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Crise intérieure, crise extérieure : les hommes politiques français et la crise d’Orient (1875-1877)

politiques français autour de la Serbie (1840 1877)

III. Crise intérieure, crise extérieure : les hommes politiques français et la crise d’Orient (1875-1877)

Face au développement de l’intérêt français pour les événements serbes ainsi que l’introduction du serbe dans les milieux universitaires parisiens, il faut interroger la politique extérieure de la France : la sphère politique suit-elle le même cheminement que l’opinion publique ? Les diplomates servent-ils de médiateurs entre ces deux cercles ? La troisième crise d’Orient qui débute en 1875 donne aux hommes politiques l’occasion de s’exprimer sur la situation dans les Balkans et permet de cerner leurs objectifs dans la région. Pourtant, la vie mouvementée de la politique française s’interpose dans les débats et nécessite de distinguer les idées qui relèvent de la crise intérieure de celles qui concernent la politique extérieure.

A. La neutralité politique de la IIIᵉ République

1. Nouvelle crise d’Orient et critiques du gouvernement709

En 1869, on peut lire dans un ouvrage sur la question d’Orient que « de graves événements se préparent dans l’Europe orientale »710 : le progrès des nationalités dans les Balkans et la

précarité de la domination ottomane menacent l’équilibre européen. Pierre Renouvin et Matthew Anderson font état des éléments qui déclenchent la nouvelle crise. Les mauvaises récoltes qui alourdissent le coût de l’impôt, les conditions agraires difficiles, l’influence du clergé orthodoxe, la propagande serbe et le soutien russe provoquent en effet l’insurrection en Bosnie-Herzégovine en 1875711. Les révoltes s’étendent jusqu’en Bulgarie712, l’Empire ottoman

les réprime dans le sang et la Serbie et le Monténégro lui déclarent la guerre à l’été 1876. René Girault désigne deux niveaux dans cette nouvelle crise d’Orient : dans un premier temps, la

709 Pour l’historiographie serbo-croate de la troisième crise d’Orient, voir Vojislav Jovanović, Engleska

bibliografija o Istočnom pitanju u Evropi [Bibliographie anglaise sur la Question d’Orient en Europe], Belgrade,

Institut za književnost i umetnost, 1978 ; Anica Lolić et Jelena Maksin, Bibliografija jugoslovenske literature o

velikoj istocnoj krizi 1875-1878 [Bibliographie de la littérature yougoslave sur la grande crise d’Orient 1875-

1878], Belgrade, Prosveta, 1979 ; Čedomir Popov, Istočno pitanje i srpska revolucija 1804-1918 [La question d’Orient et la révolution serbe 1804-1918], Belgrade, Srpska književna zadruga, 2008, p. 160-240.

710 Émile Collas, La France et la Question d’Orient, Paris, V. Sarlit, 1869, p. 3. Le même auteur publie en 1875

La Serbie et la crise orientale.

711 Pierre Renouvin (dir.), Histoire des relations internationales, op. cit., T. III, p. 56-58 et Matthew Smith

Anderson, The Eastern Question, Londres, Macmillan, 1966, p. 178-185.

712 Les Bulgares sont la seule population de l’Empire qui ne peut pas s’appuyer sur un foyer indépendant ou

autonome. Ils ont toutefois obtenu du Sultan, en 1870, une Église autocéphale qui a favorisé l’essor du sentiment national. Voir aussi Hannes Grandits, Nathalie Clayer et Robert Pichler (dir.), Conflicting loyalties in the Balkans.

143 réponse de l’Empire ottoman à la Serbie et au Monténégro (1876), adversaires modestes aidés par des rebelles bulgares ; et, dans un second temps, la guerre entre la Russie et l’Empire ottoman (1877) qui étend et fait durer le conflit713. Car, après des tentatives infructueuses de discussions, la Russie se décide à intervenir pour soutenir les populations chrétiennes des Balkans, après avoir signé une convention secrète avec l’Autriche-Hongrie714. Après la défaite

de la France face à la Prusse en 1871, Bismarck isole la France sur l’échiquier diplomatique européen. Le 23 décembre 1876, un délégué français participe à la conférence organisée à Istanbul sous la présidence du ministre ottoman des Affaires étrangères, mais ce sont dans l’ensemble la Russie, la Grande-Bretagne et l’Empire austro-hongrois qui mènent les discussions. Ces derniers espèrent profiter de la situation. La Russie convoite les détroits du Bosphore et des Dardanelles, alors que la Grande-Bretagne y voit une menace pour sa route maritime vers les Indes par le canal de Suez. Cette dernière a donc intérêt à soutenir l’Empire ottoman pour qu’il reste un obstacle pour les Russes. L’Empire austro-hongrois, enfin, désire s’étendre dans les Balkans et s’oppose aux ambitions russes715.

En France, la proclamation de la IIIᵉ République le 4 septembre 1870 ouvre une période instable et le régime met quelques années à s’imposer ; au moins jusqu’en 1875716, inscrivant la crise

d’Orient dans un contexte politique français agité. Après l’échec de la République conservatrice de Thiers et de la restauration monarchique (1870-1875), le régime républicain s’installe timidement717.

Dans ce contexte, l’intervention de Louis Blanc à la Chambre des députés le jeudi 13 juillet 1876 nous renseigne sur les réactions du milieu politique face à la crise d’Orient. Entre 1871 et 1875, l’Assemblée nationale constitue la Chambre unique du Parlement. Puis, la loi constitutionnelle du 24 février 1875 met en place un Sénat comme Chambre haute, en contrepoids à la Chambre des députés718. À noter aussi la loi du 25 février 1875 relative à l’organisation des pouvoirs publics et la loi constitutionnelle du 16 juillet 1875 sur les rapports

713 René Girault, Peuples et nations d’Europe au XIXᵉ siècle, Paris, Hachette, 1996, p. 198. Voir aussi Mihailo

Stojanović, The Great Powers and the Balkans 1875-1878, Cambridge, The University press, 1939.

714 Pierre Renouvin (dir.), Histoire des relations internationales, op. cit., T. III , p. 59-60.

715 Dennis Hupchick et Harold Cox, Les Balkans atlas historique, op. cit., p. 58. Y voir aussi cartes synthétiques

des événements. Pour les politiques de ces acteurs plus en détails, voir Pierre Renouvin (dir.), Histoire des relations

internationales, op. cit., T. III , p. 58-59 et Matthew Smith Anderson, The Eastern question, op. cit., p. 178-219.

716 Jean-Pierre Azéma et Michel Winock, La troisième République, Paris, Calmann-Lévy, 1970, p. 85.

717 Sur les débuts de la IIIᵉ République, voir Serge Berstein, « La synthèse démocrate-libérale en France 1870-

1900 », dans Serge Berstein et Michel Winock (dir.), L’invention de la démocratie 1789-1914, Paris, Seuil, 2002, p. 305-360.

718 Voir Jean-Marie Mayeur, « Naissance des inamovibles », dans Jean-Marie Mayeur et Alain Corbin (dir.), Les

144 des pouvoirs publics. Louis Blanc a fait partie du gouvernement provisoire de 1848 puis a été contraint à s’exiler à Londres après les Journées de Juin dont il est tenu responsable. En 1871, il est revenu à l’Assemblée nationale comme républicain démocrate et siège à l’extrême gauche de l’hémicycle719. Le 13 juillet 1876, il prend la parole en tant que député pour s’adresser au

ministre des Affaires étrangères, Louis Decazes (de 1873 à 1877). Le 2 juillet, la Serbie et le Monténégro, alliés depuis le 26 mai de la même année, déclarent la guerre à l’Empire ottoman. Louis Blanc commence son discours à la tribune en présentant la « lutte qui peut amener dans toute l’Europe des complications très graves »720 et qui soulève des « questions

redoutables »721. D’après lui, les Serbes et les Monténégrins sont entrés en guerre sous l’influence d’un « sentiment exalté d’orgueil national »722 et pour combattre « l’oppression

turque »723 en Bosnie-Herzégovine. Il commence par s’interroger sur la politique de la Russie et ses réelles ambitions dans les Balkans. Il craint que l’Europe ne s’embrase à cause de la question d’Orient et affirme qu’il faut se préparer à cette éventualité. Dans ce contexte, il estime que les Français peuvent légitimement demander à connaître la politique que le gouvernement compte suivre pour éloigner ces périls. La Chambre des députés est la « pièce démocratique »724

du régime et Louis Blanc met en avant sa position de représentant du peuple pour demander des comptes au ministre :

Oui, s’il est un problème dont une nation ne puisse sans imprudence abandonner complétement [sic] la solution à tel ou tel ministre, à tel ou tel cabinet, c’est à coup sûr celui que la guerre de Serbie pose devant nous. S’il est des intérêts qu’il soit dans le droit des représentants du peuple de protéger d’avance contre les fautes possibles d’un gouvernement qui aurait été ou mal conseillé ou mal inspiré, ce sont les intérêts qui, en ce qui touche la question d’Orient, pourraient être compromis par une fausse appréciation des faits ou par des engagements téméraires. (Très bien !)

C’est ce qui a été compris en Italie ; c’est ce qui a été compris en Angleterre. La guerre de Serbie a causé partout une émotion qui, bientôt, se sera fait jour dans toutes les tribunes

719 Les républicains sont divisés dans le paysage politique et Serge Berstein en schématise les différentes branches :

extrême gauche démocratique avec Louis Blanc ; gauche républicaine avec Gambetta ; républicains libéraux de l’Union républicaine avec Jules Grévy et Jules Ferry. Tous les républicains ont cependant des revendications communes : libertés publiques, anticléricalisme, place centrale de la volonté de la nation.

720 Annales du Sénat et de la chambre des députés, Imprimerie et librairie du Journal officiel, Paris, A. Wittersheim

& cie, 1876, T. III., p. 370-371. Chambre des députés, séance du jeudi 13 juillet 1876.

721 Ibid, p. 371. 722 Ibid. 723 Ibid.

145 libres de l’Europe ; serait-il convenable qu’en présence d’aussi tragiques éventualités, seule, la tribune française demeurât muette ?725

Il appelle la nouvelle crise « guerre de Serbie » et place la principauté au centre du conflit et du discours. Il reproche au gouvernement son mutisme, avant de condamner l’opacité de ses démarches : s’il admet que certaines négociations ne peuvent être rendues publiques, il affirme qu’« il y a un milieu entre tout dire et ne rien dire »726. D’après lui, la nation est tenue dans

l’ignorance et il demande que soient présentés les documents diplomatiques qui permettraient de connaître la position exacte de la France dans les négociations européennes. Les applaudissements sur les bancs à gauche de l’hémicycle reflètent le soutien de la gauche aux interrogations du député.

Decazes tente de couper court à cette discussion : il « ne [croit] pas qu’il y ait opportunité, qu’il y ait prudence à entamer devant cette Chambre une discussion qui engagerait nécessairement et fatalement la question générale et théorique des alliances de la France et de son rôle en Orient »727. Il explique avec grandiloquence que c’est son patriotisme qui l’empêche de fournir les documents diplomatiques demandés, affirmant, avec le soutien de l’Assemblée, que la France ne sera pas mêlée au conflit. Au milieu des contestations qui tentent de l’interrompre, Louis Blanc formule ses craintes sur l’après-crise, lorsqu’il y aura des vaincus et des vainqueurs et que la France devra se positionner clairement face à ces derniers. Toujours soutenu par la gauche, il n’obtient cependant pas de réponse de Decazes et le président de la séance clôt la discussion. Dans cette discussion, les réponses approximatives du ministre poussent Louis Blanc à des accusations qui dépassent le cadre de la crise d’Orient.

2. Crise d’Orient et affrontements intérieurs

Derrière les critiques des positions du gouvernement dans la crise d’Orient se cachent effectivement des affrontements intérieurs, sans rapport avec les conflits dans les Balkans. L’agitation européenne est concomitante à l’agitation française. L’amendement Wallon du 30 janvier 1875 fonde la République en faisant de la présidence une fonction du régime (« Le

725 Annales du Sénat et de la chambre des députés, op. cit., 1876, T. III, p. 271. Chambre des députés, séance du

jeudi 13 juillet 1876.

726 Ibid.

146 président de la République est élu... »), mais le régime est un compromis728 et les tensions s’en ressentent entre partisans de la monarchie constitutionnelle, républicains libéraux et démocrates. En février 1875, Gambetta profite d’une allusion à la politique extérieure du gouvernement pour affirmer au ministre des Affaires étrangères : « Votre politique extérieure ne vaut pas mieux que votre politique intérieure »729. Sans préciser davantage sa pensée, il ajoute : « Je vous le prouverai »730 et provoque des troubles sur les bancs de l’assemblée. Leader de la gauche républicaine, il prône une politique qui ne doit pas trop inquiéter les conservateurs (ce qui lui vaut le qualificatif d’opportuniste) mais n’hésite pas à faire face au gouvernement. Dix jours plus tard, le marquis de Castellane renchérit :

À l’extérieur, une politique qui, sous le voile de la modération et de la prudence, si on en juge par le passé de ceux qui seront chargés de l’appliquer, pourrait bien aboutir, ainsi que l’indiquait M. Gambetta ici même, il y a quelques jours, à la perte des derniers débris de notre influence, non-seulement en Europe, mais jusqu’en Orient et dans le reste du monde.731

Orateur fécond de l’Assemblée, Antoine de Castellane siège au centre-droit. Il est député du Cantal et partisan de la forme monarchique732. Pour critiquer la politique extérieure du ministre, de centre-droit aussi, il n’hésite pas à citer Gambetta lors d’une discussion sur les propositions relatives à la création d’un Sénat. Il illustre ainsi les désaccords au sein du parti conservateur733.

À la séance du 13 juillet 1876 citée plus haut, Louis Blanc critique plus directement encore les pratiques du gouvernement face à la crise d’Orient. Pour lui reprocher son opacité dans ses démarches diplomatiques, il fait référence à un régime monarchique : « Pour ma part, j’estime qu’un ministre républicain n’a pas à modeler sa conduite sur celle de ces diplomates de la monarchie qui avaient fait de la diplomatie une sorte de science occulte »734. Alors que

728 Les républicains ont obtenu la prépondérance du législatif sur l’exécutif avec l’élection du président par les

deux Chambres mais ont dû accepter les pouvoirs considérables du président, qui font de lui un monarque constitutionnel.

729 Annales de l’Assemblée nationale, op. cit., 1875, T. XXXVI, p. 502. Séance du vendredi 12 février 1875. 730 Ibid.

731 Annales de l’Assemblée nationale, op. cit., 1875, T. XXXVI., p. 569. Séance du lundi 22 février 1875.

732 Pour les biographies des sénateurs et députés, voir Adolphe Robert, Edgar Bourloton, Gaston Cougny (dir.),

Dictionnaire des parlementaires français … op. cit. Notamment T. 1 p. 606 pour Castellane, T. II p. 286 pour

Decazes, T. III p. 93 pour Gambetta.

733 La suite de la citation est : « Puis, après l’union des centres, la dissolution ; et, après la dissolution, ce que vous

savez. [...] L’anarchie ! » Ibid. Il exprime ses regrets de voir les conservateurs faire des concessions et reproche à ses « compagnons monarchistes » de vouloir se disperser.

734 Annales du Sénat et de la chambre des députés, op. cit., 1876, T. III, p. 273. Chambre des députés, séance du

147 l’amendement Wallon a entériné l’effacement du président de la République au sein du régime, ce dernier continue à désigner les ministres devant lesquels il est irresponsable, peut dissoudre la Chambre (après avis conforme du Sénat), préside le Conseil des ministres, etc. Louis Blanc insinue ainsi une critique de la place de souverain que possède toujours Mac Mahon :

Oh ! Je comprends parfaitement que sur les choses étrangères le secret soit gardé dans un pays qui a un maître, lequel, comme tel, n’a de comptes à rendre qu’à lui-même. Mais nous, républicains, nous n’avons pas à régler notre conduite sur des pratiques pareilles, car elles ne sont conformes ni aux institutions, ni aux mœurs, ni à la dignité d’un peuple libre. (Très bien ! Et applaudissements sur divers bancs à gauche.)735

Il réclame que le président et le gouvernement rendent des comptes devant le Parlement. Ce discours est à comprendre dans le contexte d’un régime où les ambiguïtés du compromis institutionnel exacerbent les tensions au sein d’une Assemblée où les défenseurs de la monarchie espèrent toujours son rétablissement. La gauche apporte ici son soutien évident et la crise de 1877 s’annonce déjà.

La crise d’Orient est une fois de plus prétexte de conflit au sein du Parlement le 22 juin 1877 lorsque le sénateur Alfred Bertauld fait part à la tribune de ses inquiétudes sur les capacités de la France à répondre en cas de guerre736. Il soulève un autre point en s’exclamant : « On a répandu le bruit à dessein, nous le croyons bien, que les républicains voulaient la guerre »737. Ce dernier commence sa carrière à l’Assemblée en 1871 après avoir été élu par les électeurs du Calvados. Il a suivi l’évolution politique de Thiers et préside le groupe parlementaire du centre- gauche en 1872. On craint son sens de la répartie et il fait preuve d’un certain libéralisme738. L’Assemblée essaye de le faire taire, mais, soutenu par la gauche, il persiste à défendre les différents mouvements républicains et accuse ceux qui ont répandu ces rumeurs. Il affirme que les républicains ont voulu rassurer le pays sur la capacité de la France à se défendre, ce qui a été interprété comme un désir de guerre. Son intervention se poursuit en accusant les tentatives de rétablissement de la monarchie et n’ont plus rien à voir avec la crise d’Orient qui n’était donc, une fois de plus, qu’un prétexte pour attaquer les opposants au régime républicain.

735 Annales du Sénat et de la chambre des députés, op. cit., 1876, T. III, p. 273. Chambre des députés, séance du

jeudi 13 juillet 1876.

736 Alors que le Sénat est en train de discuter sur la dissolution de la Chambre. Qui sera effectivement décidée le

jour même. Bertauld évoque « l’imprévoyance et l’imprudence » à empêcher les Chambres de travailler ensemble au moment où la situation est si instable en Europe. Voir Jean-Marie Mayeur, La vie politique sous la Troisième

République 1870-1940, Paris, Seuil, 1984, p. 35-69.

737 Annales du Sénat et de la chambre des députés, op. cit., 1877, T. III, p. 175. Sénat, séance du 22 juin 1877. 738 Jean-Marie Mayeur et Alain Corbin (dir.), Les immortels du Sénat 1875-1918, op. cit., p. 225-226.

148 Enfin, en novembre 1877, une nouvelle référence à la crise d’Orient permet à Jules Ferry de critiquer le paysage politique français en évoquant les héritages de l’Empire : « Les fautes et les crimes de l’empire ont pour longtemps éloigné de nous ces destinées favorables. [...] Nous sommes donc dans la nécessité de faire une politique qui s’inquiète de la situation en Europe et qui en tient compte »739 Sous les applaudissements de la gauche, la situation à laquelle Ferry fait référence est d’une part la question d’Orient et, d’autre part, la question d’Occident c'est-à- dire la question cléricale740. Là encore, c’est une attaque directe des mouvements politiques qui s’opposent à la République. Par rapport à Louis Blanc, ou à Gambetta qu’il déteste, Jules Ferry est républicain modéré et conservateur741 ; mais il n’en demeure pas moins l’un des fondateurs du régime. Depuis le discours de Louis Blanc, la crise du 16 mai 1877 a cependant éclairci la situation. Elle a opposé deux conceptions de la République (présidentielle et parlementaire), mais l’opinion l’a conçue comme un bras de fer entre la république et la monarchie car le président et son entourage sont monarchistes alors que ceux qui leur font face sont républicains. Désormais, le régime est défini par la prépondérance du Parlement, devant un président de la République qui doit s’effacer742.

Plus qu’une opposition entre droite et gauche743, le traitement de la crise d’Orient révèle les

tensions qui existent entre les différents groupes politiques au moment où la IIIᵉ République met en place ses fondements institutionnels. Le journaliste Charles de Mazade remarque et condamne ces affrontements : « La France est un peu comme l’Europe, elle aurait besoin de paix, de sécurité, et on trouve le moyen de l’occuper, de la fatiguer, non point heureusement de crises violentes, mais de petits conflits, de petites agitations, d’intrigues de partis, de toute sorte de questions oiseuses ou irritantes »744. Finalement, dans les discussions sur la crise d’Orient, on entend donc surtout parler de la France et de sa politique intérieure et ces discours reflètent le peu d’investissement du milieu politique français dans cette crise, confirmé par l’affirmation de la neutralité.

739 Annales du Sénat et de la chambre des députés, op. cit., 1877, T. IV., p. 136. Chambre des députés, séance du

14 novembre 1877.

740 Voir Adrien Dansette, Histoire religieuse de la France contemporaine. De la révolution à la IIIᵉ République,

Paris, Flammarion, 1948, vol. 2.

741 Gisèle et Serge Berstein, Dictionnaire historique de la France contemporaine, Bruxelles, Complexe, 1995, T. I

1870-1945, p. 314-317.

742 Serge Berstein, « La synthèse démocrate-libérale en France 1870-1900 », op. cit., p. 324-327.

743 Voir Enrico Decleva, « Droite et gauche en Italie face à la crise d’Orient (1876-1878) », dans Revue d’histoire

moderne et contemporaine, T. 27, janv-mars 1980, p. 114-135.