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6.1 Du prêt-à-porter au sur-mesure

6.1.3 Du groupe à la troupe

Une séquence clinique précise concernant Baptiste nous semble paradigmatique de la façon dont le groupe peut être pensé. Baptiste, alors qu’il doit prendre un objet placé sur la table, effectue avec son bras un geste « bizarre » comme le diront les autres enfants : il met sa main dans son dos et lentement, dans un mouvement qui semble démantelé, il effectue avec son bras raidi un lent et long mouvement circulaire pour finir par poser sa main sur l’objet voulu et l’attraper. Il le ramène vers lui avec la même lenteur. Le groupe reste stupéfait et le regarde. Baptiste est connu pour ses comportements « bizarres » à l’école, qui l’excluent souvent du groupe classe. En effet, Baptiste peut par exemple enlever sa chaussure et en lécher la semelle, ce que les adultes prennent pour de la provocation. Ou encore, il prélève dans la trousse de ses camarades des objets qu’il va ensuite mettre derrière un meuble bas placé dans la classe, ce qui est considéré comme du vol.

Dans le groupe, son geste long et lent va être repris. Nous le redoublons en effectuant le même mouvement pour prendre un objet mais nous y ajoutons la parole, une parole longue et lente : « jeeeeee… prennnnnnnds… laaaaaa… coooooooooolleeeeeee….. ». Un des participants s’exclame « c’est comme un ralenti ! ». Le groupe se met, un temps, à faire des ralentis puis chacun reprend son rythme, Baptiste restant dans ces mouvements lents qui sont alors acceptés par le groupe.

Une autre séquence clinique peut nous éclairer. Léa est une jeune fille de dix ans, scolarisée dans un établissement spécialisé pour enfants autistes. En relation duelle, elle se recroqueville sur sa chaise et tape sa main jusqu’à saigner. À l’école elle frappe ses camarades dans la cours de récréation. Elle est alors reçue dans un atelier d’écoute musicale. Plusieurs CD sont proposés et nous invitons les enfants à amener des musiques de chez eux. Parmi les propositions les enfants choisissent d’écouter une musique de Jean- Jacques Goldman À nos actes manqués. Tous sont déçus car ils s’attendaient à entendre la reprise de Mat Pokora. Léa se bouche les oreilles en y plaquant ses deux mains et fait des mimiques pour exprimer qu’elle n’aime pas cette musique. Les autres reproduisent alors les mêmes gestes mais y ajoutent une parole « c’est nul ! ». Léa les regarde et dit « ce n’est pas le vrai », en parlant du chanteur. Elle explique qu’elle aime les musiques sur lesquelles « on peut danser ». Nous changeons de morceau. Les autres filles du groupe s’attrapent par le bras et se balancent de droite à gauche, elles entraînent de la même façon Léa, qui se laisse

186 faire avec un sourire. Elle est en difficulté pour suivre leur mouvement de va-et-vient et se trouve souvent à contre rythme. Mais elle peut en rire. Une dernière musique est écoutée, les trois filles chantent et font des mouvements de danse avec leurs bras et leurs mains chacune à leur place. Léa aussi.

Ces séquences cliniques sont fondamentales pour nous permettre de mettre en évidence ce que le groupe peut apporter dans une telle prise en charge. Souvent ce sont les effets d’identification qui sont mis au premier plan. Comme nous l’avons développé dans notre première partie, à partir des travaux d’O. Avron779. Le groupe est dans ce cas conceptualisé comme « réalité psychique »780 mettant en jeu une résonance inter-individuelle. Nous l’avons déjà démontré, il s’agit d’une résonance réduite à sa valeur métaphorique. Les enjeux relevés sont de l’ordre de l’imaginaire et correspondent à une mise en vibration du moi. Nous rappelons ici au lecteur que la vibration, mouvement rapide de va-et-vient, est un phénomène et non un concept. Si la résonance implique une vibration, toute vibration n’est pas issue d’une résonance. Ainsi, nous ne parlerons pas ici d’effets de groupe mais de l’impact des autres et surtout de leurs dires. Le groupe n’a pas pour vocation de constituer une unité identificatoire qui gommerait toute singularité. Tout notre travail sur la résonance nous permet maintenant d’utiliser ce terme comme concept opératoire et non comme métaphore.

Lorsque dans notre travail avec Baptiste, nous avons redoublé son geste en y joignant la parole, nous avons tenté d’inscrire son mouvement hors-sens dans un nouage entre corps et parole. Pour cela, il a fallu effectuer un accordage en les inscrivant chacun dans un même rythme : un mouvement long et lent. Une nomination vient alors des membres du groupe « un ralenti ». Ce mouvement devient un style que Baptiste fait sien pour le temps de la séance. Cette opération d’accordage permet de faire point de capiton pour qu’une résonance puisse exister. Comme nous l’ont montré nos deux interludes, la mise en résonance de la jouissance du corps et du langage permet de faire laisser être un style, une signature. Il ne s’agit pas que tous les participants répondent en chœur à une consigne mais que chacun puisse trouver sa fréquence propre. Le groupe peut alors être considéré comme

779

Cf. « La relation aux autres », p. 52.

780 Brun A., « Groupe thérapeutique de peinture et réalité du lien précoce à l’objet », Revue de psychothérapie

187 une troupe dans laquelle le singulier de chacun doit pouvoir être accueilli. Les ateliers à médiation sont des lieux de possible mise en résonance de la jouissance.

Le cas de Léa en témoigne aussi. À l’écoute d’une musique qui, pour elle, n’est pas la vraie, elle pose ses mains sur ses oreilles, obturant ainsi les orifices pulsionnels de son corps. Mais la dynamique du groupe déjoue complètement l’aspect autistique de son geste. Par imitation, les autres participants reproduisent le mouvement et y adjoignent une parole « c’est nul ». À nouveau, c’est l’accordage entre corps et langage qui opère. La valeur du geste est transformée : au lieu d’être un repli dans une résonance pétrifiée, ce mouvement suspendu est repris et peut alors s’inscrire au champ de l’Autre. Lorsque le médecin du service demandera à Léa : « À quoi sert le groupe ? », elle répondra : « J’ai appris que les autres, ils sont comme moi ». Ce qui attire notre attention dans cet énoncé est la présence du comme. L’autre ce n’est pas elle. Il ne nous semble pas que le travail engagé par Léa ait conduit à un collage imaginaire sur un double mais plutôt qu’elle y a pris appui pour pouvoir amorcer une différentiation. C’est ainsi qu’un accès à l’Autre peut s’avérer possible.

Penser la situation groupale en termes de troupe nous permet de prendre en compte la singularité des participants et laisse envisager la possibilité que chacun se mette au travail de sa propre question, comme nous l’ont montré les cas de Baptiste et Omar. Chacun vient chercher un accordage entre corps et langage et résonner selon sa fréquence propre au travail proposé. Tout l’enjeu pour le thérapeute serait alors de mener cette troupe sans imposer un rythme qui les mettrait au pas. Vouloir mettre tout le monde au pas pourrait d’ailleurs conduire au pire. Une histoire, véridique selon certains, raconte qu’une compagnie militaire, marchant au pas, traversait un pont. La cadence imposée s’est trouvée être la fréquence de résonance du pont. Celui-ci s’effondra et le régiment périt. Depuis les groupes militaires rompent le pas lorsqu’ils passent sur un pont. Servons-nous de cette histoire comme métaphore de ce que peut devenir un groupe que l’on voudrait mener à l’unisson. Ce genre de pratique pousse d’ailleurs à exclure tout élément qui ne suivrait pas le rythme et ne rentrerait alors pas dans le cadre. Notre séquence clinique met en avant une autre logique : permettre à chacun de jouer selon son rythme, participant de fait à la construction d’une partition inédite.

188 Nous avons ainsi mis en avant l’importance de prendre en compte l’intérêt de l’enfant dans le choix du médium proposé. Mais alors comment le désir de l’intervenant pour ce médium est-il pris en considération ? Pierre, Paul et Jacques peuvent-ils vraiment se succéder à la tête d’un atelier sans que cela ait d’incidence ?