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B. Les numéros spéciaux

2. Les Cahiers du mois (1924-1927)

Fondés en 1924 par André et François Berge, ces « livre[s]-revue[s] » (Nomenclature des journaux et revues en langue française du monde entier 1926-1927, p. 79) seront des cahiers rassemblant différentes créations littéraires. En 1925, deux numéros seront consacrés au cinéma : un premier (no 12) intitulé « Scénarios » et un numéro double (nos 16-17)

reproduisant certaines conférences sur le cinéma organisées au Vieux-Colombier par le Ciné-Club de France. Rassemblant plusieurs articles de nombreux écrivains et personnalités du monde culturel283, ce numéro spécial s’adresse aux cinéphiles, mais surtout aux sceptiques

qui doutent encore, en 1925, du cinéma : « Beaucoup d’esprits ouverts méprisent le ‘‘septième

283 Nous retrouvons, par exemple, au sommaire de ce numéro double, les noms d’Alexandre Arnoux,

135 art’’ parce qu’ils l’ignorent : c’est à ceux-là que nous faisons appel aujourd’hui et que nous dédions ce cahier » (Les Cahiers du mois 1925, p. 226). Pour parvenir à intéresser ces lecteurs réfractaires, ce numéro double suggère des réflexions sur différents aspects du cinéma et de potentielles définitions du septième art associées à des pratiques de réalisation, d’écriture sur le cinéma et de postures spectatorielles. La revue interroge également un certain nombre d’écrivains (Blaise Cendrars, Jean Cocteau, Jean Paulhan, ou encore l’écrivain suisse Charles-Ferdinand Ramuz) sur les rapports entre littérature et cinéma afin de tenter de dégager les spécificités de chaque pratique. Les dernières pages du numéro sont consacrées à la critique (de films284 et d’ouvrages sur le cinéma ou s’inspirant du cinéma285) et à l’actualité du

monde du cinéma286. Parmi la totalité des textes proposés dans Les Cahiers du mois, nous

avons choisi de retenir quelques articles poursuivant des réflexions amorcées antérieurement ou annonçant des discussions à venir287. Ainsi, nous examinerons des textes de René Clair,

Germaine Dulac, Jean Epstein, Marcel L’Herbier, Léon Moussinac et Émile Vuillermoz. En 1925, René Clair a déjà réalisé deux longs métrages (Paris qui dort (1923), Le

Fantôme du Moulin-Rouge (1924)) et un court métrage, Entr’acte (1924), en collaboration

avec Francis Picabia. Mais avant de se lancer dans la réalisation, René Clair sera tenté par l’écriture288. En 1922, il se verra confier la rédaction de Films, le supplément de la revue de

théâtre Le Théâtre et Comœdia illustré, et en 1923, il deviendra journaliste à L’Intransigeant.

284 Nous retrouvons de courtes critiques sur Le Dernier des hommes (1924), Feu Mathias Pascal (1924) et un

texte de Jean Mitry sur La Ruée vers l’or (1925).

285 Des textes sur le livre de Léon Moussinac, Naissance du cinéma (1925), et sur le texte « scénario » d’André

Beucler, Un Suicide (1925).

286 Des textes sur les activités du Ciné-Club de France et sur l’Exposition internationale des Arts décoratifs de

1925.

287 La totalité de ce numéro double des Cahiers du mois mériterait une analyse de fond puisqu’il rassemble une

importante diversité de points de vue sur le cinéma et ses différents aspects, et il apparaît à un moment – 1925 – où le cinéma s’inscrit solidement dans les pratiques artistiques contemporaines.

288 Il publiera d’ailleurs, sous le nom de René Chomette, une nouvelle, « L’Île des monstres », dans le Mercure de

France (1er mai 1920) et quelques romans (Adams en 1926, La Princesse de Chine en 1951). Il sera élu plus tard,

136 Il sera acteur pour quelques films de Louis Feuillade (L’Orpheline (1921), Parisette (1921)) et, en 1922, il deviendra l’assistant de Jacques de Baroncelli. Ses premiers essais cinématographiques seront adoptés comme modèles par certains critiques qui lui sont proches et qui le considèrent comme « le seul metteur en scène français préoccupé d’invention et capable d’inventer » (Desnos 1925 (21 mars), p. 14)289.

Les Cahiers du mois proposent deux types de texte signés par René Clair : deux courts textes d’opinion – un premier tentant d’aborder les possibilités que le cinéma offre au surréalisme (« Cinéma et surréalisme » (Clair 1925a)) et un deuxième traitant de différentes déclinaisons du cinéma (« Cinéma pur et cinéma commercial » (Clair 1925b)) –, ainsi qu’un texte plus développé sur le rythme (« Rythme » Clair 1925c)). Ce dernier permet de rappeler que le cinéma est un terrain encore vierge, sur lequel il importe d’inventer des objets convenant au nouveau regard qu’il a induit. Il est également vain, selon René Clair, de s’efforcer à définir un rythme qui se décline à l’écran dans le temps et dans l’espace. Plutôt que de chercher à le circonscrire, il est primordial de le regarder. Ainsi, sera-t-il exploré et compris.

Germaine Dulac, dans « L’essence du cinéma » (Dulac 1925), développe des idées qu’elle reprendra dans de futurs articles, au sujet notamment de la « puissance éducative et instructive » (ibid., p. 62) du cinéma et de la nécessité de libérer ce dernier de ce qui l’attache aux autres formes d’art. Elle souligne également que le cinéma s’est présenté à de nouveaux artistes qui y ont trouvé un moyen d’expression correspondant à leur sensibilité – ce que les

289 En témoignent les articles de Robert Desnos « René Clair et le nouveau cinéma » (Desnos 1925 (21 mars)),

« Entr’acte de Francis Picabia mis en scène de René Clair » (Desnos [13 décembre 1924] 1992) ou encore, « Entr’acte ou le cinéma autonome » (Fondane [1er mars 1925] 2007) de Benjamin Fondane. Nous pourrions

également citer Georges Charensol qui, dans son Panorama du cinéma, dit de René Clair qu’il est « la personnalité la plus intéressante du cinéma français […] la finesse même et la subtilité » (Charensol 1930, p. 181-182).

137 arts traditionnels ne leur fournissaient pas – et que le public a un rôle à jouer dans l’appréciation d’un cinéma différent290. Or, ces spectateurs ont pris de mauvaises habitudes et

ils admettent désormais difficilement la nouveauté. Les attentes doivent donc être impérativement façonnées à nouveau, selon des principes en adéquation avec « l’esprit du cinéma » (ibid., p. 59) puisque sans le public, le cinéma et ses artisans ne peuvent rien.

Dans « Le regard du verre » (Epstein 1925), Jean Epstein se penche sur certaines caractéristiques distinguant le cinéma des autres modalités de représentation, en se plaçant du point de vue de celui qui perçoit les images. Pour Epstein, la puissance du cinéma réside en sa capacité à donner vie à l’inanimé et en la force analytique des lentilles de l’objectif de prise de vue. Ainsi, les images parviennent à transpercer celui qui le regarde et à lui révéler une fraction de sa vérité. Certaines images réussissent aussi à se fixer dans la mémoire, ou plutôt, fixent-elles ce qu’elles évoquent et les possibilités retenues qu’elles symbolisent. Epstein réitère donc ici sa foi dans les promesses et les surprises offertes par le cinéma, et expose à nouveau certaines modalités de réception des images291.

L’article proposé par Marcel L’Herbier, « Esprit du cinématographe » (L’Herbier

1925) réinterroge le statut du cinéma dans la hiérarchie des arts et en conteste l’intégration.

Cette position en marge de celle défendue par Ricciotto Canudo, par exemple, avait déjà été défendue par L’Herbier dans sa conférence « Le Cinématographe contre l’Art » donnée au Collège de France en juin 1923. Pour L’Herbier, il ne s’agit pas tant de débarrasser le cinéma d’une quelconque qualité artistique, mais plutôt de l’« exalter comme une force absolument

290 Cette implication des spectateurs dans l’évolution du cinéma sera une idée récurrente dans les articles de

Germaine Dulac. Elle la reprendra notamment dans son article « Quelques réflexions sur le ‘‘cinéma pur’’ »

(Dulac 1926 (2 juillet)) publié dans Le Figaro.

291 Cette préoccupation, récurrente dans les articles et essais de Jean Epstein, se retrouve par exemple dans l’essai

138 neuve, absolument d’avenir » (s.a. 1923 (1er juillet), p. 17) et ainsi, ne pas le rattacher à des

formes artistiques traditionnelles.

Au moment de produire son article pour Les Cahiers du mois, Marcel L’Herbier est une figure qui compte dans le cinéma français, s’étant imposé avec des films comme

El Dorado (1921) ou L’Inhumaine (1923)292. Après quelques tentatives dans le domaine des

lettres et l’écriture de scénarios293, il réalisera son premier long métrage Rose-France, en

1918. Il participera activement à la vie cinéphilique de son époque en présentant des conférences et en écrivant dans des revues spécialisées afin de défendre un cinéma fait de recherche et d’innovation294.

Alors que les articles de René Clair, Germaine Dulac, Jean Epstein et Marcel L’Herbier plaçaient le cinéma sur le terrain de l’art (pour en défendre ou en contester l’appartenance), l’article de Léon Moussinac, « État du cinéma » (Moussinac 1925), dénonce la domination de l’argent sur la création, et donc la mise en place d’un système dans lequel on fait principalement vivre le cinéma plutôt que de faire vivre ses créateurs295. En énonçant cet

292 En 1921, il est d’ailleurs classé premier réalisateur français par les lecteurs de la revue de cinéma Ciné pour

tous (30 décembre 1921).

293 Parmi les publications littéraires de Marcel L’Herbier, nous retenons un volume d’essais, … Au Jardin des

jeux secrets (1914) et la publication, en 1917, d’une pièce de théâtre,L’Enfantement du mort. Miracle en pourpre noir et or. Parmi ses scénarios, notons celui du film Le Torrent (1917), réalisé par Louis Mercanton et René Hervil.

294 Ces propos concernent les activités de Marcel L’Herbier dans les années 20 et 30. Il importe cependant de

souligner qu’il aura un rôle de premier ordre dans le développement de la profession cinématographique, dans la mise en place des programmes d’enseignement du cinéma et dans la création d’institutions d’enseignement (fondation de l’IDHEC (Institut des hautes études cinématographiques) en 1943).

295 « C’est qu’on veut vivre de lui [le cinéma] au lieu de le faire vivre. Tel est l’état présent du cinéma »

139 état de fait, Moussinac souhaite dénoncer une situation freinant l’ascension du cinéma comme art, un art collectif et au caractère universel. Mais bien qu’entaché par les dictats économiques, il saura s’en extraire et enfin, devenir.

Le dernier texte des Cahiers du mois que nous examinerons est un article d’Émile Vuillermoz, « Réalisme et expressionisme [sic] » (Vuillermoz 1925), dans lequel il revient sur l’association entre art et cinéma. Célèbre critique musical avant de devenir, en 1916, un critique de cinéma au style et à la finesse d’analyse d’une remarquable richesse, Émile Vuillermoz a activement participé à la reconnaissance du cinéma comme art par le biais de ses chroniques produites pour le quotidien Le Temps, entre 1916 et 1942. Ces chroniques régulières s’attardaient non seulement à l’actualité cinématographique, mais à la description de différents aspects du film et du cinéma. S’intéressant à la technique cinématographique, Vuillermoz sera également attentif aux évolutions du média et aux conditions de productions des films. Véritable « écrivain de cinéma » (Heu 2012, p. 720), il fut « capable de rendre poétiques jusqu’aux discussions les plus techniques […] » (Kohn 1996 (mars), p. 109).

Considérant que le cinéma est le septième art, Vuillermoz rappelle, dans son article, les arguments du cinéma contre l’art de Marcel L’Herbier, ainsi que ceux des « ennemis de l’art muet » (Vuillermoz 1925, p. 74). Soulignant l’influence du caligarisme296 sur la

cinématographie française (en terme de recherches, d’expression et de style), il rejette et considère néfaste la fascination pour le cinéma américain. Pour Vuillermoz, l’intelligence et la

296 Le terme caligarisme est utilisé ici dans le sens proposé par Jean Giraud : « Désigne l’ensemble des tendances

esthéticiennes inspirées du film Caligari, ainsi que le mouvement auquel ce film a donné naissance » (Giraud 1958, p. 57).

140 culture assurent une supériorité à la création artistique française et il est impératif, à ses yeux, d’en réinjecter l’essence dans cette nouveauté qu’est le cinéma297.

Les six articles examinés pour les besoins de nos analyses seront rédigés par des figures-clés du monde cinématographique des années 20, ayant, sans trop de succès298, tenté

leur chance en littérature, mais ayant assurément trouvé leur voie dans le monde du cinéma. Les textes réunis dans le numéro double des Cahiers du mois expriment l’enthousiasme et la confiance mis dans ce septième art qui ne cessera de grandir, et affirment l’engagement pour la défense d’un art cinématographique autonome, possédant son propre langage et ses propres règles.