociation systématique – j’ai longtemps parlé de schizophrénie – entre é ducation aux médias et par les médias est encore moins pertinente à l’heure actuelle où ces technologies numériques permettent d’être alternativement voire simultanément producteur et récepteur de divers types de messages : participer à un blog ou à un réseau social, c’est pouvoir aussi bien lire que réagir par une production personnelle ou collective… et dans les deux cas, ce qui importe c’est d’être conscient des enjeux et contraintes de ce type de participation.

Car « on ne naît pas internaute, on le devient ! » 15. La familiarité et l’habileté réelles dont té-moignent les jeunes générations par rapport à leurs aînés ne doit pas faire illusion 16 : toutes les études et recherches de terrain le prouvent, avoir facilement accès à Internet ne veut pas dire savoir maîtriser l’outil et ses fonctions et être conscients des enjeux économiques, éthiques et juri-diques qu’il recouvre. Quant au problème de traitement de l’information – qui a donné lieu aussi à l’information literacy 17 (ou pédagogie de l’information au service de l’information literacy) il vient encore ajouter aux ambigüités, d’une part compte tenu de la polysémie du terme qui n’aura pas le même sens dans le contexte documentaire ou journalistique, d’autre part, parce que les infor-mations auxquelles donne accès Internet recouvrent des réalités très différentes, l’information au sens d’un nouvelle bien sûr mais aussi différents services, des bases de données et des savoirs sans parler de l’information relationnelle. Or là encore, toutes les recherches et observations convergent qui soulignent la superficialité de l’exploitation faite par les élèves des ressources sur Internet « en fait, ils sont très vite consommateurs, ils n’analysent pas. Ils ont l’impression qu’il y a des solutions toutes faites disponibles, pourquoi se casser la tête 18 ». Leur fascination pour ce mode d’accès facile à l’information entrave leur esprit critique – concept qui est justement au cœur de toute éducation aux médias, je dirais même de toute éducation.

Le passage de la media literacy incluant l’information literacy à la digital literacy recou-vre des enjeux politiques et commerciaux dont il ne faut pas être dupe. En revanche, oppo-ser une conception large et ambitieuse de la media literacy (dont l’inventaire des pratiques existantes ne témoigne pas toujours !) à une vision restrictive et instrumentale de la digital

li-15. Titre donné à un atelier CLEMI d’éducation au média Internet, à l’instar de ce qu’écrivait, voilà soixante ans Simone de Beauvoir à propos des femmes dans Le deuxième sexe, Gallimard, 1949.

16. Voir le bilan du troisième séminaire préparatoire à ce Congrès sur l’éducation aux médias et l’appropriation d’Internet par les jeunes, Faro, février 2009.

17. Définie par l’OCDE en 1995 comme « l’aptitude à comprendre et à utiliser l’information écrite dans la vie courante, à la maison, au travail et dans la collectivité en vue d’atteindre des buts personnels et d’étendre ses connaissances et ses capacités », définition minimale qui n’intègre pas explicitement la dimension critique.

18. Métier d’élève, métier d’enseignant à l’ère numérique, Dioni, C., INRP, Institut national de la recherche pédagogique, Lyon, 2007.

teracy (massivement attestée, ce que l’on ne peut que regretter) risquerait de nous faire perdre le véritable enjeu qui est de repenser l’éducation dans le contexte des nouveaux environne-ments médiatiques. La recherche doit y contribuer.

Lors du forum international de chercheurs sur les relations des jeunes et des médias qui s’est tenu à la fin de notre XXème siècle (Paris, 1997 ; Sydney, 2000), le bilan établi à partir des contributions réunies et des débats auxquels elles donnèrent lieu avait permis de repérer de nouvelles tendances de la recherche 19 et concluait à la nécessité d’un nouveau cadre théorique et méthodologique y compris pour penser avec pertinence les actions d’éducation aux médias. Les trois séminaires préparatifs à EuroMeduc, le second Congrès européen d’éducation aux médias ou de media literacy (selon la langue utilisée), n’ont abordé que marginalement ce thème de la recherche.

En ce début de xxie siècle, ce renouvellement de cadre théorique et méthodologique est plus que jamais d’actualité. Car la convergence n’est pas seulement technologique : elle entraîne avec elle bien d’autres changements, notamment industriels, culturels et sociaux.

Les industries culturelles s’insèrent dans un processus de mondialisation et, regroupant leurs forces, font apparaître de nouveaux grands acteurs internationaux qui interfèrent dans les projets nationaux : d’où les phénomènes de dérégulation et de privatisation des entrepri-ses publiques que connaissent les médias partout dans le monde. Un nouveau courant de recherche s’intéresse à ces évolutions dans le champ particulier des industries culturelles que représente ce que l’on appelle les industries de la connaissance.

Mais cela entraîne aussi un grand changement culturel dans la mesure où les consom-mateurs sont encouragés à rechercher des informations, à en découvrir de nouvelles via la navigation, à connecter entre eux des contenus médiatiques disparates, à créer de nouvelles conditions de communication interpersonnelle et communautaire, à devenir alternativement producteurs et consommateurs d’une culture dite « participante » encore en émergence – certains parlent d’un « troisième âge de la culture » qui n’est pas celle de « reproductibilité » (Walter Benjamin) mais de la « remixabilité ». Comme le dit Henry Jenkins 20 « la conver-gence se situe dans le cerveau des consommateurs individuels à travers leurs interactions sociales avec les autres », ce qui ne peut manquer d’avoir des conséquences sur les rapports aux savoirs et aux apprentissages 21 et plus précisément, me semble-t-il, de nous amener à passer de ce qu’on a appelé jusqu’à présent l’éducation aux médias à l’élaboration d’une véritable culture numérique encore trop réduite à la prise en main des dispositifs techniques.

Et cette tâche est d’autant plus difficile qu’il n’est pas aisé de prévoir ce que vont devenir ni ces développements technologiques ni les évolutions sociales et culturelles dans lesquelles elles s’insèrent et auxquelles d’ailleurs elles contribuent.

Il semble cependant urgent d’adopter pour la recherche qui doit être leader dans ce domaine une approche plus globalisante et plus dynamique. Des courants de recherche

19. Les jeunes et les médias Perspectives de la recherche dans le monde, op cit.

20. Convergence culture, When Old and New Media Colide New york : New york University Press, 2006, 336 p.

21. « Convergence technologique, divergences pédagogiques : quelques constats sur les “natifs digitaux” et l’école » G Jacquinot-Delaunay, intervention écrite au Congrès INTERCOM 2009, Curitiba, Brésil.

issus de regroupements disciplinaires différents peuvent, à l’heure actuelle, nourrir notre ré-flexion 22 : elles émanent aussi bien des sciences cognitives que des études sur les différents types de literacy que des travaux sur les environnements informatiques pour les apprentissa-ges humains.

Elles impliquent notamment :

de travailler non plus sur des médias ou des technologies mais sur des environnements médiatiques et la diversité de leurs modalités de fonctionnement (individuel /collectif, fixe/

mobile, textuel/multimedia, capitalisable/éphémère, espace privé/espace public, etc.) ;

•   de ne jamais dissocier les pratiques médiatiques des autres pratiques sociales et culturel-les avec culturel-lesquelculturel-les elculturel-les sont toujours en interrelation ;

•   de tenir compte de la perméabilité entre espace public et espace privé et, pour les jeunes en particulier d’âge scolaire, de la grande disparité actuelle, quantitative et qualitative, mise en évidence par les recherches, entre les pratiques scolaires et les pratiques domes-tiques ;

•   de l’évolution des modes d’appropriation des offres technologiques et en conséquence des autres apprentissages – toujours nécessaires bien sûr, mais qui se font beaucoup plus souvent, pour les jeunes en particulier, de façon informelle et horizontale, entre pairs.

Qui serait prêt à s’engager dans une recherche qui permettrait de comprendre « ce qui s’apprend, par qui et comment ? » dans cette classe, qu’intentionnellement je n’appellerai pas une classe média, mais une classe tout court, telle que la décrit une enseignante réflé-chissant sur son « nouveau » métier : « Apprendre ensemble à utiliser conjointement Internet devient alors un moyen de recréer un lien intergénérationnel sur le thème des TIC… intégrer, parmi d’autres, cette source de connaissances et d’informations pour faciliter les apprentis-sages, c’est éviter de rentrer dans une rivalité stérile avec elle. Au-delà de la nécessité de ne pas paraître réfractaire au progrès, travailler ensemble avec les ressources numériques, c’est aussi, pour les enseignants, garder une crédibilité aux yeux des élèves en ne se privant pas des apports qu’ils savent en tirer ».

J’ajouterai volontiers que c’est le seul moyen de contribuer, surtout à l’école, à l’élabora-tion d’une véritable culture numérique encore trop souvent réduite, au pire, à la seule prise en main de dispositifs techniques ou au mieux, à des « niches plus ou moins dorées » de classes médias que nous représentons plus ou moins tous ici.

Le culture numérique est à construire, non pas seulement contre la fracture numérique comme cela est dit si souvent mais pour prendre en compte la convergence technologique et ses conséquences dans les rapports à l’information, la communication, l’appropriation des savoirs, les modalités d’expression et plus généralement à la formation de l’individu et du ci-toyen, et ne pas alimenter ce que j’ai appelé « les divergences pédagogiques » ou ce que le sociologue François Dubet 23 appelle la « crise du programme institutionnel de l’école ».

Geneviève Jacquinot | DelaunaUniversity of Paris 8 - ISCC.CNRS

22. « Digital media and learning as an emerging field », Gee, J.P., in IJLM, International Journal in learning and media (http://ijlm.net)

23. François DUBET, le Déclin de l’institution, Paris, Le Seuil, 2002.

EuroMeduc : un réseau