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2.4 Un corps qui parle : un sujet qui bat

2.4.3 Le mathème du parlêtre

À l’origine du parlêtre est la contingence. Freud déjà relevait :

« Nous nous plaisons ainsi à oublier qu’à vrai dire tout dans notre vie est hasard, à partir de notre apparition par rencontre du spermatozoïde et de l’ovule, hasard qui n’en a pas moins sa part dans ce qui, dans la nature, est loi et nécessité, mais qui tout simplement n’a aucune relation avec nos souhaits et illusions. Le partage, dans ce qui détermine notre vie, entre les “ nécessités ” de notre constitution et les “ hasards ” de notre enfance peut bien, dans le détail, être encore incertain ; mais dans l’ensemble, il ne subsiste aucun doute

261

Lacan J., « Remarque sur le rapport de Daniel Lagache », op. cit. p. 655.

262 Nous retrouvons ici de nombreux points communs avec les propositions de Winnicott sur la fonction de la

substance maternelle précédemment exposée.

263

Lacan J., « Situation de la psychanalyse et formation du psychanalyste en 1956 » (1956), Écrits, op. cit. p. 468.

264

66 quant à la significativité de nos premières années d’enfance

précisément. »265

Pour Freud, l’homme est fait de nécessaire et de contingence. Dans son texte « Nous sommes poussés par des hasards à droite et à gauche », Jacques-Alain Miller reprend ce fil de pensée. Il y développe que l’homme serait soumis à la contingence de S₁ qui viennent d’un Autre et qui le marquent, indiquant qu’en premier lieu, le sujet est parlé266 :

« Les symboles enveloppent en effet la vie de l’homme d’un réseau si total qu’ils conjoignent avant qu’il vienne au monde ceux qui vont l’engendrer “par l’os et par la chair”, qu’ils apportent à sa naissance avec les dons des astres, sinon avec les dons des fées, le dessin de sa destinée, qu’ils donnent les mots qui le feront fidèle ou renégat, la loi des actes qui le suivront jusque-là même où il n’est pas encore et au- delà de sa mort même, et que par eux sa fin trouve son sens dans le jugement dernier où le verbe absout son être ou le condamne, – sauf à atteindre à la réalisation subjective de l’être-pour-la-mort. »267

Ainsi, le fil de l’existence se dessine à partir de rencontres contingentes qui nous poussent par des hasards à droite et à gauche. Pour autant, le sujet n’est pas passif, il n’est pas un objet qui serait poussé ici et là. Le sujet a à prendre à sa charge l’articulation qu’il peut faire entre les S1 contingents et les S2, effet de sens produisant un sujet parlant. L’homme est

donc un être parlé parlant, un parlêtre.

Jacques-Alain Miller propose un mathème du parlêtre, expliquant la structure psychique comme une « articulation » d’« éléments fonctionnels différenciés ». Il isole pour cela les quatre éléments suivants : S, S₁, S₂ et a. La structure mettrait à jour la place que chacun de ces éléments occupe et les relations qu’ils entretiennent entre eux.

265

Freud S., Un souvenir d’enfance de Léonard de Vinci (1910), in Œuvres complètes. Psychanalyse, vol. X, op. cit., p. 164.

266 Cf. Lacan J., « Fonction et champs de la parole et du langage en psychanalyse », op. cit., p. 278. 267

67 S S₁ a ◊ S₂ parlêtre Mathème du parlêtre268

Le mathème du parlêtre correspond donc au sujet S, à l’articulation S₁-S₂ et au produit de cette articulation a. Nous proposons de rapprocher cette équation du schéma de la division que Lacan développe dans le séminaire X. Mais cette fois, au centre de cette division se trouverait l’articulation que le sujet serait susceptible de faire entre un S₁ et un S₂. Nous proposons alors comme lecture de ce mathème :

Construction du parlêtre S Sujet mythique269 S S₁ Contingence de S₁ venant de l’Autre S S₁ --S₂ Articulation de S₁ à S₂ opérée par le sujet $ S₁◊S₂ a L’articulation entraine La division du sujet

et la chute de l’objet comme reste

Le langage se constitue de S1, « insondable décision de l’être »270, et d’une histoire brodée

de S2. Cette adjonction de sens constituerait alors une « superstructure » enchâssant et

faisant signifier des éléments de hasard préalables. Il s’agit là d’une structuration de la

268 Miller J.-A., « Nous sommes poussés par des hasards à droite et à gauche », La Cause freudienne, n° 71, juin

2009, p. 67.

269

Lacan J., Le séminaire, livre X, L'angoisse, op. cit., p. 203. Lacan désigne par la lettre S le sujet « hypothétique » (Ibid., p. 135) qui a à advenir.

270

68 chaîne signifiante qui en ce sens n’est pas « calculée » mais « spontanée ». L’articulation de deux signifiants se fait toujours par le biais d’un intervalle qui les lie. C’est dans cet intervalle que le sujet peut faire son apparition pour aussitôt se dissiper. Tout rapport signifiant S1-S2 a

un effet signifié que J.-A. Miller rapproche de « l’effet sujet ». Il propose alors l’écriture suivante :

f(S1S2)  S

L’articulation S1-S2 fait naître le sujet. Il s’agit d’« un effet neutre du Sa » 271. Neutre est à entendre dans le rapport du sujet à la libido : « du point de vue de la libido, c’est un effet de libido zéro »272 En ce sens, le sujet ne vibre pas, ne résonne pas mais bat. Et en s’aliénant au langage, il se met à battre au rythme de l’Autre.

Il est étonnant toutefois de conceptualiser le parlêtre à l’aide d’un mathème qui s’appuie sur les quatre éléments du discours. En effet, le parlêtre se caractérise par son lien au corps. Revenons à la façon dont Lacan va inventer le terme de parlêtre : « L’inconscient – drôle de mot ! »273 s’exclame Jacques-Alain Miller en 1973 dans Télévision. Ce à quoi Lacan répond « par une fin de non-recevoir »274 : « Freud n’en a pas trouvé de meilleur, et il n’y a pas à y revenir »275. Toutefois en 1976 dans « Joyce le symptôme », Lacan reviendra sur cette question et proposera cette fois une substitution à l’inconscient : « mon expression de parlêtre qui se substituera à l’ICS de Freud »276. L’inconscient devient donc le parlêtre. Le concept d’inconscient a connu beaucoup d’évolution tout au long de l’enseignement de Lacan. Prenant en compte le roc de la castration277, Lacan tentera d’élaborer via le réel et le concept de parlêtre une façon de penser un inconscient qui n’est pas déchiffrable, un inconscient qui ne dit rien. Éric Laurent commente qu’il s’agit du passage de l’inconscient freudien où la pulsion était définie comme lien entre un quantum libidinal et des représentations au parlêtre mettant en jeu la façon dont le signifiant impacte le corps278.

271 Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Le partenaire symptôme » (1997-1998), cours du 13 mai 1998. 272

Ibid.

273

Lacan J., « Télévision » (1973), Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 511.

274 Miller J.-A., « L'inconscient et le corps parlant », La Cause du désir, n° 88, octobre 2014, p. 109. 275

Lacan J., « Télévision » (1973), Autres écrits, op. cit., p. 511.

276

Lacan J., « Joyce le Symptôme » (1976), Autres écrits, op. cit., p. 565.

277 Freud S., L’analyse finie et l’analyse infinie (1937), in Œuvres complètes. Psychanalyse, vol. XX, op. cit., p. 55. 278

69 Deux inconscients seraient donc à distinguer : l’inconscient réel279 et l’inconscient déchiffrable, c'est-à-dire imaginaro-symbolique. Nous pouvons rapprocher cela des propositions d’Alain Didier-Weill dans sa lecture de Lacan : « Lacan reprendra cette opposition entre ce qui parle (l’inconscient) et ce qui ne parle pas mais dit la vérité (le réel). »280 La proposition de J.-A. Miller nous amène à déplacer cette ligne de partage entre inconscient et réel pour la placer entre inconscient réel et inconscient imaginaro- symbolique. Que nous apporte ce décalage ? Il nous semble que cette proposition permet d’éclairer notre position quant au statut de l’inconscient qui n’est pas tout interprétable et surtout a des conséquences sur la pratique analytique. « À Bruxelles en 1977, il [Lacan] dira que l’inconscient n’a de corps que de mots et il soulignera qu’il ne s’agit pas, comme le croyait Freud, de représentations. Effectivement, le signifiant ne “représente” pas mais est un modus opérandi de la jouissance »281. C’est tout l’enjeu d’une orientation lacanienne : « analyser le parlêtre, ce n’est plus exactement la même chose que d’analyser l’inconscient au sens de Freud »282.

En reprenant le mathème du parlêtre, nous proposons de penser que l’inconscient réel est fait de la substance des S1 épars qui se liant à des S2 forment une superstructure, l’inconscient déchiffrable, appelé transférentiel. Dès lors il faut entendre que ce dernier « est une défense contre le réel »283. Lorsque J.-A. Miller propose l’équation f(S1S2)  $, il ajoute

en plus de l’effet sujet un second effet : la production de l’objet a. Cet objet a est un « effet de signifié investi » 284, c’est un effet chargé du point de vue libidinal285. Dans cette parole qui s’inscrit, « il est question de poids, il est question de densité, il est question de couleur, il est question d’intensité. »286 Nous voyons ici se dessiner les liens entre libido et langage : « la libido vient investir l’effet sémantique du signifiant, qu’elle vient en quelque sorte s’associer avec lui, c’est-à-dire que petit a est équivalent à petit s. »287 Cette approche de la connexion du signifiant et de la libido ouvre la voie de la jouissance. Nous voyons là le passage de la libido à la jouissance et du sujet au parlêtre.

279

Proposition de J.-A. Miller, « L’inconscient réel », Quarto, n° 88-89, décembre 2006, p. 6-11.

280 Didier-Weill A., Un mystère plus lointain que l’inconscient, op. cit. p. 129. 281

Mazzotti M., « Parléquivoque », Papers 1, AMP 2014-2016, disponible sur internet.

282

Miller J.-A., « L'inconscient et le corps parlant », op. cit., p. 109.

283 Miller J.-A., « Un réel pour le XXIe siècle », Scilicet, Paris, École de la Cause freudienne, 2013, p. 27. 284

Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Le partenaire symptôme » (1997-1998), cours du 13 mai 1998.

285

Ibid.

286 Ibid., cours du 06 mai 1998. 287

70 Le parlêtre se spécifie donc de son ancrage dans le corps contrairement au sujet qui comme nous l’avons vu est non substantiel. Il est un battement. Le corps du parlêtre n’est pas seulement corps imaginaire ou symbolique, il met en jeu le corps réel, le corps comme substance jouissante. Aussi nous proposerons que si le Moi vibre et que le sujet bat, le parlêtre résonne.

71

2.5 Jouissance du corps et du langage :