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De la « management science » à l’académisation scientifique

Dans le document The DART-Europe E-theses Portal (Page 55-61)

M ANAGEMENT E DUCATION

1.4. L’académisation scientifique de la Management Education

1.4.2. De la « management science » à l’académisation scientifique

L’incapacité du management à se constituer en profession, et a fortiori celle de sa struc-ture de formation à préparer à une profession – donc à disposer à la fois d’un contenu et d’une considération unanime des éléments nécessaires à son exercice, ensemble qu’elle pourrait alors enseigner (e.g. Barker, 2010; Eckhardt & Wetherbe, 2014; Khurana &

Nohria, 2008) –, conduit à déplacer les académiques des Sciences de Gestion parmi les facultés. Leurs Facultés se déplacent ainsi des facultés « supérieures » aux facultés « infé-rieures » – elles valorisent des éléments différents. Ce que je qualifie d’académisation scientifique : la tendance, dans un système académique, à l’intégration progressive des éléments valorisés par ce système (i.e. déconnectés des urgences, des nécessités et des contingences) ici scientifiques, souvent au détriment des autres types d’éléments.

La question de l’académisation scientifique de la Management Education peut sembler assez déconnectée de notre sujet. Pourtant, elle mérite d’être détaillée et illustrée empiriquement, car elle est largement source des critiques qui sont adressées à la Mana-gement Education et auxquelles l’art vise sans doute à répondre.

Bourdieu (2003a: 66) a résumé l’approche adoptée par les facultés qui ne peuvent obtenir la reconnaissance « d’un fondement en raison sociale » ; jeu que l’orientation, produit de l’histoire qui vient d’être exposée, prise ou subie par la Management Educa-tion, tend à produire dans cet environnement qui devrait pourtant, a priori, disposer d’un fondement en raison sociale (e.g. Bennis & O’Toole, 2005; Eckhardt & Wetherbe, 2014) :

« Dans le Conflit des Facultés, Kant prend pour point de départ le constat que, à la différence des « facultés supérieures », théologie, droit, médecine, dont l’autorité est directement garantie et contrôlée par les pouvoirs temporels, la « faculté infé-rieure », mathématiques, philosophie, histoire, etc., n’a pas d’autre fondement que

« la raison propre du peuple savant ». Privée de toute délégation temporelle, la philosophie en est ainsi réduite à faire de nécessité vertu théorique : refusant le fondement en raison sociale qui lui est de toute façon refusé, elle prétend se fonder elle-même en raison (pure), au prix d’une acrobatie théorique digne du baron de Münchhausen, et offrir ainsi aux autres facultés le seul fondement qui vaille à ses yeux, c’est-à-dire au regard de la raison, et dont, à leur insu, elles seraient drama-tiquement privées. »

Ainsi, les facultés dont l’objectif et la raison d’être ne sont plus la contribution à une « raison pratique », i.e. ici une connaissance, liée à une pratique sociale ou sociétale, ou encore à un « savoir pratique normatif » – globalement, les « professions » ou « quasi professions » –, mais à une « raison académique », i.e. une connaissance académique par l’académie et pour l’académie, détachée d’une réalité et surtout d’une fonction sociales, deviennent le lieu d’un jeu académique et tendent à s’isoler dans un espace purement spé-cifique de l’espace social. Dans cet espace, les éléments valorisés sont ceux que valori-sent la partie académique de l’Académie : par opposition à une culture bourgeoise (qui a pourtant fondé la Management Education), les valeurs du désintéressement, de la dénéga-tion des nécessités et urgences sociales, mais surtout de la « théorie » et du « radénéga-tionnel », sont les seules valables (e.g. Bourdieu, 1979; Chiapello, 1998). Chacun comprend aisé-ment en quoi la tendance « scientifisante » – à laquelle ont, assez paradoxaleaisé-ment, incité les différentes parties prenantes souvent « praticiennes » de la Management Education – mène à la tendance académiste.

Plus l’environnement incite à produire un savoir académique théorique, plus l’on y trouve des chercheurs aux profils académiques. Plus ces profils s’imposent, plus la seule valeur de la Business School s’approche de la valeur académique de sa Faculté (en particulier « publiante »). Or, la valeur académique, dans la Management Education, tend à être déterminée par la capacité à publier dans des revues « classées », et dont l’orientation requiert de moins en moins une connexion avec la pratique26. La connais-sance managériale théorique et rationnelle est considérée comme presque seule valable, les autres formes de connaissances se trouvent rejetées hors de cet espace social. Lussier (2014: 384–385) détaille ce phénomène, dans le cas des Sciences de Gestion.

« […] [l]e fait de « jouer le jeu » de la science a entrainé comme conséquence l’isolement progressif de la gestion académique par rapport à la gestion pratique.

Notamment, la volonté des chercheurs de faire prévaloir la rigueur souvent aux dé-pens de la pertinence des recherches pour les praticiens rend difficile le rappro-chement du savoir développé dans les établissements d’enseignement supérieur avec les praticiens de la gestion. Les deux « univers » ont des priorités qui ne sont plus les mêmes. De plus, les chercheurs ont fondé leurs propres revues acadé-miques qui demeurent très peu accessibles en dehors des bibliothèques universi-taires. De leur côté, les praticiens ont leurs propres revues professionnelles. »

26 Les revues les plus prestigieuses sont souvent les plus théoriques. Notons quelques cas particu-liers, tels que la Harvard Business Review, qui sont parfois valorisés, de même que des revues similaires

« accessibles » (e.g. MIT Sloan Management Review) pour leur prestige, mais elles sont plus l’exception que la règle (elles sont, par exemple, classées « 2 », par la Fondation Nationale pour l’Enseignement et la Gestion des Entreprises, sur une échelle de 1 à 4 avec pour meilleur 1, dans le classement 2016).

La pratique de la recherche et l’emploi de Facultés dont les individus possèdent la capacité à publier dans des revues très tournées vers des contributions peu accessibles aux praticiens sont aujourd’hui des conditions sine qua none d’obtention des précieuses dis-tinctions académiques représentées par les accréditations, comme l’indique de nouveau Lussier (2014: 159) :

« Il est indéniable que les accréditations ont encouragé la création d’un corps pro-fessoral détenant un doctorat au sein des facultés de gestion et des écoles de com-merce. Des enseignants-chercheurs faisant de la recherche pour contribuer au dé-veloppement de nouvelles connaissances dans les différents champs de la gestion. »

Lazuech (1999: 53) notait, à la fin du XXème siècle, cette tendance en France, dans le cas d’HEC Paris et de l’ESCP Europe :

« En 1995 sur les 106 enseignants qui composent le corps professoral permanent d’HEC, 71% étaient titulaires d’un doctorat ou d’un diplôme équivalent, 36%

étaient des anciens élèves de l’Ecole. A titre de comparaison, en 1992, 50% des 77 enseignants-chercheurs de l’ESCP sont titulaires d’un doctorat ou d’un PhD, 30%

sont diplômés d’une école de commerce (HEC, ESSEC, ESCP). »

La tendance à la valorisation de la recherche s’exprimait déjà dans les données présentées précédemment : chacune des 21 organisations de la Management Education considérées, de rang et de localisation tant géographique que sociale très variés, met en avant cette activité sur la page d’accueil de son site. Les Business Schools françaises ten-dent à indiquer la composition de leur Faculté, notamment l’articulation entre les diffé-rents « niveaux professoraux », mais aussi le caractère « doctoré » des membres de leur Faculté. L’extrait suivant, issu du site internet de l’ESCP Europe, incarne cet élément :

« Création et transmission de savoir sont assurées par une équipe de plus de 130 professeurs permanents, répartis sur les 5 campus.

Chaque professeur est rattaché à un département d’enseignement et à un ou plusieurs centres de recherche. Ce sont les mêmes profes-seurs qui conçoivent les enseignements et les dispensent dans l’ensemble des programmes offerts par l’école, qu’il s’agisse de formation initiale ou continue. Tous sont titulaires d’un diplôme de doctorat, la plupart en sciences de gestion, d’autres en écono-mie, en droit ou en sciences humaines et sociales. Leur activité se répartit entre trois pôles : l’enseignement, la recherche et la direc-tion scientifique d’un ou plusieurs programmes d’enseignement. Ils ont par ailleurs le libre usage d’un jour par semaine qu’ils utilisent souvent pour assurer des missions de conseil dans des entreprises, ou autres organisations publiques ou privées qu’ils font bénéficier de leur expertise. Outre ces professeurs permanents, il existe trois

autres types d’enseignants à l’école : 80 professeurs affiliés vien-nent apporter des expertises complémentaires et assurent la pleine responsabilité de cours et de programmes dans lesquels ils sont des experts reconnus. Il s’agit soit de professeurs d’université, soit de professionnels qui ont choisi de consacrer une partie significative de leur activité à l’enseignement. Chaque année ESCP Europe re-çoit également des professeurs visitants, issus d’universités du monde entier, qui viennent soit passer leurs périodes sabbatiques au sein d’une équipe de recherche locale, soit assurer des enseigne-ments ponctuels dans le cadre d’accords de partenariat. Enfin, plus de 700 intervenants, la plupart des professionnels experts dans leur domaine, assurent en tant que professeurs vacataires, des en-seignements pointus sur tous les métiers et secteurs du monde des organisations. » (source : site officiel de l’ESCP Europe, accueil de la rubrique « Faculté et Recherche » ; consulté le 26 juillet 2015 ; mon emphase)

Remarquons tout d’abord que « [c]e sont les mêmes professeurs qui conçoivent les enseignements et les dispensent dans l’ensemble des programmes offerts par l’école, qu’il s’agisse de formation initiale ou continue. Tous sont titulaires d’un diplôme de doc-torat, la plupart en sciences de gestion, d’autres en économie, en droit ou en sciences humaines et sociales. », ce qui tend à impliquer que le goût pour le savoir « scientifique » se propage jusqu’à l’enseignement. La tendance « doctorale » décrite par Lazuech (1999) semble d’ailleurs s’être poursuivie. Pour prendre une autre situation archétypale mais révélatrice, alors que ce qui précède est seulement un extrait de la page dédiée de l’ESCP Europe, les organisations des autres pays utilisent souvent des descriptions bien plus limi-tées, comme l’indique cet exemple de la prestigieuse IE Business School :

« La faculté de l’IE est constituée d’individus exceptionnels avec des profils variés, qui aident nos étudiants à développer tout leur poten-tiel depuis différentes perspectives. » (source : site officiel de l’espagnole IE Business School, accueil de la rubrique « Faculté et Recherche » ; consulté le 26 juillet 2015)

L’usage du titre de « professeur », appliqué en France presque systématiquement à l’ensemble des intervenants professionnels, y compris aux « plus de 700 intervenants, la plupart des professionnels experts dans leur domaine, [qui] assurent en tant que profes-seurs vacataires, des enseignements pointus sur tous les métiers et secteurs du monde des organisations. »27 de l’ESCP Europe, peut indiquer une volonté de mettre en avant

27 Source : site officiel de l’ESCP Europe, accueil de la rubrique « Faculté et Recherche » ; consul-té le 26 juillet 2015.

l’orientation scientifique des organisations de la Management Education française.

L’analyse du titre de « professeur » et de son pouvoir de légitimation en France peut ex-pliquer cette tendance (Bourdieu, 1984, 2001a, 2001b; Bourdieu & Passeron, 1970).

Toutefois, il convient de remarquer que la tension vécue par la Management Edu-cation s’exprime dans le reste de la page qui décrit la logique de la Faculté de l’ESCP Europe, avec la référence fréquente au « concret » de la pratique managériale aux côtés de celle au « scientifique », comme l’illustre cet extrait de la « Politique de la recherche » :

« ESCP Europe a une stratégie de recherche d’excellence scienti-fique et de transfert. Le Corps Professoral des cinq campus mène des recherches qui donnent lieu à des publications dans les plus grandes revues scientifiques internationales mais contribue éga-lement à irriguer, par des ouvrages de référence ou des publica-tions "de transfert", tant la communauté professionnelle (entre-prises, pouvoirs publics, associations professionnelles, etc.) que le contenu des enseignements, tous programmes confondus. (source : site officiel de l’ESCP Europe, accueil de la rubrique « Faculté et Recherche » ; consulté le 26 juillet 2015 ; mon emphase)

En somme, le « jeu académique » est devenu une activité de nombreuses organi-sations de la Management Education (Bennis & O’Toole, 2005; Eckhardt & Wetherbe, 2014; Lussier, 2014). Une telle « académisation scientifique » n’est pas sans conséquence pour la pratique managériale, ou plutôt pour son enseignement, et a fortiori son apprentis-sage, mais elle implique surtout la légitimité principale d’un type unique de contenu.

Avec un possible double résultat : a) rendre principalement légitime la connaissance théo-rique rationnelle, i.e. basée sur la raison, unique forme de savoir valorisée par les acteurs du jeu académique qui s’y déroule, au détriment de la connaissance « pratique » des prati-ciens et de toute forme de connaissance alternative ; b) reléguer les profils non purement académiques au second rang dans les facultés de Sciences de Gestion désormais « infé-rieures », détachées des pouvoirs temporels qui les ont pourtant fondées. La conséquence, notée pour la France, est la progressive diminution de la part « pratique » dans les ensei-gnements assurés par des « non-académiques » (Harker et al., 2016).

Enfin, n’oublions évidemment pas, en particulier puisque le terrain de la thèse se situe en France, que la Management Education européenne s’attache sans doute moins à l’application du paradigme dominant décrit, fondé dans l’empirisme logique, le choix rationnel et la théorie de l’agence, que les acteurs situés aux États-Unis d’Amérique, même si la domination de ce modèle reste effective ; il s’agit de nuances (Statler &

Guillet de Monthoux, 2015: 5). Le poids des grandes institutions internationales améri-caines reste fort sur ce marché, et les organisations de la Management Education française (y compris ses Grandes Écoles qui se distinguaient des Universités par une académisation scientifique plus faible, des liens avec l’industrie plus forts) tendent à évoluer vers le mo-dèle international, ce sous des pressions variées mais classiques de l’environnement28 et avec l’effet ailleurs observé (Rubin & Dierdorff, 2009) d’une inadéquation relative des compétences enseignées avec celles attendues par les organisations et leurs acteurs ; ce qui est lié, en France, à un éloignement du « monde professionnel » (e.g. avec la difficulté plus grande à faire intervenir des vacataires issus de ce cadre, pourtant une pratique an-cienne des Grandes Écoles de tradition appliquée) (Harker et al., 2016: 565) :

« Dans l’ensemble, il peut être conclu que les efforts récents entrepris par les Grandes Écoles pour satisfaire aux pressions nationales et internationales ne mè-nent pas à une mise à disposition [en: provision] de cours qui enseigneraient une des six compétences managériales qui ont été identifiées comme essentielles par Dierdorrf et Rubin[29] […]. »

Harker et al. (2016: 565) remarquent qu’« [i]l peut être par ailleurs observé que la variance entre les écoles est relativement faible pour quatre des six compétences ma-nagériales, ce qui suggère que l’offre éducationnelle est relativement homogène dans l’échantillon d’écoles. Ceci n’est pas surprenant, étant donné que [les auteurs n’ont]

inclus que les écoles du top 30 dans cette étude qui sont en concurrence directe entre elles. ».

Si le terrain de la thèse n’appartient pas à cet échantillon, il possède tout de même le statut de Grande École (acquis en cours de terrain) et se positionne a priori sans débat dans les meilleures institutions nationales, avec un rôle international – et l’expérience terrain incitera à conclure qu’il suit globalement les tendances décrites par Harker et al.

28 Dans l’étude (2016: 556 notamment), au niveau national, ces auteurs identifient les critiques en hausse sur la faible intégration sociale, davantage de transparence et de connaissance du public par les clas-sements. Au niveau international, ils identifient l’alignement des programmes et diplômes, la concurrence pour les étudiants internationaux et la « livraison » (en: delivery) des programmes. Au niveau à la fois in-ternational et national, ils identifient le problème des « ressources » (notamment de personnel mais aussi d’équilibre entre enseignement et recherche).

29 Dans l’article de Harker et al. (2016: 564), l’étude s’appuie sur : 1) manager les processus de prise de décision, 2) manager le capital humain, 3) manager la stratégie et l’innovation, 4) manager les tâches liées à l’environnement (e.g. communiquer avec des personnes hors de son organisation), 5) manager les aspects d’administration et de contrôle, et 6) manager la logistique et la technologie. Pour l’article d’origine, voir Rubin et Dierdorff (2009: 213).

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