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6.1 Du prêt-à-porter au sur-mesure

6.1.2 L’accueil du singulier

Baptiste, âgé de huit ans, est un enfant très inhibé qui reste en retrait en classe et n’entre pas dans les apprentissages, ce qui le conduit à redoubler le CE1. Il se fait remarquer par ses

« bizarreries » : il pousse des cris en classe ou encore prend des objets dans les trousses de ses camarades pour les faire tomber derrière une armoire située au fond de la salle. Reçu dans un centre de consultation, il est orienté vers une prise en charge en groupe. À l’occasion d’un entretien préalable à son entrée dans l’atelier, nous recevons Baptiste et sa mère. Celle-ci évite notre regard et parle peu. Elle dira simplement à propos de son fils : « il est toujours dans son monde. […] Il se raconte des histoires avec des mouchoirs ». À notre demande, elle précise qu’il prend des bouts de mouchoirs en papier qu’il agite et avec lesquels il invente des histoires. La mère mime alors un geste qui nous semble ressembler à une stéréotypie. Il nous est difficile de comprendre la valeur de ces « histoires » et ce que peuvent représenter ces « bouts de mouchoirs en papier » qu’il agite. Nous en prenons simplement note à ce moment-là.

Omar, âgé de onze ans, est sur le point d’être orienté dans une classe spécialisée, raison pour laquelle il vient consulter. En relation duelle, il parle peu et se montre totalement inhibé. Il est orienté vers une prise en charge en groupe. Nous le recevons avec son père. Contrairement à ce que nous observons lors de ce premier entretien, Omar est décrit comme un garçon très volubile. Constamment en effervescence, il se fait remarquer en classe par son comportement. Il est le « clown » qui fait rire ses camarades, au détriment de ses apprentissages scolaires : « il ne pense qu’à faire l’intéressant » dira son institutrice. Le père considère les comportements de son fils comme des « bêtises » qui le font sourire.

182 Petit dernier d’une fratrie de cinq, Omar semble amuser tout le monde, en famille comme à l’école.

Au sein du groupe, Baptiste et Omar prennent place. Chacun avec son style va prendre la parole. Lors d’un moment informel, Baptiste explore la pièce et s’arrête devant une boite contenant des marionnettes. Il s’y intéresse et les sort les unes après les autres. De son côté, Omar évoque son envie de faire de la photo, un « livre photo » ponctue-t-il. C’est à partir de ces deux remarques et éclairés par les éléments repérés dans leur histoire respective que nous allons orienter la suite du travail. En effet, d’un côté les marionnettes nous rappellent les « histoires » que Baptiste se raconte avec des « bouts de mouchoirs en papier ». D’un autre côté, la photo permettrait de mettre au travail avec Omar le déploiement de la pulsion scopique et la position qu’il prend dans le regard de l’Autre. Ce sont les motivations qui nous poussent à proposer un nouveau support : la construction d’un livre photo à partir d’une histoire mise en scène avec les marionnettes. Les enfants construiront le décor adéquat et positionneront les personnages. Eux-mêmes ne figureront pas sur les photos. Cette séquence de travail s’étalera sur huit séances. Examinons pour chacun de ces deux enfants la façon dont ils se sont saisis de notre proposition.

Alors que Baptiste, paraissant coupé du groupe, prend les différentes marionnettes et les manipule, Omar raconte une histoire de policier et de voleur. Baptiste intervient uniquement pour préciser, toujours de façon très pertinente, certains termes utilisés par Omar. Par exemple Omar se saisit d’un personnage qui porte une casquette, « c’est un monsieur » dit-il. Baptiste intervient « un enquêteur ». Progressivement, un scénario se précise grâce aux interventions de chacun. Omar raconte une histoire et Baptiste trouve les termes justes pour nommer chaque chose.

Pour Baptiste tout l’enjeu du travail se concentrera sur sa manipulation des marionnettes et ce qu’elles expriment. Alors qu’il se racontait des histoires en agitant des bouts de mouchoirs en papier, il raconte maintenant une histoire avec des marionnettes. Nous faisons l’hypothèse ici que les marionnettes se situent en lieu et place des mouchoirs en papier. Il incarne ainsi, à l’aide de sa main, des personnages. De plus, la nécessité de prendre en photo les différentes mises en scène pour constituer l’album va obliger Baptiste à ne plus tenir les marionnettes contre lui. La marionnette doit être dans le cadre mais pas Batiste. Une mise à

183 distance s’opère alors dans l’espace entre sa main qui tient la marionnette et son torse. Les personnages prennent forme et consistance dans une histoire adressée aux lecteurs ce qui permet à Baptiste d’opérer un traitement imaginaire et symbolique de la question du corps, lui donnant en retour une certaine consistance. Ceci va avoir un effet de limitation de la jouissance du corps, qui jusque-là faisait retour dans des bizarreries (cris, stéréotypies…) qui s’imposaient à lui. De plus, nous relevons que Baptiste, en s’appuyant sur les personnages incarnés par les marionnettes, peut maintenant prendre la parole pour évoquer sa vie quotidienne. Baptiste témoigne de son besoin de se soutenir d’un double, ici la marionnette, pour supporter une position d’énonciation. Comme le note Jean-Claude Maleval à propos d’un enfant autiste qui utilise des marionnettes: « Il s’agit encore d’une manière de parler en s’absentant, qui permet de se protéger contre le désir de l’Autre »776. La modalité de présence de Baptiste reste singulière (regard fuyant, position de retrait…) mais il peut occuper désormais une place à part entière auprès des autres et être reconnu par eux. Notamment par son style d’intervention : il est toujours soucieux de trouver le mot juste pour préciser ce qui est dit, un langage chosifié comme le développe Henri Rey-Flaud. Comme nous l’avons vu, dans l’autisme les mots sont « rivés aux choses [et] ont une signification et une seule »777. Dans cette logique du mot juste pour dire la chose, c’est Baptiste qui trouvera le titre du livre photo commun au groupe. Alors qu’un brouhaha s’installe, chacun voulant donner son avis, depuis une position un peu en retrait nous entendrons la voix de Baptiste dire « le cambriolage ». Tous s’arrêtent de parler et acquiescent, ce sera le titre. Les bizarreries qu’il manifeste s’estompent et passent au second plan. Les mêmes effets seront relevés à l’école après quelques mois de prise en charge. Omar de son côté rencontrera une difficulté toute autre : accepter de ne pas être photographié avec les marionnettes. Il usera de nombreux stratagèmes pour s’immiscer sous les feux du flash de l’appareil. L’utilisation de la photographie qui est son idée va l’amener à mettre au travail la façon dont il se situe comme objet dans le désir de l’Autre. Pour ce petit dernier d’une fratrie de cinq, amuser la galerie en se donnant à voir aux autres est sa façon d’être, sa manière d’attirer l’attention. Son attitude le conduit à être considéré au sein de l’institution scolaire comme un élève agité incapable de se concentrer et de fournir un travail

776 Maleval J.-C., L’autiste et sa voix, op. cit., p. 115. 777

184 scolaire : « un enfant qui ne respecte pas le cadre ». Nous pouvons toutefois préciser qu’Omar ne dépasse jamais les limites posées par l’adulte comme interdits. Il se fait remarquer pour son bavardage par exemple. Ainsi sa difficulté ne vient pas d’un manque d’intégration des règles mais d’une impossibilité à se situer ailleurs que dans le cadre du regard de l’Autre. Il remplit entièrement le cadre de sa présence et sature le champ scopique de l’autre par son agitation. C’est cette dimension pulsionnelle qu’il va mettre au travail avec le médium de la photographie. Il s’agit ici de la pulsion comme l’écrit Lacan S◊D778, c'est-à- dire qui met en jeu le sujet en tant que divisé par les signifiants de la demande, le sujet dans son lien à l’Autre. C’est alors que s’ouvre la dimension du désir et de sa question corollaire : Que suis-je pour l’Autre ? Pour Omar, il est difficile de ne pas être l’objet qui va venir le combler. Loin de ne pas respecter le cadre, nous pourrions plutôt formuler qu’il le remplit de son agitation allant jusqu’à exaspérer l’autre par sa présence. Ce que nous retrouvons dans ses tentatives de figurer sur les photos mettant en scène les marionnettes. L’orientation du travail consistera à lui offrir la possibilité d’occuper la fonction de celui qui prend les photos et donc définit le cadre de la scène. C’est à ce moment qu’Omar commence à parler de sa famille et fait part de l’absence durant quarante-huit heures de son grand frère qui a été placé en garde à vue. Ainsi se dévoile le réel de l’absence et l’angoisse qui y est liée. L’histoire du policier et du voleur, dont il a été l’instigateur, racontait bien quelque chose de lui.

Cette séquence clinique est représentative de la façon dont un travail de groupe peut tenter de ne pas donner consistance à des reflets imaginaires mais miser sur l’intérêt de l’enfant. Leur investissement deviendra alors le moteur de la dynamique de groupe pour permettre au sujet d’exprimer une certaine modalité de lien à l’Autre. La mise en perspective du travail effectué par Omar et Baptiste nous permet d’isoler très précisément les enjeux pulsionnels. Chacun a pu se saisir de l’objet proposé pour mettre au travail, dans une logique de résonnance, son lien à l’Autre. Nous développerons ce point un peu plus loin. Pour l’heure examinons la dynamique de groupe à l’œuvre qui permet de ne pas imposer un atelier pour tous mais d’offrir une médiation sur mesure à chacun.

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