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Evaluer les trois C Culture

Tout d’abord, la progression du développement culturel. Inutile d’y insister : il n’est pas question de l’étalonner par âge et étape. Il y a néanmoins un développement. Les intérêts sociaux des jeunes filles de 8 à 12 ans, par exemple, sont souvent d’ordre aspirationnel et motivés par les obscurs attraits de l’adolescence, les changements manifestes liés à l’iden-tité sexuée et, au-delà, aux fruits défendus de l’adolescence (Richards, 1995 ; Willett, 2006).

Ce genre de modifications dans les intérêts culturels s’exprimera, notamment, dans la

ma-nière dont les adolescents apprendront le BA ba de la sexualité dans les magazines et les séries télévisées (Buckingham et Bragg, 2003).

Parallèlement, nous savons que les enfants et les jeunes développent certains aspects d’éducation aux médias par eux-mêmes, en fréquentant les médias en dehors de l’école, grâce au cinéma populaire, aux jeux sur ordinateur, aux logiciels participatifs. Dans un débat sur l’éducation aux médias qui a eu lieu il y a quelques années dans le cadre de la conférence internationale sur les générations numériques (Institute of Education, 2004), le chercheur dans le domaine des médias Mimi Ito donnait cette brève représentation de cet aspect de l’éducation aux médias :

Second point que je voudrais soulever, cette fluidité dont les jeunes font preuve est une forme très supérieure de culture, pas nécessairement au niveau du style de contenu qui intéresse les professeurs mais c’est un phénomène qui émerge dans une écologie sociale naturelle, un peu de la même manière que les enfants apprennent à parler. L’analogie est plus forte avec l’apprentissage du langage parlé qu’avec celui du langage écrit, des mathématiques ou des sciences. Ainsi, les enfants sont en mesure de maîtriser des contenus extrêmement complexes au sein d’environnements peer-to-peer. Je pense qu’il y a une leçon importante à tirer du point de vue de l’édu-cation, à savoir que l’éducation aux médias progresse peut-être avec davantage d’efficacité dans les environnement sociaux spontanés de type peer-to-peer.

Ce genre de fluidité est un phénomène que nous ne pouvons pas manquer et qu’il nous faut reconnaître autant que faire se peut. Et, à l’instar de tout autre aspect de l’éducation critique ou de la culture, c’est un phénomène en mutation constante, assez indépendamment de ce qui est fait à l’école. À un moment ou un autre, les enfants posséderont un téléphone portable, une console de jeux, un ordinateur à demeure dans leur chambre ; ils dével opperont leurs propres affinités dans les différentes formes et genres de médias et ils tenteront de triompher du cadre réglementaire censé les protéger de certains types de contenus.

Dans le même temps, ce genre de développement et d’autonomie rencontrera la culture de l’école en matière d’éducation aux médias, pour autant qu’il y en ait une, dans ce que Gutierrez et al. nomment “the third space”, littéralement, le tiers espace, celui où les univers culturels de l’étudiant et du professeur entrent en contact (1995). Idéalement, il existe une sorte de dialogue entre les cultures. Si la culture vivante des plaisirs liés aux médias peut être au centre du travail des professeurs d’éducation par les médias, nous nous devons également d’approfondir la compréhension historique des cultures liées aux médias et de sensibiliser les élèves aux types de commentaires critiques qui entourent la culture écrite. C’est peut-être sur ce terrain que des compromis restent à trouver entre la valeur qu’accorde aux textes culturels populaires le professeur d’éducation par les médias et la mission de promotion du patrimoine cinématographique national qui incombe au professeur d’enseignement du ci-néma.

À l’évidence, l’idée d’évaluer le développement culturel et les affinités culturelles hétéro-gènes des jeunes, ou les valeurs culturelles implicites qu’elles recèlent, présente de multiples difficultés. Et pourtant, une forme de contrôle qualitatif de l’engagement à une certaine ouverture, tolérance et empathie dans le domaine culturel vis-à-vis d’autrui, un élargissement des horizons en somme, est quelque chose que le présent congrès aurait intérêt à considérer.

Le plus important ne serait-il pas de soulever la question de l’aspect culturel de l’éducation aux médias et de la manière de dépasser les contradictions qui s’y dissimulent ?

Critique

Ensuite, la progression est un élément critique. On imagine aisément des enfants arrivant en classe totalement dénués d’esprit critique, et que le système d’enseignement les dotera des aptitudes critiques nécessaires. C’est un état d’esprit qui a souvent dominé l’éducation aux médias et continue de régner à bien des égards. Certaines études récentes montrent, par exemple, que les jeunes gens sont déroutés par certains aspects de l’Internet – notamment le fonctionnement des moteurs de recherche, ou ce qu’il en est du statut juridique des œuvres musicales téléchargées (Cranmer, 2006 ; de Smedt et al., 2006).

Cela étant, il n’y a pas lieu d’insinuer que les enfant arrivent en classe dans un état d’

« innocence » critique. Au contraire, ils peuvent avoir développé un sens critique pointu à bien des égards. Comme le soutient Buckingham (2003), arrivés à l’âge adolescent, les jeunes sont vraisemblablement très conscients du fait que la fonction de la publicité est de leur vendre des produits et des idées, que les fictions médiatiques sont des constructions et non des réalités et que la valeur des textes qui paraissent dans les médias est surtout affaire de goût. Néanmoins, le fait de passer d’un engagement plutôt subjectif dans les cultures médiatiques à une appréhension plus ouvertement critique n’est ni linéaire ni entièrement prévisible. Nous avons vu que cela ne peut se produire que là où se rencontrent les cultures des étudiants et celles des professeurs, étant entendu que les expériences culturelles des étudiants sont très hétérogènes. Si la progression de la compréhension critique dépend en partie de la compréhension de la manière dont autrui interprète et apprécie différents textes ou diverses cultures médiatiques, alors, comme le soutient Engeström (1999), ce type d’ap-prentissage expansif doit être aussi bien horizontal que vertical – pour progresser, il faut passer outre les divisions culturelles à l’œuvre dans sa propre communauté.

Peut-être la compréhension critique est-elle la plus aisée à calquer sur des modèles de progression et à lier aux outils traditionnels d’évaluation. Comme je l’ai soutenu plus haut, la compréhension critique est souvent la visée éducative la plus explicite des programmes offi-ciels et des critères d’évaluation qui y sont liés. Il n’en demeure pas moins une ligne de faille entre notre conception de la « compréhension critique » par rapport aux différentes formes culturelles des disciplines artistiques (y compris le cinéma) et par rapport aux médias. La forme habituelle de compréhension critique des textes, des institutions et des publics média-tiques peut être envisagée comme une « rhétorique » des médias : une approche critique de leurs stratégies rhétoriques. Dans le cas de l’éducation aux arts et à la littérature (y compris le cinéma), l’approche la plus courante est « poétique » et vise à une compréhension critique fondée sur la forme et l’effet esthétiques. Il va sans dire que ces deux approches sont com-plémentaires, si l’on veut éviter que la rhétorique ne soit détachée de toute expérience sen-sorielle et que l’esthétique se trouve entièrement dépolitisée.

Dans la pratique, l’enjeu de l’évaluation consiste peut-être à traiter la question des modes sémio-tiques qui président à l’évaluation de ces formes de compréhension critique. Quelle est la place du langage (en particulier l’exposé traditionnel ou l’essai analytique) ? Le langage offre-t-il des opportu-nités particulières en vue de l’élaboration des formes argumentatives nécessaires à l’exposé critique ? Faut-il examiner plus avant d’autres modes, afin de déterminer ce qu’ils peuvent offrir ?

Créativité

Enfin, la progression peut être vue comme créative. Les acteurs de l’éducation aux médias conviennent qu’en matière d’éducation aux médias, le développement conceptuel doit passer par le travail productif et ne peut être vu comme un simple auxiliaire à ce dernier.

L’explication la plus évidente en est peut-être que le travail pratique réaffirme et consolide les idées conceptuelles abstraites : c’est sans doute, d’une certaine manière, ce qui se joue sur les lieux d’apprentissage en Europe. Il est difficile pour les enfants de réellement comprendre ce qu’implique pour leur travail le fait de viser un public, s’ils n’ont pas l’occasion de voir régulièrement des gens regarder leurs films dans uns salle de cinéma ou réagir aux jeux qu’ils proposent sur l’Internet. Il est difficile de prendre la mesure de ce qu’est une institution média-tique sans l’investir sur le plan imaginaire, via la simulation ou le jeu de rôle. De même, on peut supposer qu’il est impossible de conceptualiser les structures qui sous-tendent les textes médiatiques sans avoir l’occasion de les manipuler.

Plus surprenante par contre est la vision du mode de fonctionnement d’une telle progres-sion défendue par Engeström, qui parle d’une « dialectique ascendante, de l’abstrait vers le concret » (1999). Contrairement à l’hypothèse conventionnelle (et au modèle piagétien de développement conceptuel), le cycle d’apprentissage pourrait, prendre sa source dans une idée simple et abstraite et progresser, via la manipulation d’outils sémiotiques et la création d’artéfacts inscrite au cœur de la notion de développement de Vygotsky (1931/1998), vers des idées plus complexes et sophistiquées. On peut en trouver un exemple dans l’ouvrage que j’ai consacré à l’éducation aux médias (Burn et Durran, 2007, chapitre 3).

Dans le cadre d’une animation du conte Le petit chaperon rouge réalisée par des enfants de huit ans, les différents concepts que leur avait présentés l’enseignant en matière de types de plans étaient, bien que nouveaux et difficiles, également abstraits et partiels. Il fallut at-tendre la réalisation des plans montrant le loup en plasticine tourner la tête, l’estomac gar-gouillant, pour que s’impose avec évidence aux enfants la rencontre entre forme et contenu, source de représentations riches et complexes. Ce que nous avons appelé une « oscillation » entre le travail imaginaire et conceptuel intérieur et la production extérieure se poursuit alors tout au long du parcours éducatif de l’enfant, pour autant toutefois que lui soient offertes les occasions de se déployer.

On peut envisager différentes approches en termes d’évaluation de la production créa-tive. Une stratégie possible consiste tout simplement à la refuser, en concentrant nos efforts sur la compréhension critique exprimée dans les essais, tout en laissant le travail créatif dans une situation de glorieuse anarchie. Une autre est de subsumer le créatif au critique – de ne l’évaluer que comme une preuve de la compréhension critique. Une troisième serait de passer par les compétences techniques : de l’évaluer comme une preuve de compétence dans certaines aptitudes définies. Une quatrième serait d’opter pour l’approche esthétique – proche de la poétique évoquée plus haut. Une cinquième enfin pourrait être de nature développementale : sur la base du modèle de créativité à l’adolescence développé par Vygotsky, elle consisterait à envisager les voies par lesquelles les ressources culturelles ont été soumises à une transformation imaginative et l’organisation rationnelle de ces transfor-mations en une forme cohérente.

Nombre d’autres approches sont sans doute possibles. À l’évidence, la hiérarchie pro-posée ci-dessus correspond à mes propres priorités. J’espère que le présent congrès sera l’occasion d’un débat animé.