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6.1 Du prêt-à-porter au sur-mesure

6.1.4 Le désir de l’intervenant

Des institutions telles que le Courtil781 pense les ateliers à médiation d’une façon très précise :

« Dès le départ, on a eu cette idée que les ateliers ne devaient pas être quelque chose qui serait décidé par la direction mais plutôt en fonction des intérêts des enfants. Mais c’est indispensable aussi que le désir de l’intervenant soit pris dans l’atelier qu’il va animer. »782

Bernard Seynhaeve, directeur du Courtil au moment où il prononce ces paroles, propose un nouage entre intérêt de l’enfant et désir de l’intervenant qui serait au cœur de la dynamique d’un atelier. Si nous avons déjà développé ce à quoi correspond l’intérêt de l’enfant, nous devons maintenant préciser ce qui est à entendre par désir de l’intervenant.

Tout d’abord, nous devons distinguer désir et intérêt. Le désir est défini comme l’« aspiration profonde de l’homme vers un objet qui réponde à une attente »783. Il ne s’agit absolument pas de ce qui est en jeu dans ce que nous nommons le désir de l’intervenant. Ce désir ne doit en aucun lieu concerner une attente envers le patient ou envers ce qu’il pourrait produire sous peine de ne se situer qu’au niveau de la demande. Ce point est essentiel dans la clinique de l’enfant. En effet, L’enfant est dans une demande d’amour insatiable qui va l’aliéner inconditionnellement à l’Autre. Avoir une quelconque attente assujettirait l’enfant névrosé à son fantasme et effracterait l’enfant psychotique ou autiste avec le risque de passage à l’acte ou de repli que cela implique. C’est bien là le risque d’avoir une quelconque volonté envers l’enfant dans le cadre d’ateliers thérapeutiques, que cette volonté soit de soigner ou d’obtenir un résultat esthétique. En effet, vouloir le bien de l’autre est une forme de férocité. Le clinicien incarnerait alors un Autre capricieux,

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Le Courtil est un Institut Médico Pédagogique situé en Belgique. Il accueille des jeunes de 6 à 20 ans.

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Seynhaeve B., directeur du Courtil in Brémond M., Otero M. (s/dir.), À ciel ouvert. Entretiens. Le Courtil, l’invention au quotidien, Paris, Buddy Movies, 2013, p. 68.

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189 « fantôme de la Toute-puissance »784 conduisant au mieux à une impasse thérapeutique, au pire à un passage à l’acte. Répondre par la demande d’un résultat (esthétique ou de guérison) reviendrait donc à boucher toute subjectivité et l’atelier deviendrait pédagogique ou éducatif. C’est ce qui pousse Lacan à indiquer qu’à la question « que me veut l’Autre ? […] Nous n’avons à répondre d’aucune vérité dernière »785. Ce décalage introduit dès lors la dimension du désir, mais cette fois un désir qui « s’ébauche dans la marge où la demande se déchire du besoin »786. Le désir est un au-delà de la demande qui se révèle lorsque l’interrogation se présente comme creuse. Le clinicien est alors renvoyé à son propre rapport au manque et au non savoir qu’il doit assumer. C’est la condition pour que la nature du désir, contrairement à ce que sa définition classique nous indique, ne soit pas une aspiration mais devienne un moteur. Le manque en question peut alors être le point d’appui d’un désir décidé. Le manque est la mise en forme d’un vide qui, comme nous l’avons vu787, est indispensable pour qu’une résonance puisse advenir. Revenons au désir de l’intervenant et précisons les enjeux qui y sont liés dans des prises en charge utilisant des médiations :

« Il faut être désirant mais pas envers le sujet. Envers son travail. Et c’est là que peuvent se greffer les résidents d’une institution, sur le désir en tant qu’il est orienté vers l’objet ou vers le travail. »788

Un désir orienté vers l’objet ou vers le travail, cette formule mérite d’être interrogée. Le désir du praticien dont il est question dans de tels ateliers dévoile une autre dimension que celle exposée précédemment : le désir de travail du thérapeute avec le médium en jeu. Lorsqu’un clinicien souhaite travailler avec un médium, son intérêt pour cet objet est engagé, c’est tout du moins à espérer. Toutefois, notons que ce n’est pas vraiment son intérêt pour cet objet qui est important mais plutôt son souhait de travailler avec cet objet. Ce désir de travailler avec serait le moteur de la dynamique à l’œuvre dans l’atelier, y impulsant un mouvement. La fonction de l’objet de médiation peut alors être précisée. Il n’est pas une finalité mais se doit d’être utilisé pour vectoriser le désir du clinicien. Le désir est alors orienté, non pas vers mais par l’objet. L’objet de médiation oriente le désir du

784

Lacan J., « Subversion du sujet et dialectique du désir dans l’inconscient freudien », op. cit. p. 814.

785 Ibid., p. 818. 786

Ibid., p. 814.

787

Cf. « Le vide : l’essence de la résonance », p. 78.

788 Hourgardy F., in Allard C., Bourlez F., Crame N., De Halleux B., Depelsenaire Y., Hertsens D., Hody F.,

190 thérapeute, laissant l’enfant à l’abri de ce que l’Autre pourrait lui vouloir789. Dans une telle configuration, le mouvement qui se crée creuse un vide. La dynamique de travail impulsée par le praticien alliant son désir de travailler avec un médium et son propre rapport au manque ferait alors exister cet évidement. Cet élément est la condition indispensable pour qu’un effet de résonance puisse voir le jour. Nous y reviendrons à la fin de cette partie. La nature du désir en jeu se précise : un désir qui se soutient du manque et qui est vectorisé par l’objet de médiation. C’est alors que l’inattendu et la contingence de ce qui est amené par les jeunes patients pourront trouver un destin. En effet, Baptiste a pu découvrir la boite à marionnettes dans un moment non bouché par la demande de l’Autre. De même, c’est dans un échange informel qu’Omar évoque une volonté de travailler avec la photographie. L’intervenant s’est saisi alors de ce qu’il voyait, percevait, ou entendait, pour en faire une proposition d’atelier originale. Ainsi, l’invitation faite aux enfants de construire un livre photo mettant en scène des marionnettes a intégré les objets pour lesquels les enfants ont manifesté un intérêt. Le clinicien a accueilli ces éléments apportés par les enfants et s’en est servi comme dynamique de travail. L’évidement créé au sein de l’atelier est alors devenu attractif pour les participants qui sont venus s’y greffer, chacun à leur façon, y déployant leur dynamique pulsionnelle790. Ou plus exactement, chacun des enfants est venu y résonner permettant de mettre au travail l’accordage particulier de leur jouissance. Le savoir que l’enfant détient conduit le clinicien à suivre les indications qu’il lui donne. Ceci implique toutefois une variation dans les propositions de travail du praticien, lequel a à se tenir éveillé, voire sur le qui-vive, pour saisir la future orientation à donner à l’atelier, dans un désir sans cesse relancé. L’intérêt de l’enfant, témoin de son rapport à la jouissance, peut entrer en résonance au sein même de l’atelier pour laisser naitre un rapport nouveau à l’objet et faire laisser être un style, à la manière d’un incorporel. Les effets thérapeutiques viendront de surcroit.

Nous pouvons maintenant revenir sur l’Affinity therapy. Se positionnant du côté d’Owen, cette approche a mis en évidence que derrière le choix particulier d’un objet se cache une

789 Cf. Orrado I., Vives J.-M.., « L’objet de médiation : du transi au transit », L’évolution psychiatrique, vol. 81,

n°4, octobre-décembre 2016.

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Cette opération s’est effectuée en prenant en compte la dimension transférentielle. En effet, au travers de la clinique de Baptiste et Omar nous avons pu montrer comment le praticien a calculé ses interventions et son positionnement en fonction des modalités singulières que chacun a pu mettre en jeu.

191 part d’intime que l’enfant est prêt à engager dans un travail. Encore a-t-il fallu qu’Owen trouve des partenaires se mettant « au diapason de son invention » comme l’écrit Myriam Chérel-Perrin. Se mettre au diapason reflète bien l’enjeu pour le clinicien d’effectuer le réglage nécessaire pour que le patient puisse explorer via la résonance sa fréquence propre. Dans le cas d’Owen, ses parents ont utilisé l’objet « dessin-animé » non comme une finalité en soi mais comme un objet qui pouvait constituer une fenêtre sur le monde et qui a vectorisé le travail thérapeutique de leur fils. Nous retrouvons le même nouage dans l’atelier : il a fallu dans un premier temps accueillir les trouvailles de chaque enfant « marionnettes » et « photographie ». C’est alors seulement dans un second temps que le « livre photo » est venu orienter la dynamique de travail, visant un au-delà, et a agi comme un attracteur étrange791 permettant à chacun de s’y inscrire avec son style.

La cinématique de travail dans un atelier à médiation révèle donc la présence d’un vide structural attractif à partir duquel une mise en résonance du rapport du sujet à sa jouissance est possible autorisant la découverte d’un nouvel accordage. Le désir du thérapeute en jeu se fonde de façon classique sur une position de non savoir, mais à cela s’ajoute son intérêt pour le médium utilisé dans l’atelier. Si le désir prend appui sur le manque, comme mise en forme du vide telle une caisse creuse, l’intérêt de l’intervenant de travailler avec l’objet de médiation, vectorise le désir, il tend la corde de la lyre – pour reprendre les termes de F. Ponge – transformant le manque en caisse de résonance. C’est alors que ce qu’amène l’enfant peut non seulement être accueilli mais surtout trouver un destin résonnant, lorsque le clinicien s’en saisit en l’intégrant à la médiation utilisée. Ainsi, l’objet « livre photo » n’a jamais été une finalité, c’est un au-delà qui était visé. Omar et Baptiste ont pu y voir se révéler un point de jouissance dans leur rapport au langage et au corps.

« L’expérience des rencontres médiatisées par l’art […] repose […] sur l’énigme sans cesse relancée et relançante d’un impossible dans le rapport du sujet à lui-même. »792

791 Nous renvoyons ici le lecteur au deuxième interlude dans lequel Antoine Ouellette parle de la musique

comme un attracteur étrange pour lui. Il fait alors référence aux mathématiques fractales. Cf. « Antoine Ouellette et la musique », p. 158.

792 Vinot F., Vives J.-M. (s/dir.), Les médiations thérapeutiques par l’art. Le Réel en jeu, Toulouse, Érès, 2014,

192 Prenant en compte la dynamique transférentielle particulière à chaque enfant, l’atelier de médiation serait l’espace déployé à partir de la rencontre de l’intérêt de l’enfant, du désir du praticien et leur mutuelle potentialisation. Si cette rencontre a lieu, c’est-à-dire si le désir de l’intervenant tel qu’il a été défini permet à l’enfant d’y loger son intérêt, alors les ateliers à médiation peuvent être considérés comme des lieux de possible mise en résonance de la jouissance – comme le soutient notre thèse. En ce sens, l’atelier ne doit pas répondre à un protocole mais s’inscrire dans ce qui fait le style du clinicien. C’est à cette condition que l’enfant viendra mettre en jeu son corps dans son rapport au langage.

Après ces premières bases posées, nous allons maintenant interroger la valeur et la fonction des objets transitionnels, autistiques et phobiques pour pouvoir ensuite déterminer avec précision ce qu’est l’objet de médiation.

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