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Des médiateurs de plus en plus nombreux pour un nouveau portrait de la Serbie

L’indépendance serbe et la IIIᵉ République française : évolution des stéréotypes et

II. Des médiateurs de plus en plus nombreux pour un nouveau portrait de la Serbie

Dans l’évolution du contexte européen et des relations bilatérales, le rôle des acteurs de terrain ne doit pas être négligé. Alors que la sphère politique française prend conscience des opportunités économiques qui existent dans les Balkans, il faut définir la typologie des médiateurs qui font le lien entre la France et la Serbie. Alors que les ouvrages sur la Serbie se multiplient, le champ de connaissance s’élargit et les représentations évoluent. Le rôle des diplomates dans l’évolution des images, notamment, doit être précisée, ainsi que leur rapport à la modernité. Les représentations de la fin du siècle tranchent-elles avec les images romantiques ? Comment la « mission civilisatrice » de la Troisième République influence-t-elle les relations franco-serbes ?

A. Importance des diplomates 1. Des diplomates savants

Les diplomates constituent les médiateurs les plus fructueux entre la France et la Serbie dans la seconde moitié du siècle, notamment parce que le milieu diplomatique offre l’occasion de contacts fréquents et institutionnalisés. Parmi eux, certains peuvent être qualifiés de « savants », dans la mesure où ils se sont intéressés à la littérature, à l’histoire ou au commerce serbes et ont réalisé des travaux, publié des ouvrages et parfois même enseigné en parallèle de leur carrière.

C’est ainsi un diplomate savant qui fait la transition entre l’Europe d’avant Berlin et celle qui prend forme à la fin des années 1870. Auguste Dozon (1822-1890) fait des études de droit et travaille au ministère de l’Intérieur avant d’être transféré aux Affaires étrangères. On note un intérêt précoce pour la Serbie puisqu’il commence à apprendre le serbe en 1854, en fréquentant Jovan Ristić950 et Jevrem Grujić951 à Paris. La même année, il publie des traductions de poèmes

serbes dans la Revue d’Orient, d’Algérie et des colonies et apprend qu’il va travailler au consulat français à Belgrade. L’année suivante, il est nommé chancelier du consul général à

950 Jovan Ristić passe sa jeunesse en Allemagne et en France.

951 Jevrem Grujić est un homme politique serbe et un des fondateurs du parti libéral. Il fait des études à la Sorbonne,

où il obtient une licence de droit en 1854. Il a bénéficié d’une bourse serbe pour étudier à Paris, mais la perd après la publication d’une brochure critique à l’égard des autorités serbes. Une aide financière de ses amis lui permet toutefois d’y retourner.

195 Belgrade. Il publie un certain nombre d’articles sur la Serbie dans la presse française et, en 1865, termine d’écrire une grammaire serbe destinée aux étrangers alors qu’il est vice-consul à Mostar952. Sa grammaire demeure cependant inédite, probablement parce qu’il n’a pas pu enseigner le serbe à l’École des langues orientales vivantes953. Il est diplomate pendant trente

ans dans les Balkans (dont un tiers à Belgrade) et son expérience du terrain fait de lui un médiateur important entre la France et l’Europe orientale : il écrit sur la Serbie mais aussi sur la Bulgarie et l’Albanie notamment954. Il fréquente Vuk Karadžić lorsqu’il réside à Belgrade et

collabore avec lui955. Sa très bonne maîtrise de la langue serbe est à souligner et lui permet d’accéder aux textes serbes. Il publie en 1859 des Poésies populaires serbes, qu’il a traduites à partir des originaux et auxquelles il a ajouté une introduction et des notes. Après sa carrière diplomatique, il enseigne à l’École des langues vivantes orientales à partir de 1885 et y reste jusqu’à la fin de sa vie. Il y enseigne le russe et le bulgare mais tient à souligner les liens avec la langue serbe, qu’il connaît davantage. S’il reste cinq ans aux Langues’o, Pierre Pascal, qui dirige le département de russe en 1947, pointe du doigt son manque de méthode, ses voyages en Grèce et ses maladies qui ne font pas de lui un professeur très sérieux956.

En 1888, il publie L’Epopée serbe. Chants populaires héroïques. Serbie, Bosnie et Herzégovine, Croatie, Dalmatie, Monténégro. Il y reprend son ouvrage de 1859 et y ajoute du contenu et des explications pour en faire un nouveau recueil. Dozon explique qu’il aurait pu appeler son ouvrage « la Serbie épique » si Alfred Rambaud n’avait déjà publié un ouvrage intitulé La Russie épique en 1874957. La poésie épique est en effet au centre de l’ouvrage et, si depuis son recueil de 1859, la Serbie a connu des bouleversements et acquis son indépendance, il se targue de ne pas aborder la politique. Il prend cependant le soin de retracer les événements majeurs qui ont transformé la péninsule balkanique. Il exprime son engouement et son admiration pour la poésie serbe pour laquelle il évoque « charme poétique, beauté morale,

952 Sur le parcours d’Auguste Dozon, voir Mihailo Pavlović, Od Esklavonije ka Jugoslaviji, op. cit., p. 112-116.

Voir aussi Mihailo Pavlović, Du regard au texte/Od pogleda do teksta, Belgrade, Narodna knjiga, 1983, p. 165- 166.

953 Mihailo Pavlović, Od Esklavonije ka Jugoslaviji, op. cit., p. 113.

954 Il publie par exemples Les chants populaires bulgares (1874), Le chevalier Jean (comte magyar, 1877), un

Manuel de la langue chkipe ou albanaise (1878) ou des Contes albanais (1881). Il participe aussi au recueil Nouveaux mélanges orientaux (1886).

955 Mihailo Pavlović, Du regard au texte/Od pogleda do teksta, op. cit., p. 165.

956 Pierre Pascal, « Russe (1876) », dans Cent-cinquantenaire de l’École des langues orientales… op. cit., p. 211. 957 Alfred Rambaud a publié une thèse sur la Grèce byzantine et parvient ainsi à l’étude du monde slave. Il oppose

la Russie aux prétentions allemandes. Voir Katia Dmitrieva, Michel Espagne, Transferts culturels triangulaires

196 variété des aventures, singularité des mœurs et des coutumes »958. D’après lui, c’est la

domination ottomane qui a empêché la région de se développer au même rythme que l’Europe occidentale959 et il affiche ainsi sa sympathie à l’égard des Slaves du Sud, tout en se positionnant dans une stéréotypisation de l’Empire. À ces sentiments s’ajoute une bonne connaissance des Balkans, qui lui permet par exemple d’expliquer que les Serbes ne résident pas seulement en Serbie960.

René Millet (1849-1919) est un autre diplomate médiateur qui s’investit beaucoup dans ses travaux sur la Serbie. Il fait lui aussi des études de droit avant de s’engager volontairement dans la guerre de 1870. C’est la carrière diplomatique qui met la Serbie sur son chemin. Il rejoint le ministère des Affaires étrangères en tant que secrétaire du ministre en 1880, puis est mis à la disposition des Affaires politiques en 1883. En octobre 1885, il arrive à Belgrade pour occuper le poste de ministre plénipotentiaire et y reste jusqu’en 1888. En 1886, il confie à Gabriel Hanotaux961 que la paix dans la péninsule balkanique fait perdre de l’intérêt politique à son

poste mais que cela lui laisse du temps pour ses lectures et travaux personnels962. En 1889, il

publie ainsi Le commerce français en Orient. La Serbie économique et commerciale. Il y souligne le potentiel serbe et justifie cet intérêt par la sympathie de la France pour la Serbie et par l’actualité de la construction du chemin de fer. Entre 1888 et 1890, il publie dans la Revue des Deux Mondes les souvenirs de son séjour dans les Balkans, finalement publiés dans un ouvrage en 1891 : Souvenirs des Balkans. De Salonique à Belgrade et du Danube à l’Adriatique. Dans la préface, René Millet critique les auteurs qui s’expriment sans connaître le terrain :

Il y a plusieurs manières d’aborder la question d’Orient. Il y a d’abord celle qui consiste à la résoudre en cinq minutes. C’est la plus commode et la plus répandue. Pour beaucoup d’hommes, celui là seul est profond qui tranche à tort et à travers sans hésiter jamais, et qui

958 Auguste Dozon, L’Epopée serbe. Chants populaires héroïques. Serbie, Bosnie et Hertzégovine, Croatie,

Dalmatie, Montenegro, Paris, Leroux, 1888, p. XXXV.

959 Ibid., p. XXXIX.

960 Il mentionne les différentes régions peuplées par des Serbes et fait par exemple la différence entre les Serbes

de Croatie et « Les Croates, qui ont eu un développement historique, religieux et littéraire séparé, tiennent d’ailleurs essentiellement leur nom national, Hèrvat (Hèrvatska, la Croatie) ». Ibid., p. XV.

961 Gabriel Hanotaux (1853-1844) est secrétaire d’ambassade à Constantinople.

962 Millet à Hanotaux, Belgrade, 4 mars 1886. AMAE. Correspondance René Millet – Gabriel Hanotaux (PAAP

197 met résolument les choses au pire. […] L’autre méthode consiste à connaître les choses dont on parle ; mais c’est la plus difficile.963

Les années passées dans les Balkans lui permettent en effet d’avoir une bonne compréhension de la région. Il a une vision globale des enjeux nationaux et se moque de la mauvaise connaissance des Français : « Presque tout le monde confond ainsi, dans un type d’opéra- comique, les Albanais, les Monténégrins, les Bosniaques et les Serbes »964. En plus de connaître la région, René Millet a un point de vue très novateur. Il remet notamment en question la supériorité des « races » occidentales :

Il n’est pas de meilleur terrain que la péninsule des Balkans, pour étudier en plein air, et tout en se promenant, la question des races. Je recommande aux hommes fatigués du travail de cabinet ce genre d’expérience à l’air libre. [...] Seulement quelques-unes de mes conclusions diffèrent tellement des idées généralement admises, que je ne les présente pas sans une certaine appréhension. Par exemple, j’ai constaté que, si l’on classait les peuples, non d’après le nombre, mesure grossière, mais d’après l’excellence et la beauté de la forme, qui sont après tout les véritables signes de race, il faudrait renverser l’ordre établi, et mettre en tête les tziganes, ces parias de l’Orient.965

Ce discours est original par rapport à ce que l’on peut lire à cette époque. Il explique que la vue de la beauté d’une jeune tzigane a provoqué chez lui ces réflexions et qu’elle aurait ressemblé à une princesse si elle avait été convenablement vêtue. On retrouve plus tard sa position novatrice lorsqu’il est résident général de France en Tunisie (1894) et que les représentants des colons importants lui reprochent sa politique trop favorable aux Tunisiens. Il se distingue aussi en considérant que les Slaves méridionaux ne forment pas une « race » homogène, alors que même Louis Leger, qui défend pourtant une conception plurielle des langues slaves, parle de la race slave966. René Millet estime « que cette race, ou plutôt ces races de même origine, sont saturées d’éléments étrangers »967. Ces différences lui permettent ainsi d’expliquer l’existence

de conflits entre les populations balkaniques. Par ailleurs, l’islam n’est pas, d’après lui, la seule différence entre les pays balkaniques. Il rompt ainsi avec un courant qui fait de l’Empire

963 René Millet, Souvenirs des Balkans. De Salonique à Belgrade et du Danube à l’Adriatique, Paris, Hachette et

cie, 1891, p. V-VI.

964 René Millet, Souvenirs des Balkans… op. cit., p. 63. 965 Ibid., p. 133-134.

966 Voir Louis Leger, Le Monde slave… op. cit., p. 15 ou p. 16. 967 René Millet, Souvenirs des Balkans… op. cit., p. 151.

198 ottoman le coupable de tous les maux de la région et évoque même la « tolérance de Midhat Pacha »968.

2. Des diplomates acteurs de terrain

Une seconde catégorie englobe les diplomates qui n’ont pas mené autant de travaux sur la Serbie et qui ont surtout joué un rôle sur le terrain. Beaucoup moins prolifique que Dozon ou Millet, Auguste Boppe (1862-1921) participe à la diffusion d’images de la Serbie auprès des Français grâce à sa connaissance du terrain. Lui aussi suit des études de droit avant d’embrasser la carrière diplomatique. Pendant ses études à Paris, il se lie d’amitié avec Milovan Milovanović969

et Milenko Vesnić970, qui contribuent probablement à faire naître son intérêt pour les Balkans.

En 1888, il entre à la direction politique du ministère des Affaires étrangères et se rend dans les Balkans pour y faire des recherches, en tant qu’attaché aux archives du Quai d’Orsay. Le journaliste Jacques St-Cère, déjà cité, rapporte dans Le Figaro les doutes qui circulent sur la nature politique de cette mission971. Le Quai d’Orsay nie et, en 1888, un recueil de documents

d’archives intitulé Documents inédits sur les relations de la Serbie avec Napoléon Ier (1809-

1814) est publié à Belgrade (en français) et semble confirmer la nature historique de son voyage. Dans ce recueil, Auguste Boppe publie notamment des lettres et des traités qui doivent rappeler les relations de héros français et serbes. L’absence d’appareil critique donne la parole aux sources et efface toute prise de distance : contrairement à Dozon ou Millet, il n’y a pas de démarche critique ou savante. Il met par exemple en avant la protection que les Serbes demandent à Napoléon au début du XIXᵉ siècle. Il cite la « résolution prise par le peuple servien »972 le 16 août 1809 à Belgrade, dont notamment son deuxième article :

Le peuple servien conjointement avec son chef Kara Georges Petrovics, a décidé de confier sa destinée à la puissante protection du Grand Napoléon ; et cela dans la pleine espérance

968 Ibid., p. 67-68.

969 Milovan Milovanović (1863-1912) fait un doctorat en droit à Paris. Il est plus tard ministre plénipotentiaire,

puis détient plusieurs portefeuilles ministériels avant de devenir président du Conseil du royaume de Serbie en 1911. Voir Dimitrije Djordjević, Milovan Milovanović, Belgrade, Prosveta, 1962.

970 Milenko Vesnić (1862-1921) fait des études de droit à Stuttgart et devient plus tard ministre de Serbie à Paris.

Pour ces éléments biographiques de Boppe, voir Stanislav Sretenović, La retraite serbe 1915-16. Témoignages

français/Srpsko povlačenje 1915-16. Francuska svedočanstva, Belgrade, RTS et Institut za savremenu istoriju,

2016, p. 173-175.

971 « Au Quai d’Orsay », Le Figaro, 30 juin 1888, p. 1.

972 Auguste Boppe, Documents inédits sur les relations de la Serbie avec Napoléon Ier (1809-1814), Belgrade,

199 que Sa Majesté daignera faire le bonheur de ce peuple, bonheur qui sera bâti sur la justice inaltérable qui règle toutes les démarches de son auguste personne.973

Le rappel de ce texte, en 1888, tend à inscrire le rapprochement entre la France et la Serbie dans le temps long. Pourtant, Napoléon suivait son alliance traditionnelle avec l’Empire ottoman et se montrait très sévère vis-à-vis de l’insurrection de Karadjordje, écrasée en 1813. Si la mémoire française a largement occulté cet épisode, l’historiographie serbe, elle, s’en souvient974. Boppe rappelle les faits susceptibles d’opérer un rapprochement entre la France et Belgrade, où est publié son ouvrage975. En avril 1891, Auguste Boppe revient à Belgrade en tant qu’attaché à la légation et y reste jusqu’en 1893. C’est son premier poste dans la diplomatie : il connaît bien les affaires orientales et maitrise un peu la langue serbe, si bien que le ministre plénipotentiaire s’en montre satisfait976. Il réunit chez lui des intellectuels et

enseignants serbes de sa génération et participe à créer des liens entre les deux pays. Après son séjour à Belgrade, Boppe exprime la volonté de rester dans les Balkans et est soutenu par son supérieur dans sa demande977. Il se retrouve cependant secrétaire à l’ambassade française de

Saint-Pétersbourg mais revient dans la région lorsqu’il est nommé à Constantinople en 1895 où il côtoie l’ambassadeur Paul Cambon978.

À Belgrade, Boppe travaille sous la direction de Salvator Patrimonio (1836-1915). Il est moins connu que les précédents, probablement car il n’a laissé aucune publication à la postérité. Patrimonio est pourtant ministre plénipotentiaire à Belgrade entre 1889 et 1897979, après avoir été en poste au Monténégro (et avant, au Moyen-Orient). Ce nouveau parcours permet d’observer une spécificité balkanique chez les différents médiateurs. Patrimonio entretient des liens d’amitié avec le « Parisien » Andra Nikolić980 et, plus largement, avec les radicaux

serbes. Il connaît toutes les personnalités importantes du milieu politique serbe et entretient avec elles des relations amicales981. Celles-ci lui permettent d’avoir un aperçu complet de la scène politique serbe et d’en informer le gouvernement français. L’importance de son rôle est

973 Ibid.

974 Anne Madelain, Une expérience française des Balkans… op. cit., p. 50.

975 À noter qu’en 1914, Auguste Boppe publie L’Albanie et Napoléon (1797-1814) aux éditions Hachette. 976 Stanislav Sretenović, La retraite serbe… op. cit., p. 174.

977 Ibid., p. 175.

978 Puis, pendant la Première Guerre mondiale, il est Ministre de France à Belgrade. 979 Avec toutefois certaines absences, dues à des séjours en France.

980 Andra Nikolić (1853-1918) est un homme politique serbe radical. Il est d’abord secrétaire du ministre de

l’éducation, puis député avant de devenir membre du Conseil d’État de 1890 à 1894. Il occupe ensuite plusieurs postes de ministre.