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Bien qu’associé de près à l’essai, le livre théorique se distingue par sa capacité à rassembler des idées autour d’un fil conducteur. Ainsi, des éléments théoriques précis peuvent être développés, témoignant d’une vision d’ensemble des possibilités du cinéma. Cette catégorie, soulignant la prépondérance du théorique sur le réflexif, n’est opératoire qu’à titre indicatif puisqu’il demeure difficile de départager des propos participant à la fois de la réflexion sur le cinéma et de sa théorisation, les deux catégories s’alimentant en permanence.

1. Naissance du cinéma (1925, Léon Moussinac)

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Rassemblant des idées disséminées dans ses articles publiés dans Cinémagazine,

L’Humanité et le Mercure de France, Léon Moussinac propose, avec Naissance du cinéma

(Moussinac [1925] 1983), un essai en trois parties développant certains éléments théoriques,

effectuant un bilan de différentes cinématographies et s’intéressant à des éléments périphériques aux seuls films et langage cinématographique. Son livre, publié aux éditions

350 Nous n’avons pu consulter la version originale de Naissance du cinéma. Nous nous référons à la réédition qui

164 J. Povolozky351 en 1925, répond à un besoin que Moussinac avait lui-même formulé en 1923,

dans son article « Théorie du cinéma » (Moussinac 1923 (1er juillet)), en affirmant que « bien

peu se sont appliqués à la recherche des lois qui sont à la base de cet art embryonnaire appelé à un rayonnement considérable […] » (ibid., p. 8).

Pour Moussinac, l’homme moderne croit au mouvement et le cinéma a les capacités d’exprimer cette nouvelle confiance. Mais pour cela, le cinéma, art populaire et donc, art des foules, doit se libérer des chaînes qui le retiennent au capitalisme352 pour ensuite fixer le

langage cinématographique. Moussinac donne des exemples de ces étapes en fournissant une liste de titres de films qui pourront être retenus comme des classiques du cinéma des années 10 et 20353, tous pays confondus. Puis, il énonce une série de conceptions théoriques concernant

la photogénie, les genres (poème cinématographique, ciné-roman, film-musical, etc.) et la technique (les fondus, les caches, les dégradés, les ralentis, etc.). Il en vient ensuite à aborder la « naissance pratique » (Moussinac [1925] 1983, p. 57) du cinéma en parlant du décor, des costumes, de l’interprétation et de l’éclairage. Il double ses développements d’une série de remarques sur le rythme (avec des explications très scientifiques et une série de schémas expliquant son propos) et sur les sous-titres, pour lesquels il fournit des exemples quant à la disposition et à la grandeur des lettres à utiliser à l’écran.

La deuxième partie du livre de Moussinac propose un survol des cinématographies américaine, suédoise, français et allemande, et se termine par un bilan général sur l’état du

351 Jacques Povolozky, fondateur des éditions J. Povolozky était « intégré aux groupes moteurs de son époque,

depuis les cubistes jusqu'à dada » (Dussert 2009 (septembre)). Sa maison d’édition, à laquelle une galerie d’art, La Cible, était associée, sera l’administratrice de la revue de Ricciotto Canudo, La Gazette des sept arts, dont elle s’occupera également de la publicité.

352 « Il [le cinéma] n’atteindra vraiment ses perfections que dans l’indépendance d’un état social meilleur »

(Moussinac [1925] 1983, p. 16).

353 Parmi ces titres, nous retrouvons Forfaiture (1916), Les Proscrits (1917), El Dorado (1921), Fièvre (1921), Le

165 cinéma. Le verdict de Moussinac est clair : en 1925, le cinéma traverse toujours une crise de qualité et les espoirs, dont sont porteurs des cinéastes comme Germaine Dulac et Jean Epstein, disparaissent derrière les ambitions des sociétés de production et des exploitants.

La dernière partie de Naissance du cinéma présente une série d’observations sur des éléments connexes au film : par exemple, les exploitants, la critique – une critique qui, selon lui, en 1925, reste encore à créer –, les rapports entre le cinéma et la censure, le cinéma et l’enseignement, les affiches, etc. Il fournit également une autre liste de films à retenir, cette fois, des documentaires, et des références bibliographiques pour composer une « bibliothèque cinégraphique » (ibid., p. 178)354.

Véritable essai de cinéma dans la mesure où il combine désorganisation et ambition totalisante, cet ouvrage rassemble ce qui caractérise le paysage cinématographique des années 20. Ainsi, en proposant des éléments théoriques permettant de mieux appréhender l’art cinématographique de son époque, le livre de Moussinac fournit également un nombre considérable de titres de films composant une esquisse d’histoire du cinéma355.

2. Polymnie ou les arts mimiques (1929, Jean Prévost)

L’essai de Jean Prévost, Polymnie ou les arts mimiques (Prévost 1929), consiste en une anatomie de l’acteur et de son jeu, au théâtre comme au cinéma. Publié en 1929 dans la

354 Dans cette bibliothèque figurent des ouvrages à lire, parmi lesquels des livres de Louis Delluc (Cinéma et

Cie – Confidences d’un spectateur, Photogénie, Charlot) et de Jean Epstein (Cinéma). La consultation d’ouvrages est également suggérée, tout comme celle de revues (Le Film, Cinéa, La Gazette des sept arts) et de numéros spéciaux (par exemple, le numéro de 1923 du Crapouillot consacré au cinéma).

355 Naissance du cinéma sera considéré, par exemple, par Maurice Bardèche et Robert Brasillach, comme une

source valable pour une histoire du cinéma. L’essai de Léon Moussinac participera ainsi à la constitution d’une histoire cinéphile.

166 collection « Les Neuf Muses » aux éditions Émile Hazan et Cie356, le livre de Prévost se divise

en onze parties détaillant le jeu d’acteur (de son front à sa main, en passant par ses joues et ses cheveux). Dédié au philosophe Alain, Polymnie propose dès le départ de réparer une injustice vis-à-vis du statut de l’art de l’écran357 qui serait exclu, selon Alain, du système traditionnel

des beaux-arts.

Prévost s’intéresse aux capacités d’expression de l’acteur – qu’il associe au mime358 −, à son corps et aux mouvements qu’il peut provoquer chez le spectateur :

Le mérite du mime, c’est seulement d’être expressif et fidèle, en imitant certains mouvements humains. Son succès, c’est d’être imité lui-même par le spectateur; c’est de produire en ceux qui le regardent, des mouvements sourds, intérieurs, à la ressemblance des siens; de ces mouvements du spectateur naîtra son émotion, et selon la qualité de cette émotion, il jugera le mime (ibid., p. 11-12).

Il poursuit par une archéologie du mime, de sa présence au quotidien et dans les autres arts, à son incarnation à l’écran. Prévost a recours, au fil de sa démonstration, à différents noms d’acteurs pour étayer son propos, les plus récurrents étant John Barrymore et Charlie Chaplin. Il consacre d’ailleurs une partie à ce dernier, « Monographie mimique d’un acteur »

(ibid., p. 113-124), inspirée par le film La Ruée vers l’or (1925)

Cette dernière partie est une reprise de l’essai que Prévost avait publié en 1926 dans la revue littéraire le Navire d’Argent, sous le titre « Essai sur Charlot » (Prévost 1926

(janvier)). Bien qu’il n’y ait aucune différence entre les deux textes, ils s’insèrent dans des

productions bien différentes, ce qui a pour effet de transformer leur signification. La partie sur

356 Libraire et éditeur, Émile Hazan a fondé autour de 1927 la maison d’édition Émile Hazan et Cie. Y seront

publiés des auteurs comme Francis Carco, Joseph Kessel ou encore, Pierre Mac Orlan. La première Anthologie de la prose russe contemporaine de Vadimir Pozner y sera publiée en 1929.

357 « À mon maître Alain, auteur du Système des Beaux-Arts et injuste pour l’art de l’écran » (Prévost 1929).

Dans son Système des Beaux-Arts, publié en 1920, Alain ne fait en effet aucune place au cinéma.

358 Élie Faure, dans De la cinéplastique (Faure 1920 (novembre)) faisait la même analogie : « Il [le cinéma]

présente en effet, entre le public et l’auteur, trois intermédiaires : l’acteur – disons le cinémime – l’appareil du photographe et le photographe lui-même » (Faure 1920 (novembre), p. 61).

167 Charlot, dans Polymnie, devient ainsi une sorte de consécration du jeu d’acteur qui a été préalablement disséqué et présente Charlot, dans son avant-dernière production (La Ruée vers

l’or (1925)), comme la consécration de l’acteur : « Si la réussite pour un artiste est de

s’exprimer parfaitement soi-même, Charlie Chaplin aura du mal à faire mieux » (Prévost

1929, p. 120). Cependant, bien que Polymnie cible le jeu de Chaplin, Prévost ne verra plus, en

1929, ce dernier uniquement à travers son personnage de Charlot. Cette activité d’acteur complétera en effet celle de metteur en scène, trait, selon Prévost, dominant désormais le travail de Chaplin359.