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Partie II : La zoologie arabe médiévale

3. Kitāb al-Ḥayawān de Ğāḥiẓ

3.2. Méthodologie de Ğāḥiẓ dans Kitāb al-Ḥayawān

Les études récentes depuis une quinzaine d’année ont permis de valoriser cette œuvre volumineuse d’un point de vue zoologique, mais aussi en étudiant la méthodologie de l’auteur359. Ainsi Aarab et al.360 pensent que la démarche méthodologique de Ğāḥiẓ dans

Kitāb al-Ḥayawān est exceptionnelle et que ses méthodes sont très proches des conceptions

modernes. Cela est dû notamment au fait qu’il donne une grande importance à l’observation et à l’expérimentation et qu’il garde un esprit critique face aux informations qu’il reçoit. En effet, dans Kitāb al-Ḥayawān, il est rare de trouver une information sans référence et souvent

357 Charles PELLAT, «AL-JĀḤIZ» in Abbasid Belles Lettres, éd. Julia Ashtiany, T. M. Johnstone, J. D. Latham,

R. B. Serjeant, Cambridge: Cambridge University Press, 1990, p.87.

358 Aarab, Provençal et Idaomar, 2000 ; Aarab, 2001.

359 Aarab, 2001 ; Aarab, Provençal et Idaomar, 2003, Aarab et Lherminier, 2015

360 Ahmed AARAB, Philippe PROVENCAL, Mohammed IDAOMAR, « La méthodologie scientifique en

matière zoologique de Jâhiz dans la rédaction de son oeuvre Kitâb al-Hayawân», Anaquel de estudios arabes, 2003, vol.14, p.5-19.

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elle est mentionnée d’après plusieurs sources. Ğāḥiẓ a recours dans son livre à plusieurs types de sources dont il parle lui-même :

« Nous n’avons cité, grâce à Dieu, rien de ces curiosités ou …sans une preuve du Coran, du ḥadith, d’une information détaillée, d’une poésie connue, d’un proverbe, du témoignage d’un médecin ou de quelqu’un qui a lu beaucoup de livres, ou fait des voyages, ou voyagé en mer, ou habité le désert » 361 .

Ğāḥiẓ a recours dans son livre à plusieurs types de sources qui ont été répertoriées par beaucoup de chercheurs. Zaiden362 et Azzem363 distinguent six sources différentes : La première est ce qu’ils appellent les « sources arabes » qui comportent la poésie, les proverbes et les connaissances arabes. La seconde est l’Histoire des animaux d’Aristote, la troisième les livres des Persans et des Hindous, la quatrième est son expérience personnelle, la cinquième est le Coran et le ḥadith et la sixième provient de son esprit argumentatif hérité des mu’tazilites.

Bou Melhem364 donne comme sources : Aristote (cité plus de soixante fois dit-il), le Coran, le

ḥadith, la poésie arabe, les expériences, les informations orales et les informations visuelles.

Hārūn365qui a réalisé une édition commentée de cette œuvre de Ğāḥiẓ en compte cinq principales : le Coran et le ḥadith, la poésie arabe, l’Histoire des animaux d’Aristote, la discussion mu’tazilite et l’expérience personnelle.

Aarab et al.366 dénombrent comme références, les poètes arabes bédouins, les grands maîtres de Ğāḥiẓ, les sources étrangères et d’autres sources livresques. Ils précisent que ces sources sont écrites et orales.

Álvarez367 écrit que l'information contenue dans le travail de Ğāḥiẓ provient des expériences et observations faites dans ses voyages à travers l'Irak, la péninsule arabique, l’Anatolie, la Syrie, la Mésopotamie et autres pays. Ses sources sont souvent l’Histoire des animaux

361 KH, vol.6, p.12.

362 Aḥmad ʿAbd ZAIDEN, « Al-ḥayawān ʿinda al-Ğāḥiẓ», al-Mawrid, 1978, vol.4, p.58-71. 363 Maḥfūẓ ʿAlī AZZAM, Al-falsafa al-ṭabīʿiyaʿinda al-Ğāḥiẓ, le Caire: Dar al-Hidaya, 1995. 364 Ali BOU MELHEM, Al-manāḥī al-falsafīa ʿinda al-ǧāḥiẓ, Beirut: Dar al taliʿa, 1988. 365 AL-ĞĀḤIẒ, Kitāb al-Ḥayawān, éd. Abdessalam Hārūn, Beirūt : Dār al- Ğīl, 1992. 366 Aarab et al., 2003.

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d’Aristote, Galien, le livre Kalila wa Dimna, le Coran, les nouvelles des navigateurs et Bédouins et la poésie arabe classique. Ce qui n’est pas totalement vrai368.

La multiplicité des sources d’informations de Ğāḥiẓ peut s’expliquer par la grande importance qu’il accorde au principe du doute et dont il parle dans son livre. Le doute pour lui mène à la certitude c’est pourquoi il incite à apprendre à en user. Il pense par ailleurs, qu’il y a des degrés pour le doute, ce qui n’est pas le cas pour la certitude369. Ğāḥiẓ écrit dans ce contexte :

« Comment puis-je croire aux informations rapportées par les marins et les pêcheurs370 et au livre d’un auteur371, qui s’il trouvait son traducteur372 il l’accuserait en public de mensonges et d’avoir déformé ses idées par sa mauvaise traduction »373.

Il serait intéressant également d’exposer les réflexions de Ğāḥiẓ sur la traduction explicitées dans son Kitāb al-Ḥayawān. Notre auteur pense que pour être digne de confiance, le traducteur doit être au même niveau linguistique et scientifique que l’auteur de l’œuvre à traduire et qu’il doit être d’une égale connaissance des deux langues qu’il utilise. Ğāḥiẓ est conscient qu’il est impossible qu’un traducteur remplisse ces critères et dit :

« Quand est-ce que Ibn al-Batriq, Ibn Nā‘ima, Ibn Qurra, Ibn Fihriz, Théophile et Ibn al-Muqafa‘ ont été comme Aristote ? Et H aled comme Platon ? » 374

Pour Ğāḥiẓ toutes les sources ne se valent pas, entre sources écrites et sources orales il préfère les premières :

368 Ğāḥiẓ ne parle pas de ses voyages dans son livre. 369 KH, vol.6, p.35.

370L’une des raisons pour lesquelles Ğāḥiẓ n’a pas consacré un chapitrespécifiqueaux poissons serait, selon lui-

même, que les marins adorent les histoires fantastiques et ont un langage pauvre. De plus, il n’a pas trouvé beaucoup de poésie descriptive digne de confiance. KH, vol.6, p.16.

371 Aristote

372 Ibn al-Batriq traducteur d’Aristote. 373 KH, vol.6, p.19.

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« Pour connaître, l’homme doit écouter mais ce qu’il lit doit être supérieur à ce qu’il écoute »375.

Il dit aussi, lui qui adorait les livres :

« S’il n’y avait pas de livres écrits et d’informations éternelles, …la science serait perdue et l’oubli dominera la mémoire… » 376

La poésie arabe est l’une des sources préférées de Ğāḥiẓ. En effet, L’animal occupait une place remarquable dans la littérature arabe avant et après l’islam377. Les Arabes et surtout les Bédouins vouaient une fascination aux animaux et étaient de bons observateurs de leurs comportements et de leurs caractères. La poésie arabe rengorge de descriptions morphologiques mais aussi psychologiques d’animaux sauvages ou non, vivants sur leurs terres. C’est dans ce cadre que Ğāḥiẓ dit :

« Il y a peu de ce que nous avons connu sur les animaux de la part des philosophes et qu’on a lu dans les livres des médecins et des orateurs, qu’on n’a pas trouvé dans la poésie des Arabes et dans les connaissances de ceux de notre langue…. » 378

Ğāḥiẓ explique cette connaissance profonde par le fait que ces Arabes naissent et vivent avec ces animaux379 et qu’ils sont souvent mordus, empoisonnés et même dévorés par eux. Cela les oblige à bien les étudier pour savoir les éviter et guérir les maux qu’ils leurs infligent380. Il ajoute qu’ils sont eux-mêmes par rapport aux autres gens, des animaux sauvages381 ou presque.

375 KH, vol.1, p.54. 376 KH, vol.1, p.49.

377 Šākir hādī ŠUKR, S, al-ḥayawān fī al-ʾadab al-ʿarabī, Beirut: ʿAlam al-kutub, 1985. 378 KH, vol.3, p.268.

379 KH, vol.6, p.29. 380 KH, vol.6, p.29. 381 ِؽٝ, Waḥš.

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Ğāḥiẓ se refère souvent à ses maîtres382 parmi lesquels nous trouvons certains lexicographes dont nous avons parlé et dont certains d’entre eux ont eux-mêmes écrit des lexiques sur les animaux. Al-ʾAṣmʿī fait partie de ces références, al-Nazzām est fréquemment cité (soixante- neuf fois) de même que Abū ʿUbayda (quarante-cinq fois) et d’autres encore383.

Aristote est quant à lui cité soixante-trois fois384 mais d’autres sources grecques comme Galien existent dans Kitāb al-Ḥayawān.

Ğāḥiẓ questionne parfois des gens de différents métiers et des artisans. Il s’adresse aux commerçants, aux éleveurs de volailles et de serpents, aux chasseurs et autres personnes concernées par le sujet de son étude pour avoir des informations ou pour en vérifier d’autres. Enfin il a recours à l’expérience quand cela est possible. Il expérimente des solutions pour éradiquer des nuisibles, coupe des insectes, casse des œufs de serpents peur en voir le contenu et fait des observations de toutes sortes.

Ğāḥiẓ ne se contente pas de citer ses sources, fidèle à sa réputation de mu’tazilite il les critique souvent quand il n’est pas convaincu de la véracité de l’information et n’hésite pas à écrire de longs passages pour éclairer son point de vue. Il discute souvent les informations qu’il a entre les mains en les confrontant à d’autres sources.

Notons enfin que lorsque Ğāḥiẓ veut parler d’un sujet et qu’il ne trouve pas de ressources convaincantes il le dit :

« En ce qui concerne la cause qui fait que le gongas met ses œufs en nombre impair ou la sortie de l’œuf de son côté le plus large….je n’ai été satisfait par aucune réponse pour vous la raconter » 385

Tout cela fait que Kitāb al-Ḥayawān et malgré le fait qu’il rassemble beaucoup de connaissances arabes sur les animaux n’est pas un simple assemblage de ces connaissances. Ğāḥiẓ n’est pas un compilateur passif. Il est présent dans son livre par ses discussions, les récits de ses observations et de ses recherches, ses critiques et son avis qu’il donne sur les sujets qu’il aborde. Dans l’état de nos connaissances actuelles, nous pouvons dire que cela

382 AARAB et al., 2003, p.11. 383 Ibid., p.11.

384 Ibid., p.11. 385 KH, vol.7, p.70.

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n’est pas le cas de la majorité des auteurs traitant de la zoologie arabe après lui, et c’est ce qui fait l’originalité de cette œuvre. Pour le chercheur qui s’intéresse à l’aspect zoologique de cet ouvrage, la première étape consiste à rassembler les informations sur un sujet précis car les informations semblent éparpillées tout le long des sept tomes. Ğāḥiẓ a en effet développé un style littéraire personnel très caractéristique, conçu pour ne pas ennuyer le lecteur. À la manière des conteurs, il commence l'histoire avec un sujet sérieux, puis avec des digressions il anime la lecture. Il passe par exemple par la suite à une anecdote plus ou moins humoristique, en relation avec le sujet de départ. Il revient au même sujet plusieurs fois tout cela pour maintenir l’intérêt pour la lecture386.