• Aucun résultat trouvé

Éducation aux médias et production par les jeunes :

une réponse ancienne à des questions de plus en plus actuelles

Les relations entre éducation aux médias et production peuvent être l’objet de regards très différents. Pour ce qui nous concerne, nous pourrions dire qu’elles conduisent dans le contexte actuel à une interrogation réversible résumée très schématiquement ainsi :

•  La production de médias par les jeunes est-elle indispensable à l’éducation aux m édias ?

•  L’éducation aux médias est-elle indispensable à la production de médias par les jeu-nes ?

Ces deux questions font écho à des positionnements et des contextes différents et ap-pellent des réponses de registres variés. Faut-il forcément se lancer dans une production sur un support médiatique quel qu’il soit (journal, radio, blog) pour faire de l’éducation aux médias ? Non, bien sûr. Cela n’a rien d’obligatoire. C’est un choix qui induit une démarche particulière.

Produire des médias permet-il de mieux comprendre le fonctionnement des médias professionnels ? Parfois oui et de façon éclatante mais ce n’est pas systématique. Tout dépend du contexte pédagogique.

On pourrait ainsi énumérer une série de questions- réponses sur les liens entre productions de messages médiatiques et éducation aux médias. Mais on peut les résumer ainsi : « oui, la production est un choix important et facilitateur mais ses "effets" sont essentiellement le fruit d’une démarche choisie et convenablement appropriée ».

Parallèlement, en ces débuts de xxie siècle, la production de médias, particulièrement celle qui émane des jeunes,explose littéralement. Elle prend surtout la forme d’une multipli-cation spontanée et individualisée des blogs, de mises en ligne de productions diverses via les réseaux sociaux ou les pocket films... Leur irruption massive et leur omni-présence suscitent

toutes sortes d’interrogations qui rejoignent l’évolution actuelle des médias. Sommes nous/

sont-ils en passe de devenir tous journalistes ou à tout le moins tous producteurs ? Ces pro-ductions vont- elles finir par supplanter certains segments des médias professionnels ? Quelle conscience ces nouveaux producteurs ont- ils de leur responsabilité ? Jusqu’à quel point ces messages vont-ils être considérés comme des sources pour les médias ?

Ces questions sont révélatrices des inquiétudes suscitées par la brutalité du phénomène et sa diffusion tous azimuts. Dans ce contexte, on évoque fréquemment la nécessité d’une éducation aux médias. Ce lien est perceptible dans les textes de la Commission. Les com-pétences de production ne faisaient pas toujours l’unanimité dans les définitions jusqu’alors.

Cette situation a évolué brusquement.

Rappelons simplement que dans sa récente déclaration d’août 2009 sur l’éducation aux médias, Viviane Reding indique que « Aujourd’hui ,savoir lire et écrire, c’est-à-dire l’alpha-bétisation traditionnelle ne suffit plus. Il faut sensibiliser davantage les gens aux moyens de s’exprimer efficacement et d’interpréter les informations qu’ils reçoivent notamment par l’in-termédiaire des blogs, des moteurs de recherche ou de la publicité… ».

Ainsi « s’exprimer efficacement » arrive désormais en tête des aspects de la compétence médiatique. Dans cet « efficacement », nous pouvons aussi entendre sans dégâts, sans préjudice… V. Reding poursuit en disant que mieux vaut éduquer que légiférer.

L’éducation aux médias permettrait de réguler, au moins en partie, cette production en garantissant qu’un minimum de réflexion et de connaissances juridiques ou éthiques guident ces pratiques. Cette éducation jouerait un rôle préventif et/ou curatif par rapport à certaines errances en favorisant l’auto-régulation et la responsabilisation individuelle.

Ces deux modes d’interrogation différents nous conduisent à revenir sur des démarches déjà anciennes.

Les premiers travaux autour de l’éducation aux médias au début des années soixante-dix, se sont largement focalisés sur la connaissance des systèmes médiatiques et sur la transmis-sion d’un esprit critique centré sur l’analyse des messages. C’était, rappelons nous, le moment où s’élaboraient par ailleurs les contenus des toutes nouvelles sciences de l’information et de la communication. L’éducation aux médias se posait comme le prolongement de ces conte-nus, de ces savoirs savants dans le milieu scolaire et plus largement éducatif.

Le projet d’approcher ces contenus par l‘incitation à la production de médias par les jeunes est apparu assez vite. Cette démarche a émergé plutôt parmi les pédagogues et les éducateurs, à partir d’une réflexion sur les modalités d’apprentissage. Les plus dynamiques s’inspiraient largement des théories de l’Éducation nouvelle et de la pédagogie du « learning by doing ».

Il s’agissait bien de saisir l’occasion de faciliter l’éducation aux médias à partir du réel et de l’expérience personnelle en favorisant la production de médias ou de messages médiatiques avec l’objectif ultime de permettre une expression de qualité pour tous dans une optique ci-toyenne et démocratique. Ils rejoignaient ainsi Dewey, Freinet ou Decroly. La dimension mé-diatique de la production renforçait encore les effets de socialisation recherchée.

Les éducateurs déjà engagés dans ces modalités ont donc très naturellement investi cette réflexion qui venait harmonieusement compléter leur démarche.

Réciproquement certains éducateurs sensibles à ce que cette démarche concrète pourrait apporter aux jeunes comme aux adultes s’y sont engagés au nom de l’éducation aux médias.

Mais revenons à notre toute première question. Analyse et production sont complémen-taires dans leurs concepts et leurs méthodes mais produire des messages médiatiques constitue-t-il une condition suffisante pour acquérir des compétences en éducation aux médias ? Des observations et des études ont abordé directement ou indirectement cette question et tenté d’apprécier si produire rend plus critique et plus perspicace vis-à-vis des médias.

Nous citerons deux exemples : l’étude sur « l’Évaluation des pratiques en éducation aux médias : leurs effets sur les enseignants et les élèves » (De Smedt, Bevort, Cardy, Garcin-Marrou, 1999) et la recherche développée en Grande-Bretagne par la NFER (National Foundation for Educational Research) et le BFI (British Film Institute) en 2006 « Special effects : the distinctiveness of learning outcomes in relation to moving image education projects »,(Lord, Jones, Harland, Bazalgette, Reid and alii).

Bien que les objets de recherche soient centrés sur des préoccupations et des supports différents, les résultats obtenus sont très proches dès lors qu’ils concernent les effets de la production de documents médiatiques par les jeunes... Dans les deux cas, on observe que les situations de production ont généré des points forts liés au plaisir engendré par l’activité de production (journaux et radios dans le premier cas, réalisation de films et de vidéos dans le second) et par la réalisation concrète d’une production médiatique.

On constate une remotivation scolaire, un certain bien-être au sein de la classe, en particulier pour des jeunes en difficultés, un sentiment de cohérence entre la vie de l’école et l’extérieur de l’école… Parmi les points forts, on note également une meilleure capacité à travailler à plusieurs et à organiser les tâches collectivement. Des compétences d’ordre technique ont nettement progressé : maquette, genres journalistiques dans un cas, réalisation de films dans l’autre.

En revanche, les deux études montrent que certains points ne vont pas de soi.

Ce sont les plus qualitativement liés à l’éducation aux médias. Pour la recherche britan-nique, on relève qu’il n’y a pas d’évolution réelle dans le domaine esthétique. La sensibilité, la connaissance n’ont pas progressé en ce domaine. L’expression individuelle a du mal à se développer et l’on ne perçoit pas de progrès dans la culture filmique ou audiovisuelle.

Du côté franco-belge, on a pu remarquer que l’acquisition de compétences en éducation aux médias meilleure compréhension de la production et du fonctionnement des médias, capacité à émettre une appréciation vis-à-vis de productions professionnelles… ne se faisait pas automatiquement et qu’elle était directement fonction de la façon dont l’activité de production était proposée et conduite. Il ressort que l’activité nécessitait un accompagnement susceptible de dépasser les seules opérations techniques pour faire surgir le lien entre les phases de la production et les dimensions critiques qu’elles permettaient d’éclairer. Si cette opération ne se faisait pas, les retombées étaient faibles voire inexistantes.

Ces deux études montrent clairement que les projets de productions médiatiques engen-drent pour les jeunes une dynamique très positive et instaurent des relations de travail beaucoup plus favorables. Elles ne suffisent pourtant pas à faire progresser immédiatement les capacités critiques et créatives des individus. Les accompagnateurs doivent se former à ces interventions et avoir pensé leurs formes d’intervention. La dimension créative de l’ex-pression est probablement une des plus complexes à activer.

Ainsi produire n’est pas toujours une garantie d’éducation aux médias effective.

Mais si nous abordons le sujet par son autre face, « l’éducation aux médias est-elle in-dispensable à la production de médias par les jeunes ? » la situation est franchement contrastée. Nous l’évoquions plus haut, les productions, ou ce que l’on appelle ainsi, se multiplient dans des conditions très hétérogènes et l’éducation aux médias est convoquée par « les plus hautes instances » pour aider à apprivoiser ce phénomène.

De nombreuses questions restées implicites mériteraient d’être débattues. Peut-on établir un lien entre ces productions médiatiques spontanées et les productions développées dans un cadre éducatif ? La production spontanée de médias par des jeunes est là aussi une pratique assez ancienne. Elle a, pendant des années, essentiellement pris la forme de journaux, fanzines, radios et plus exceptionnellement films ou vidéogrammes. Elle permettait l’expression d’idées politiques ou de pratiques culturelles différentes avec une certaine créativité et des inventions stylistiques ou langagières. Ces médias d’un nouveau genre ont même alimenté en professionnels de talent bon nombre de grands médias. Il s’agissait de pratiques choisies, réfléchies et parfois même militantes.

Le développement des technologies numériques a bouleversé ce paysage en mettant automatiquement à la disposition des usagers de l’ordinateur ou du téléphone mobile des outils de captation ou d’édition dotés d’une qualité quasi-professionnelle. C’est une chance exceptionnelle si l’on considère les possibilités de création et d’expression ainsi offertes et la qualité des échanges qui s’en suivent. Et en effet, un certain nombre d’individus de tous âges en usent de cette façon là. Mais l’immense majorité des usagers de ces outils les considèrent très différemment. L’opportunité technique l’emporte le plus souvent sur le poten-tiel créatif et ce qui était un geste de production est plutôt désormais un réflexe de presse-bouton.

L’observation des weblogs, les photos ou les videos qui circulent sur les réseaux sociaux donnent souvent l’impression de contenus assez creux sans implication de la part de leurs auteurs. Le geste de production semble réduit au minimum et la notion d’expression renvoie à des contenus très centrés sur les individus. Pour peu que l’on recherche une expression ci-toyenne de ces jeunes, on peut être déçus.

Pourtant, il nous faut considérer autrement ce grand mouvement de messages en tous genres. Peut-être sommes- nous en train d’assimiler dans les productions médiatiques ce qui est avant tout, et pour les adolescents plus encore, un acte de communication.

Dès 2006, nous avions pu constater que les jeunes privilégiaient largement toutes les activités de communication et particulièrement avec leurs proches (pairs, famille, etc.). Trois ans plus tard, cette tendance s’est renforcée. Ces activités sont susceptibles d’épouser toutes les formes disponibles à un moment donné en utilisant toutes les ressources à leur portée.

Ces communications se donnent donc souvent des allures de production ou plutôt de re-distributions de productions en postant telle image ou telle vidéo. L’objectif n’est pas tant de produire… que de maintenir la communication en vie, de rester en contact. Les conversations générées en ligne par ces échanges constituent par surcroît un des enjeux du dispositif.

L’éducation aux médias ne peut pas négliger d’observer ces pratiques des jeunes et les enjeux qu’elles revêtent pour eux. C’est le carburant de son action dès lors que l’on souhaite agir et progresser. Il faut donc se garder de tout jugement dépréciatif trop hâtif. Dans le même temps, nous ne pouvons pas négliger de proposer ce qui fait son projet, à savoir sa dimen-sion culturelle, créative et citoyenne. Car les alertes autour de la production témoignent de

ce que ces communicants pressés se préoccupent peu de questions de respect des auteurs, de respect des individus lambda dont ils captent les images et qu’ils tournent parfois en ridi-cule, ou de réflexions sur les effets produits par leurs échanges. Cette dimension est totalement absente de leur action. Ils ne la pensent pas.

Dans ce tableau rapidement brossé, l’éducation aux médias peut et doit occuper une place stratégique à différents niveaux. Tout d’abord, elle peut introduire une réflexion de fond sur les mécanismes à l’œuvre dans ces échanges, les « emprunts » opérés ou la ques-tion de fond du respect des autres sous toutes ses formes. Elle peut également inciter à pro-duire sous d’autres formes en élargissement le spectre des médias fréquentés ou en travaillant sur leur dimension esthétique et créative. Elle peut introduire la notion de « qualité ». Elle peut encore conduire à une réflexion sur le fond et les contenus tout en s’appuyant sur le jeu plaisant avec les formes. Mais, nous l’avons vu, les compétences techniques sont les plus vite acquises. Bref, elle peut faire de tous ces jeunes des émetteurs de vrais contenus auto produits (user generated content) en stimulant une vision plus large, plus socialisante de leur action et peut être même des consommateurs avertis de produits médiatiques.

A travers ce parcours rapide de la relation entre éducation aux médias et production de médias par les jeunes, nous avons pu évaluer en partie les fortes attaches qui les lient.

Cette dimension est appelée à se renforcer sous l’effet de la généralisation des techno-logies numériques. Le besoin de recul s’accélère avec le rythme des productions et les enjeux économiques, culturels et politiques sont d’importance. Il s ‘agit ni plus ni moins que de donner à une génération la pleine possession de ses moyens d’expression.

Evelyne Bevort | CLEMI - France

Éduquer aux médias