• Aucun résultat trouvé

4.3 Des liens entre énonciation et réson

4.3.1 Le codage autistique

La nécessité d’effacer la présence de l’énonciateur, conduit l’autiste à un usage du langage que nous pourrions qualifier d’objectif : un code informatif (voire informatique). Dès lors les mots sont autonomes de la phrase, hors contexte, c'est-à-dire qu’ils ne s’articulent pas dans une chaîne signifiante. S1 et S2 ne s’articulent pas au travers de la logique du poinçon,

comme le notait J.-A. Miller dans son mathème du parlêtre. L’autiste traiterait les mots comme des « mots absolus », des mots signes. Jean-Claude Maleval le souligne : « Du fait de

631

Maleval J.-C., L’autiste et sa voix, op. cit., p. 240.

632

Lacan J., « D’une question préliminaire à tout traitement possible de la psychose », Écrits, op. cit., p. 533.

633 Maleval J.-C., L’autiste et sa voix, op. cit., p. 249. 634

145 la carence du babil et de la lalangue, leur entrée dans le langage se fait par l’assimilation de signes. »635 Il y a un « caractère chosifié du langage » 636 de l’autiste : un accès au dit sans impliquer la réson et les équivoques qu’elle induit.

Cliniquement, ce fait s’observe très régulièrement. L’autiste peut par exemple apprendre les couleurs à partir de leur longueur d’onde qui constitue une valeur absolue. À l’opposé, il leur est beaucoup plus difficile d’utiliser des adjectifs tels que grand/petit qui sont eux, relatifs et comparatifs637. C’est cela qu’Henri Rey-Flaud nomme le langage chosifié. Les autistes entretiennent un rapport d’univocité au langage : « ils découpent le monde en signifiés chosifiés sur lesquels ils apposent une étiquette fixe, produisant ainsi un langage analogique, créateur d'une réalité elle-même analogique, garantie de la pérennité de leur être » 638. Nous retrouvons ici la logique des algorithmes d’apprentissage utilisés par les intelligences artificielles.

L’intelligence artificielle fait, entre autre, appel à ces algorithmes pour tenter de codifier le langage. Les mots sont codés de façon binaire par une succession de 0 et de 1, déterminant leurs coordonnées dans un repère en trois dimensions.

Mots dans un repère en trois dimensions

635

Ibid., p. 95.

636

Rey-Flaud H., L’enfant qui s’est arrêté au seuil du langage…, op. cit., p. 152.

637 Ibid., p. 154-156. 638

Rey-Flaud H., Les enfants de l’indicible peur…, op. cit., p. 357. y x z serpent x reptile x musique x vipère x piano x A x B x E x D x C x y x z

146 Un mot est alors défini par ses coordonnées euclidiennes (x, y, z). Pour introduire dans ce modèle la dimension sémantique, l’intelligence artificielle examine différentes phrases et rapproche dans le repère les mots présents dans une même phrase. Ainsi, la phrase « le serpent est un reptile » va rapprocher dans le graphe, le mot A « serpent » et le mot B « reptile » supposant que s’ils sont dans la même phrase c’est qu’ils ont un rapport l’un avec l’autre.

Mots pondérés par leur rapport sémantique dans un repère en trois dimensions

L’algorithme d’apprentissage utilise un modèle d’analyse dont il tire une information qu’il propage ensuite. En cas d’erreur, il envoie un message à l’envers, qui remonte le circuit pour modifier le modèle d’analyse. Des millions de phrases sont passées en revue par les ordinateurs. À quoi servent de tels algorithmes ? Leur application permet par exemple de traduire une image en mots. Certaines erreurs, intéressantes pour notre recherche, peuvent alors se produire, une limace dont les antennes ne sont pas sorties, peut être prise pour un serpent. Ou encore l’image d’une race de chien encore jamais vue, ne pourra pas être reconnue. Il y a là une absence de catégorisation tout comme dans l’autisme. Ceci nous montre clairement que ce modèle se base sur la sémiologie, c’est-à-dire le signe, et non sur le signifiant. Il présentifie la logique langagière de l’autiste.

Dans « Fonction et champs de la parole et du langage en psychanalyse », Lacan parle ainsi du moyen de communication des abeilles qui utilisent la fréquence du battement de leurs ailes pour transmettre une information. Il affirme alors qu’il ne s’agit pas d’un langage à

x piano x vipère y x z serpent x x reptile musique x x C x D y x z A x B x E x

147 proprement parlé du fait de « la corrélation fixe de ses signes à la réalité qu’ils signifient »639. En effet, « dans un langage les signes prennent leur valeur de leur relation les uns aux autres, dans le partage lexical des sémantèmes autant que dans l’usage positionnel, voire flexionnel des morphèmes, contrastant avec la fixité du codage ici mis en jeu »640. Le langage autistique s’inscrit dans un codage loin de celui mis en jeu par la chaîne signifiante.

Si dans la névrose, le mot est le meurtre de la Chose, que dans la psychose le mot équivaut à la Chose, alors nous pouvons proposer que dans l’autisme, un mot est une chose. Par cette opération de codage, le signifiant est dégradé au rang de signe et la Chose est rabaissée au niveau de l’objet. Processus inverse de la sublimation, que nous pourrions nommer robotisation, l’autiste est un être terre à terre, c’est bien ce dont témoigne son goût prononcé pour les procédures. Chaque mot est un S1, qu’il connecte à un S2 dans un lien

univoque, se constituant ainsi une bibliothèque de S1=S2. La double barre les reliant vient

noter la rigidité de la fixation qui les lie interdisant toute torsion entre eux. Nous pouvons alors nous demander : en quoi cette fixation d’un S1 à un S2 est différente du néologisme

psychotique, qui est aussi une fixation ? Pour répondre à cette question nous allons faire un détour par la paranoïa, appelée dans années 1900, « folies raisonnantes »641.