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4.2 L’objet voix et la réson

4.2.3 Des folies résonantes

Dans les années 1980, Jean Oury propose cette thèse : « Dans la schizophrénie, ce qui est bouleversé, c’est le rythme. On peut dire que la schizophrénie est une dysrythmie. »617 Alors que l’organisation pulsionnelle névrotique se corrèle avec les pulsations données par les ouvertures et fermetures de l’inconscient suite des coupures opérées par le langage. Dans la psychose, et plus particulièrement dans la schizophrénie, nulle pulsation, nulle trajectoire d’aller-retour, mais des débordements pulsionnels qui, sans solution, peuvent aboutir à des passages à l’acte. Toutefois, il nous semble que parler de bouleversement de rythme ne nous permet pas de conceptualiser ce qui opère dans la schizophrénie. Nous postulerons plutôt qu’il n’y a pas de rythme, la schizophrénie serait une arythmie au sens du a privatif c'est-à- dire sans rythme. Ce que nous démontre par exemple la potomanie que Marcel Czermak note comme pulsion qui se déspécifie618. Nous pourrions positionner la dysrythmie décrite

614

Hulak F., La lettre et l’œuvre dans la psychose, op. cit., p. 157.

615 Lacan J., Le séminaire, livre XXIII, Le sinthome, op. cit., p. 121. 616

Nous faisons ici référence à une distinction entre jouissance du réel qui brûle et réel de la jouissance qui est feu froid que met en avant Patrick Valas dans un article : « Autisme ? », Champs lacanien, n°14, novembre 2013, p. 135-141.

617

Oury J., Création et schizophrénie, op. cit., p. 128.

618

Czermak M., « Remarques sur des faits de déspécification pulsionnelle dans leur rapport aux fonctions, dans la psychose », in Michels A., Landman P. (s/dir), Les limites du corps, le corps comme limite, Ramonville Saint- Agne, Érès, 2006, p. 114.

139 par Jean Oury comme relevant de la phénoménologie. L’arythmie en serait la conception métapsychologique. L’arythmie serait paradigmatique du fonctionnement pulsionnel du sujet dont la dysrythmie serait l’expression visible. Tentons de reprendre cette question du rythme à partir de nos avancées sur la résonance que nous allons interroger à partir des psychoses ordinaires.

L’« état S0 du sujet » est un syntagme proposé par Jacques-Alain Miller pour caractériser les

psychoses ordinaires, qui « évoluent sans bruit, sans explosion, mais avec un trou619 ». Ce trou, nous proposons d’en faire le foyer résonnant de la jouissance. J.-A. Miller s’appuie sur la rupture présente dans le rapport S₁-S₂ dans la psychose pour requalifier le S₁ en jeu : « comme ce n’est pas pris dans la numération » c’est un S₁ tout seul qui équivaut à un S0620.

L’objet a serait alors « l’objet rien », « cause de non-désir »621, dans une clinique du désert. Ce degré zéro du sujet se révélerait être « pur semblant, vide d’identité »622, c'est-à-dire un « moi sans énonciation » 623. Il vient désigner un trou et c’est en cela qu’il nous intéresse car le fonctionnement de ce trou correspond justement au fonctionnement de l’objet a dans la psychose. Interrogeons cette proposition à partir d’un cas clinique.

4.2.3.1 Être « Neutre »

Laure est une élève brillante de lycée. Lors de notre première rencontre, ses larmes coulent sur son visage qui reste impassible : « j'ai peur de décevoir les autres, d'être nulle ». En séance la jeune fille pleure beaucoup et parle peu. Elle décline son emploi du temps, les échéances des contrôles et le programme de ses révisions qui n’est jamais suffisant. Au fil du temps, un certain goût pour la parole voit le jour dans nos échanges aux allures de conversation.

Aucune satisfaction ne ressort de ses bons résultats, « c'est juste normal ». Cependant avoir une mauvaise note la plonge dans des auto-tourments : « il y a des mots qui résonnent dans ma tête : fainéante, nulle, bête ». La jeune fille se trouve réduite à son être de déchet et un déchaînement d’injonctions surmoïques s’impose alors comme réponse : il faut en faire plus, s’entrainer plus, mémoriser plus… Un illimité qui la conduit à l’épuisement.

619 Miller J.-A., « Effet retour sur la psychose ordinaire », Quarto, n°94-95, Janvier 2009, p. 49. 620

Miller J.-A. (s/dir.), Situations subjectives de déprise sociale, Paris, Navarin, 2009, p. 169.

621

Ibid., p. 170.

622 Blanchet R., « L’imaginaire de la psychose ordinaire », Mental, no 35, janvier 2017, p. 50. 623

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Cette jouissance mortifère trouve à se manifester dans les histoires que Laure invente à partir de dessins de personnages qu’elle crée. Alors que je montrerai un intérêt pour son écriture, Laure détournera la question et ne racontera jamais le contenu de ses récits. L’Autre est menaçant et Laure m’a à l’œil, j’en suis avertie. Plusieurs mois plus tard, elle précisera tout de même « c’est tellement dramatique, c’est n’importe quoi, ça n’a plus de sens […] il n’y a pas d’équilibre ». Je relève ce signifiant majeur : « l’équilibre c’est

important ». En mettant ses dessins en ligne elle peut avoir des échanges avec des habitants

de pays lointains via les réseaux sociaux. Ces relations ont la particularité de laisser le corps hors-jeu et d’utiliser une langue étrangère.

Laure possède un talent pour l'apprentissage des langues étrangères qu’elle assimile tels des codes. En revanche, son rapport au langage est extrêmement précaire et Laure est souvent perplexe face au monde : elle explique avoir fait un « hors-sujet » lors d'un contrôle de français. N'ayant pas saisi « l'ironie » de la formulation du sujet d'examen elle y a répondu au pied de la lettre. Elle précise qu’elle comprend l’ironie, si on la lui signale au préalable. Être « hors-sujet », une façon de nommer sa déconnexion de l’Autre.

À chaque séance, Laure aborde l’organisation de son temps de révision. C’est par ce biais que j’introduirai la question du corps : ne pas oublier le corps et sa fatigue dans le planning. Aménager des pauses ou encore penser à s’alimenter sont des façons de réfréner le déferlement d’exigences et de la jouissance. Laure amène également en séance différents moments dans lesquels le monde semble se déréaliser. Ces vacillements de l’être sont accueillis, nous les re-contextualisons et les effets s’en trouvent amoindris. Beaucoup moins présents à la fin du suivi, ces moments n’entrainent plus l’illimité de jouissance à l’œuvre jusque-là. Ce travail lui donne accès à une certaine inscription dans le groupe d’« élèves ». En fin d’année scolaire, elle est invitée à un repas scolaire, elle accepte, c’est une première. Restaurant et boîte de nuit sont au programme. Laure se contentera du restaurant puis retrouvera ses parents pour manger une glace. Elle en tire une certaine satisfaction.

Les scénarii qu’elle continue d’écrire chez elle vont se modifier. Elle tente maintenant de structurer les histoires mais aussi les caractères de ses personnages avec « de l'équilibre ». Ce signifiant, relevé en entretien, a orienté le travail et fait maintenant retour : « il faut des bonnes choses et des mauvaises choses pour qu'une histoire tienne la route ». Un

141 équilibrage, toujours précaire, de la jouissance tente de s’opérer. Un signifiant nouveau émerge pour expliquer son absence d’affects, de ressentis ou encore d’envies jusque-là vécus comme énigmatiques « je suis neutre ». Son rapport au langage « hors-sujet », Laure semble pouvoir l’incarner dans un être « neutre » permettant un lien social.

4.2.3.2 Retour sur le degré zéro du sujet

Ce cas permet de démontrer les liens entre jouissance et résonance. Quand c’est « neutre », le sujet tient dans un certain immobilisme avec un corps qui ne vibre pas. Neutre est une façon de nommer l’arythmie nécessaire pour maintenir un équilibre.

La sur-identification à la bonne élève est à la fois ce qui soutient Laure et ce qui peut la faire chuter. Dans la conduite du travail, il n’a pas été question de renforcer cette identification et encore moins de la déconstruire. C’est en s’orientant du « rien » en jeu, qu’un signifiant nouveau a été produit. Signifiant sous lequel elle tente de se représenter. Neutre pourrait être positionné comme un signifiant qui tente de sinthomatiser sa solution. Être neutre semble permettre aux trois dimensions (R, S et I) d’être « superposées » même si les trois ronds sont « disjoints ». En effet, Pierre Skriabine nous indique : « Si R, S et I ne tiennent pas effectivement ensemble, s’ils ne sont pas réellement reliés, ils peuvent cependant apparaître comme parfaitement noués, mais ce n’est qu’une simple image, comme l’ombre projetée de trois ronds disjoints, mais superposés »624. Un pur semblant, vide d’identité pour reprendre les termes de Reginald Blanchet, un moi sans énonciation. Dès qu’une énonciation apparait, les mots se mettent à résonner dans la tête de Laure, et elle semble alors aspirée dans un tourbillon. Cette jouissance illimitée est activée par le langage, par la réson du dire. La réson est directement liée à l’énonciation comme l’indiquaient déjà nos développements sur l’autisme.

L’objet a fonctionne ici comme trou noir. Le sujet psychotique est face à un Autre plein mais plein d’un trou noir. Examinons ce qu’est le noir : Descartes notait « il y a des corps qui, étant rencontrés par les rayons de la lumière, les amortissent, et leur ôtent toute leur force, à savoir ceux qu’on nomme noirs, lesquels n’ont point d’autre couleur que les ténèbres ; et qu’il y en a d’autres qui les font réfléchir »625. Le noir serait donc un corps qui a le pouvoir d’ôter ses forces aux rayons qui osent venir à sa rencontre. Pour les astronomes, les zones

624 Skriabine P., « La psychose ordinaire du point de vue borroméen », Quarto, n°94-95, op. cit., p. 21. 625

142 noires seraient « impénétrables au regard » 626. Il y aurait donc des zones dans le monde qui se ferment au regard. Ces zones sont qualifiées de ce fait d’ « optiquement épais »627.

L’épaisseur optique dont il est question concerne le rapport entre la diffusion et l’absorption d’une lumière traversant un certain milieu. Celui-ci, en fonction de l’intensité lumineuse qu’il absorbe, pourra donc aller de transparent à opaque. Cette épaisseur est mesurée par une formule que les scientifiques ont nommé « l’équation de transfert »628 ! Heureuse contingence signifiante qui nous permet d’entrer de plain-pied dans le champ de la pulsion en tant qu’elle constitue le rapport du sujet au monde, c'est-à-dire à l’Autre : « la pulsion, […] est chargée d’aller quêter quelque chose qui, à chaque fois, répond dans l’Autre »629. Un Autre qui se révèle plus ou moins épais et qui est mis en scène dans le transfert.

Précisons alors la logique à l’œuvre entre le regard comme objet a et les zones noires. Celles-ci sont « des nuages opaques de poussière absorbante »630. Absorbant démontre bien que le regard y entre. Un milieu optiquement épais serait donc un lieu au sens topologique que nous qualifierions non pas d’impénétrable au regard mais plutôt de prison à regard. Il ne s’agit pas que le regard ne s’introduise pas dans cette zone mais plutôt qu’il n’en ressorte plus. Le regard serait capturé en ce lieu. Telle serait la logique du noir, un trou absorbant, résonant, qui s’active depuis le réel de la jouissance des signifiants et que seul certains autres signifiants pourront pacifier. Fonction qu’a occupé le signifiant « neutre ».

En mathématique le 0, élément nul, peut occuper deux fonctions : dans une multiplication, il est absorbant alors que dans une addition il est neutre. Pour Laure le travail n’a-t-il pas consisté justement à passer de signifiants qui opèrent en tant que 0 absorbant (ceux qui résonnent : « nulle », etc.) à un signifiant qui fonctionne comme 0 neutre, maintenant Laure dans un fragile équilibre ? D’un état S0 absorbant, Laure est passée à un état S0 neutre, c’est-

à-dire d’un état S0 arésonnant à un état S0 a-résonnant, permettant d’arraisonner le sujet en

remplaçant et dépassant les conceptualisations basées sur le rythme.

626

Harisson E., Le noir de la nuit. Une énigme du cosmos, Seuil, Paris, 1990, p. 108.

627 Ibid. 628

L’équation de transfert du rayonnement établit un bilan d’énergie prenant en compte à la fois la quantité d’énergie absorbée par la matière et la quantité d’énergie émise.

629 Lacan J., Le Séminaire, Livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse (1964), op. cit., p. 178. 630

143 Nous pourrions ici rapprocher l’état arésonnant de ce que nous avons nommé une résonance pétrifiée. Cette formule n’est pas à considérer comme le monopole de l’autisme. Chez le parlêtre, la résonance ne peut être réduite à une classification nosographique ni même structurale. Si la structure reste un élément fondamental pour appréhender le psychisme humain, la résonance nous introduit à une clinique borroméenne. Ainsi, la résonance pétrifiée identifiée à partir d’une clinique de l’autisme peut se retrouver dans la psychose mais aussi dans la névrose. Tels sont les moments traumatiques que tout un chacun peut vivre : une suspension du temps emprisonnant le sujet. Toutefois, penser ce mouvement comme suspendu, fait entendre qu’une reprise est possible. Nous allons revenir sur la clinique de l’autisme pour étudier la façon dont ils se saisissent du langage.

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