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Les caractéristiques des données collectées

Dans le document The DART-Europe E-theses Portal (Page 195-200)

L A COLLECTE ET L ’ ANALYSE D ’ UN MATÉRIAU EMPIRIQUE QUALITATIF

5.2. Les caractéristiques des données collectées

Avant d’analyser en détail le matériau empirique enregistré par la collecte, nous allons tenter d’analyser les types de données qu’une telle collecte produit. Ils intègrent à la fois des éléments clairement « subjectifs » et d’autres plus « objectifs », ainsi que des parties issues d’une interaction et d’autres issues d’une observation sans interaction.

5.2.1. Analyse des types de données

Ma recherche s’appuie sur des données enregistrées à l’aide de trois approches complé-mentaires de la saisie, chacune représentative d’un rapport différent à l’action et à ma présence de chercheur. J’intitule ces trois éléments les « entretiens-terrain », les « mo-ments-acteurs » et les « moments-terrain ». Il s’agit d’avoir une réflexion, dans la logique de l’objectivation participante, sur le statut des données issues de la saisie, notamment en termes sociaux ; avec des conséquences méthodologiques et épistémologiques.

5.2.1.1. Entretiens-terrain, moments-acteurs et moments-terrain

Au fur et à mesure de l’expérience de terrain et face à la difficulté pratique à saisir tout ce que j’aurais souhaité saisir, une approche combinatoire a donc émergé progressivement.

Elle s’applique à l’ensemble des séminaires suivis, puisque la prise de notes pourrait en-trer dans l’une des catégories. Toutefois, la réflexion concerne avant tout la saisie méca-nique de l’empirie. Cette démarche combinatoire repose sur la mobilisation de trois «

lo-giques » de captation de données (dont une particularité réside dans la possibilité d’un usage simultané si nécessaire).

Premièrement, je pus, dans la terminologie que je propose, réaliser ce que je nomme des « entretiens-terrain », i.e. la pratique avec enregistrement mécanique de l’entretien non formalisé et relativement peu directif93, dans une simple lo-gique « d’échange », pendant le terrain lui-même. Je posais des questions ou incitais régu-lièrement les individus à réagir à la situation. Ceci me permit de récolter un volume

« brut » et conséquent de propos et de réactions, bien supérieur à ce que la prise de notes aurait permis, et surtout, les éléments exprimés par les acteurs eux-mêmes94 sans « retra-duction » subjective lors de l’écriture de notes. Il s’agit finalement d’une approche discur-sive-verbale de la collecte de données, un entretien peu directif, non préparé car in situ, dans laquelle la donnée collectée se trouve créée par le chercheur, son action et ses ques-tions, ce qui donne une certaine forme au matériau empirique. Comme pour toute ap-proche discursive-verbale-orale (e.g. Alvesson, 2003; Bourdieu, 2003a), les données re-présentent plutôt la captation de comportements ajustés à la situation sociale que des ex-pressions directes des attitudes95. La « donnée » et la « situation » n’existent pas préala-blement à l’intervention du chercheur ; elles sont par-là créées par son action subjective et la réaction subjective des enquêtés.

Deuxièmement, des « moments-acteurs » furent capturés, i.e. des saisies volon-taires – par déclenchement de l’un de mes dispositifs d’enregistrement ou prise de notes – d’échanges et d’ensembles de comportements par et entre les acteurs, qu’ils m’aient sem-blés intéressants ou non dans l’action96. Lorsqu’il s’agissait d’un enregistrement, donc à l’exclusion des prises de notes, je mettais alors clairement en évidence le dispositif d’enregistrement (pour des questions éthiques), et je constatais globalement la poursuite telles quelles des discussions, même s’il est évidemment envisageable que certains indi-vidus aient alors modéré leurs propos et comportements sans l’indiquer ou le laisser pa-raître. L’intérêt repose ici, par opposition aux « entretiens-terrain », dans la préexistence

93 Puisque les questions émergeaient souvent « dans l’action », même s’il m’est bien entendu arrivé de poser les mêmes questions plusieurs fois à des groupes différents, de façon successive.

94 Parfois très « directs » et « francs », selon ma demande, mais à un point surprenant. Les partici-pants n’hésitaient par exemple pas à être parfois ouvertement critiques de certains aspects de l’expérience.

95 Le ou les individu(s) interviewé(s) peuvent ne pas avoir d’opinion sur la question qui (n’)intéresse (que) le chercheur ou encore « penser qu’il faut socialement répondre d’une certaine façon », soit parce que l’intériorisation des extériorités et leur extériorisation y incitent, soit pour « faire plaisir » au chercheur (Bourdieu, 2003a: 88–90).

96 Par exemple, je pus saisir des discussions que je rejoignais en cours de route, le discours d’ouverture du vernissage du deuxième séminaire etc.

de la situation observée et alors captée, même si la présence (souvent « l’arrivée im-promptue ») du chercheur – ma présence ici – tend à déformer la situation. Ce sont de nouveau des comportements ajustés lors de la situation sociale d’enquête, plus que des comportements complètement alignés sur l’attitude qu’enregistrent ces « moments-acteurs ». Ce, même s’il est possible d’imaginer que les comportements captés aient été initialement plus proches de l’attitude des acteurs – et bien qu’il soit aussi rationnel d’imaginer que ces acteurs, dans leur expression, se conforment également à leur propre groupe, donc expriment davantage des comportements « conformistes » que des attitudes réelles97. Notons que pour le troisième séminaire, observé sans usage de l’enregistrement mécanique (en dehors de photographies précises) et dans une posture non interactionniste, et puisque ces catégories peuvent éventuellement concerner la prise de notes, les données captées par prise de notes sont, alors, des « moments-acteurs ».

Troisièmement, des « moments-terrain » firent aussi l’objet d’un enregistrement, i.e. des saisies, sans ma présence, de moments du terrain par simple déclenchement d’un dispositif posé soit au hasard soit pour se focaliser sur une « partie » (un espace, un lieu etc.) du terrain98. En dehors de la conscience générale des individus de leur statut « de sujets d’étude », qui peut influencer en continu leurs comportements, l’intérêt réside dans la captation aléatoire de moments existants de façon autonome, sans la présence du cher-cheur. Seul le dispositif de captation est présent, parfois potentiellement oublié ; l’absence du chercheur exclut de facto la prise de notes, sauf peut-être pour les quelques éléments qui correspondent à ce qui a été noté « globalement », ce qui était observé « de loin » (e.g.

la disposition ou les déplacements d’individus dans l’espace global). Les moments-terrain me permirent de récolter le ressenti (dans le cas des notes, les comportements spatio-physiques) des acteurs en dehors de ma présence proche, sans mes sollicitations, donc, potentiellement, avec un biais inférieur, même si persiste la possibilité de comportements

« socialement acceptables » car conformes aux normes locales. Je plaçais au démarrage mes dispositifs d’enregistrement mécanique pour qu’ils soient visibles, de même que leur caractère activé (e.g. indiqué par des diodes d’enregistrement). Cette troisième logique me permit d’obtenir des « données » plus proches du « comportement réel » des acteurs, moins influencées par mon effet en tant que chercheur sur le social observé.

97 Remarquons aussi que, lors de la troisième édition, un documentaire à destination publique était réalisé, par un artiste-réalisateur qui filmait soit au hasard soit sur demande (entretiens, réactions etc.), ce qui peut avoir affecté les comportements observés aussi bien à des moments particuliers qu’en général.

98 Par exemple, je posai ma caméra sur pied face à un artiste invité (lors du deuxième séminaire), au travail, ou je filmai l’atelier de façon large pour saisir l’usage de l’espace et des déplacements.

Au-delà de l’intérêt de la description quant à l’objectivation du statut des données, l’apport résidait en pratique dans la possibilité de mobiliser ces trois logiques avec plu-sieurs moyens différents, et en simultané. La saisie par un moyen particulier (photogra-phie, vidéo, prise de notes etc.) n’a que peu d’importance ; à chaque logique peuvent s’associer plusieurs moyens, potentiellement en simultané et en parallèle également (e.g.

prise de photographies pendant une interview). Dans l’ensemble des types de captation, intervenaient un ou plusieurs acteurs.

La combinaison de ces éléments vise à obtenir une diversité dans le type de maté-riau empirique enregistré et ensuite destiné à l’analyse post situ.

5.2.1.2. Synthèse sur la collecte de données et le matériau résultant

Face à la complexité d’une distinction arbitraire entre les « entretiens-terrain », « mo-ments-acteurs » et « moments-terrain », d’autant plus que certains enregistrements « en continu » passent d’un type à un autre, je préfère indiquer que :

a) la plupart des enregistrements de type audio captent des « entretiens-terrain », une partie non négligeable des « moments-acteurs » et une partie relativement limitée des

« moments-terrain » ;

b) la quasi-totalité des photographies représentent une captation de « moments-acteurs » et/ou « moments-terrain »99 (notons que les « entretiens-terrain » sont très rares en photographie puisque la notion d’un « entretien-terrain » ne porte que sur quelques photographies « construites » de l’ordre de la dizaine au total100) ;

c) avec la même logique que pour les photographies, la quasi-totalité des vidéos est l’enregistrement de « moments-acteurs » et/ou « moments-terrain » et, pour des rai-sons similaires à celles avancées pour les photographies, les « entretiens-terrain » ne re-présentent que quelques vidéos.

Le Tableau 9 (page 197) offre une synthèse de la combinaison potentielle de ces approches et la logique générale de chacune.

99 La distinction entre « moments-acteurs » et « moments-terrain » provient de la présence, avant et pendant, du chercheur, donc du caractère autonome ou non de la situation par rapport au sujet de l’objectivation. Ceci est difficile à retrouver a posteriori et parfois confondu ou variable dans la même

« situation », puisque la libre navigation d’un groupe, ou d’un lieu, à un autre peut impliquer ma présence à certains moments, mon absence à d’autres. Par ailleurs, l’effet de la présence du chercheur sur chaque pho-tographie et vidéo est difficile à estimer, notamment au regard de la distance au photographié ou filmé, du moment de la captation dans l’expérience donc de l’acculturation des acteurs observés au sujet (et ses ac-tions) de l’objectivation.

100 Par exemple, la photographie des « membres du groupe, presque rejoint de facto, lors de la deu-xième édition », pour « immortaliser le souvenir » (voir notamment Bourdieu et al., 1965).

Tableau 9 – Synthèse sur les types de données enregistrées par l’appareillage avec une logique combinatoire et poten-tiellement en simultané (valable surtout pour les enregistrements mécaniques)

Type de logique Présentation de la logique Types de format

entretiens-terrain

Pratique, in situ et pendant l’action, de l’entretien, enregistré mécanique-ment, non formalisé, relativement peu directif, pour obtenir des éléments

discursifs

caractéristique : absence de préexistence de la situation (création par l’action subjective du chercheur et la réaction subjective des enquêtés)

éléments a priori captés : comportements générés par la situation d’enquête (Alvesson, 2003; Bourdieu, 2003a: 88–90), quelques attitudes éventuellement

Quasi exclusivement audio

Saisie volontaire d’échanges et d’ensembles de comportements par et entre les acteurs (que ces éléments semblent intéressants a priori ou non) caractéristique : préexistence de la situation (possible modification par l’action subjective du chercheur et la réaction subjective des enquêtés lors de l’arrivée pour captation du chercheur)

éléments a priori captés : comportements socialement acceptables, quelques attitudes éventuellement

Audio, photographique, vidéo Catégorie où une très grande partie de la prise de notes peut

entrer

moments-terrain

Saisie, sans la présence du chercheur, de moments du terrain par déclen-chement d’un dispositif posé soit au hasard soit pour se focaliser sur une

« partie » (un espace, un lieu etc.) du terrain, avec une production de don-nées alors aléatoire

caractéristique : préexistence de la situation autonome (possible légère modifica-tion par la connaissance de la présence sur le terrain du chercheur et de son dispositif)

éléments a priori captés : comportements socialement acceptables, comporte-ments moins socialement contraints, attitudes éventuellement

Audio, photographique, vidéo Éventuellement quelques prises

de notes très générales (e.g.

espace pris de loin)

À l’aide de cet appareillage intégré à une posture générale d’ethnographe de, et dans, mon propre environnement, j’ai donc pu obtenir un volume important de données, traduit en différents supports, à l’aide de plusieurs outils. Présentons et analysons désor-mais les données produites par ces éléments. Nous allons tenter de comprendre les carac-téristiques du matériau empirique.

5.2.2. Caractéristiques des données enregistrées

L’objectif de cette considération des données enregistrées est de donner à voir le matériau empirique enregistré (quel que soit le mode de captation), car l’ensemble de l’histoire proposée ici – et même si elle part des « intuitions » du chercheur – n’a été validée qu’à condition que l’ensemble des « éléments » qui la constituent soit détectable dans une em-pirie captée et enregistrée. Nous avons vu que mon intuition et ma présence jouaient iné-vitablement lors de la collecte. Elles jouent également lors de l’analyse, de même que la mémoire qui permet de resituer les données à l’aide de l’enregistré et de comprendre la situation au sens large, de mon point de vue. Nous allons donc considérer ce qui a été enregistré et a fortiori ce qui ne l’a pas été, puisque l’histoire provient indirectement de cette démarche. Elle la soutient et la limite à la fois. Cette captation conduit à cette his-toire, mais une autre captation aurait pu conduire à une autre histoire. Ceci permet de ca-drer la spécificité de l’analyse ultérieure.

Le premier type de données correspond aux éléments exclusivement sonores (gé-néralement supports de « dialogues », mais l’on trouve aussi, par exemple, l’ambiance sonore des lieux) enregistrés, qu’ils aient été transcrits intégralement ou non. Le deu-xième groupe de données rassemble les vidéos qui sont présentées comme des éléments à la fois sonores et visuels puisqu’ils intègrent souvent des « dialogues » en complément des « images ». Le troisième type de données comporte celles qui sont purement « vi-suelles », i.e. les photographies. Enfin, les dernières formes de données correspondent aux éléments écrits (journal d’ethnographie, documents etc.).

5.2.2.1. Données exclusivement sonores

En amont du « terrain », j’avais réalisé un total de 10 entretiens formels non directifs – mais avec des relances régulières de ma part – auprès de formateurs en management inté-ressés par l’usage de l’art dans leur rôle ou dans leur cadre organisationnel. Ces entretiens (dont les aspects méthodologiques ont été considérés au chapitre 3) qui représentent près de 10 heures d’enregistrement, ont facilité l’approche du terrain en lui-même : des pistes d’aspects potentiellement intéressants, la « logique » des acteurs dans leurs démarches, mais aussi les profils intéressés par ces approches – sans viser la création de « typolo-gies » – tendaient à apparaître en filigrane. Ceci facilitait l’arrivée sur le terrain avec le

« background knowledge » (en) spécialisé, conseillé pour une expérience intensive d’ethnographie (Knoblauch, 2005).

Les limites de l’approche « par entretiens », largement connues par ailleurs (Alvesson, 2003; Bourdieu, 2003a), furent vite constatées. Par un mécanisme proche de l’« effet de théorie »101, les individus rencontrés en entretien – d’autant plus qu’ils sont des académiques souvent rompus à la pratique de la recherche, mais aussi connaisseurs des productions des champs Art & Management, Organizational Aesthetics (que, souvent, ils lisent et/ou produisent) etc. puisque le critère de sélection des enquêtés était leur inté-rêt pour ces approches – tendaient à revenir à la littérature existante et à son propos (voir encore Lahire, 2013). Une apparition rapide d’une forme de saturation, surprenante pour ce « non directif » mais explicable, et ces différents constats renforcèrent dans la convic-tion d’un intérêt pour une étude par observaconvic-tion directe de la pratique in situ.

101 Selon Bourdieu, dans son cours du 26 mai 1982 : « La tradition épistémologique a souvent mul-tiplié les exemples d’effets de théorie : lorsque la théorie est constituée, des phénomènes qui étaient restés inaperçus, des réalités qui étaient confondues, se distinguent ; autrement dit, on ne voit que ce pour quoi on a la théorie. » (Bourdieu, 2015)

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