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Hollywood, ville mirage (1936, Joseph Kessel)

D. Le reportage

3. Hollywood, ville mirage (1936, Joseph Kessel)

Se présentant également comme un reportage sur la « Babylone de Celluloïd » (Don Blanding cité dans Anger 2013, p. 13), Hollywood ville mirage (Kessel [1936] 1989) sera

380 Blaise Cendrars, dans l’article « La naissance de Charlot », publié en 1926 dans Les Chroniques du jour parle

d’une rencontre avec Chaplin. Cette rencontre que l’on peut soupçonner fictive réapparaîtra au fil de l’œuvre de Cendrars et contribuera à la légende de cette amitié imaginaire. Voir Masson 1985.

175 publié en 1936 aux éditions Gallimard. La maison d’édition, concurrente des éditions Grasset (qui publie au même moment le reportage de Cendrars sur Hollywood), s’est intéressée au cinéma quelques années plus tôt381, mais au début des années 30, elle ne semble proposer de

livres sur le cinéma que s’ils s’inscrivent dans la production de ses auteurs.

Ce sera dans cette logique que sera publié en 1936 l’ouvrage Hollywood, ville mirage de Joseph Kessel, auteur à succès de la maison382 ayant débuté en littérature au début des

années 20. La carrière littéraire de Kessel se doublera d’une féconde activité de reporter, le menant aux quatre coins du globe. Il relaiera parfois ses voyages dans les colonnes de

Paris-Soir, pour lequel il était grand reporter, et s’en inspirera quelques fois pour l’écriture de

ses romans. Kessel ne se tiendra pas non plus à distance du cinéma : il écrira quelques scénarios mis en scène par Anatole Litvak383 – L'Équipage en 1935, Mayerling en 1936 – et

certains de ses romans ont été adaptés avec succès au cinéma comme Belle de jour (1967) ou

L'Armée des ombres (1969).

Invité, avec Anatole Litvak, pour un séjour de six semaines aux États-Unis à l'initiative d'Irving Thalberg, Kessel, tout comme Cendrars, s'ennuiera à Hollywood et n’y restera pas très longtemps, regrettant de ne pouvoir parler d'autre chose que de cinéma avec ces hommes et ces femmes qui ne vivent que par et pour lui. Son texte met l'accent sur l'irréalité et le mirage que représente cette ville que l’auteur compare à une cité ouvrière, où les producteurs et les techniciens en sont venus à considérer leur intoxication comme un état

381 Gallimard avait, entre autres, créé les collections « Cinario » en 1925 et « Le cinéma romanesque » en 1928

(proposant des novellisations). Elle avait aussi racheté en 1929 la revue Cinéma à José Corti pour en faire La Revue du cinéma, et elle avait été impliquée dans le projet de production du Film Parlant Français.

382 Avec des romans comme La Steppe rouge (1922), L’Équipage (1923), Belle de jour (1929) et plus tard, Tour

du malheur (1950) et Le Lion (1955).

176 naturel. Kessel cherchera à expliquer cette aliénation et la justifiera par l'ennui que ressentent, à son avis, les Américains. Dans un récit se présentant en quatorze parties, Kessel tentera alors de transcrire la folie animant cette fourmilière de création, tout en relatant, au final, une expérience hollywoodienne marquée par la déception.

Notre classification ne dresse pas un panorama exhaustif des livres de cinéma, mais montre cependant une tendance se déployant dans un vaste réseau éditorial. Nous ne sommes pas en mesure d’évaluer quelles maisons d’édition se sont spécialisées dans le domaine du cinéma (mis à part, peut-être, La Sirène), mais notre repérage montre qu’à partir du début des années 20, de grandes maisons comme de plus petites ont progressivement cherché à relayer ce qui se disait sur le cinéma. Ces réflexions, développées par des auteurs qui n’ont pas débuté en littérature avec des ouvrages sur le cinéma (à l’exception, peut-être, de Jean Epstein), mais qui sont avec le temps, devenus des spécialistes du sujet, ont su donner à lire des pans d’une histoire du cinéma en train de s’écrire et faite par ceux qui l’ont aimé ou critiqué.

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Partie 2 :

Qu’est-ce que le cinéma?

178 Entre 1918 et 1939, la dissémination des réflexions sur le cinéma s’opère par le biais d’une série de dispositifs éditoriaux qui occupent des positions stratégiques dans les réseaux de diffusion des idées. Nous avons partiellement rendu compte, dans la partie précédente, d’un certain nombre de textes provenant de ces espaces de diffusion afin de dresser une cartographie de différents lieux de publication, allant de la revue spécialisée de cinéma à la revue littéraire, de la revue culturelle et de la revue d’art à la presse généraliste, en passant par des lieux de publication inusités et ayant peu à voir avec le cinéma, et par l’édition spécifique de livres de cinéma. Ces publications ont été abordées non comme de simples supports, mais comme de véritables relais de la prise de position, participant activement (dans le cas des revues de cinéma) à la défense du cinéma comme art ou contribuant à sa définition et à sa théorisation.

Même si la cinéologie de l’entre-deux-guerres montre une certaine dépendance à l’égard des autres discours, ce qui se traduit par l’inscription de la réflexion sur le cinéma dans les revues littéraires ou les revues d’art afin de la positionner à l’égal des idées sur un art reconnu, le parcours que nous avons proposé montre la portée culturelle des lieux de publication et de leurs auteurs, ainsi que l’autonomisation du propos au fur et à mesure qu’il s’intègre dans les préoccupations générales de l’époque. De même, les questions posées par le nouveau média et les enjeux débattus évolueront au fil des années, s’articulant autour de deux grands temps forts : la défense du cinéma comme art et la place à accorder au cinéma parlant. Sous-jacentes à ces deux thématiques, une diversité de réflexions a été formulée (sur les genres, les acteurs, les décors, la musique, le cinéma américain, le cinéma pur, la photogénie, etc.), ce qui témoignera d’une progressive précision des propos, et du développement tout comme de l’évolution du cinéma.

179 Le corpus de textes analysés, tout en demeurant sélectif et en procédant de certains choix, montre une intervention régulière et constante des écrivains, autant ceux reconnus dans le domaine des lettres et ceux reconnus dans le milieu du cinéma. Cependant, on remarque qu’une grande quantité de gens de lettres se sont prononcés en faveur du cinéma dans les revues culturelles et les revues d’art, au détriment des écrivains s’étant illustrés dans le domaine du cinéma. La résistance que l’on peut déceler ne relève pas du sujet cinéma – puisqu’il a été traité par de nombreux écrivains et ce, de manière assez régulière (avec, par exemple, les chroniques de Robert Desnos et d’André Delons), mais plutôt d’une méfiance vis-à-vis de plumes un peu moins aguerries et certes moins reconnues dans le domaine des lettres… Mais de façon générale, nous constatons de nombreux passages d’écrivains d’un lieu de publication à un autre (par exemple, Jean Epstein, Benjamin Fondane, Jean Prévost), ce qui multiplie les possibilités de diffusion des idées, sans pour autant adapter le style utilisé pour défendre ces idées. L’exemple de Germaine Dulac, personnalité centrale du cinéma de l’époque, participant activement au mouvement cinéphile des années 20 (interventions en ciné-clubs, participation à des ouvrages collectifs sur le cinéma) – et qui, rappelons-le, écrira aussi bien dans les revues de cinéma que dans la presse généraliste ou dans des revues s’adressant aux parlementaires – est à ce sujet révélateur du désir de conversion des publics les plus variés aux idées animant les milieux de cinéma. Adoptant une posture résolument plurielle (praticienne, théoricienne, pédagogue, spectatrice) et affirmant avec conviction ses prises de position, elle placera en tête de ses préoccupations la défense du cinéma comme art, et écrira des textes sans concession, guidés par cette seule ligne directrice.

Après avoir dressé cette cartographie suffisamment représentative des lieux de discussion et de débat des idées de l’époque, voyons maintenant, sur la base de cette

180 cartographie, quelles idées ont circulé. Cela devrait nous permettre de constater que les écrivains sélectionnés poursuivent, nuancent ou remettent en question leurs réflexions sur le cinéma. Notre objectif est de montrer comment la cinéologie de l’entre-deux-guerres se déploie d’un texte à l’autre, d’un auteur à l’autre, en faisant écho en permanence à ce qui se dit et s’écrit sur le cinéma, sans pour autant être freinée par une quelconque frontière éditoriale.

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CHAPITRE 7 : « LE CINÉMA EST UN ART NEUF »

« Le cinéma est un art neuf », écrira Germaine Dulac en 1925 dans l’article

« L’essence du cinéma » proposé au numéro double sur le cinéma des Cahiers du mois384.

Ainsi posera-t-elle avec vigueur l’optique dans laquelle sera désormais abordé le cinéma : comme un art et comme une nouveauté. Sans être exceptionnelle, cette déclaration constituera une prise de position forte annoncée quelques années plus tôt par Ricciotto Canudo, dans « La naissance d’un sixième art. Essai sur le cinématographe » (1911) ou encore, par Abel Gance, dans « Qu’est-ce que le cinématographe » (1912), et relayée par plusieurs écrivains et gens de cinéma tout au long de la décennie.

Même si cette perspective est largement diffusée par les écrits de l’époque, elle ne va pas de soi. Certains voient toujours le cinéma comme une simple découverte mécanique ou comme un « hermaphrodite de science et d’art » (Epstein 1921a, p. 27) et, à ce titre, y résistent. De plus, le fait que le cinéma soit associé à un loisir populaire entrave son acceptation par les élites culturelles. Mais nombreux sont ceux estimant que le cinéma constitue un mariage parfait entre la technique et les arts, et qu’ainsi, il est cet art neuf correspondant aux idées de l’époque moderne:

Nous avons fait tous les totaux de la vie pratique et sentimentale, me disait Canudo. Nous avons marié la science et l’art en les appliquant l’un à l’autre, pour capter et fixer les rythmes de la lumière. C’est le cinéma. Le septième art concilie ainsi tous les autres. Nous vivons la première heure de la nouvelle danse des muses autour de la nouvelle jeunesse d’Apollon, la ronde des lumières et des sons autour d’un incomparable foyer : notre âme moderne (Gance 1929 (5 septembre), p. 290).

182 Progressivement, le caractère artistique prendra le dessus sur l’aspect technique, même si un des attraits du cinéma restera pour certains (comme les surréalistes) ce qui le sépare des autres formes d’art. Mais derrière ces différentes positions demeurera la nécessité de faire admettre le cinéma comme un média pouvant accueillir des préoccupations contemporaines et, à ce titre, constituer une forme de représentation digne d’intérêt.

Ce soutien se manifestera, dans les années 20, par l’élaboration de discours supportant cette nouvelle forme et par des prises de position à son égard (pour ou contre le cinéma?). Au tournant des années 30, après avoir acquis une certaine légitimité dans la sphère culturelle, le propos se déplacera et se cristallisera autour de questions relatives au son (pour ou contre le parlant?) et à tout ce qui risquerait d’associer à nouveau le cinéma à ce théâtre dont il a tant cherché à se démarquer385.