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B. Les numéros spéciaux

3. Les Cahiers jaunes (1932-1933)

Alors que le numéro double des Cahiers du mois de 1925 témoignait de l’espoir animant le milieu du cinéma, le numéro spécial des Cahiers jaunes de 1933 montrera des signes de désillusions et de déceptions à l’égard de ce nouveau média qui faisait tant rêver. Revue d’art et de littérature publiée par José Corti, Les Cahiers jaunes ne connaîtront que quatre publications, parmi lesquels un numéro spécial sur le cinéma299. Ce dernier numéro,

dirigé par Claude Sernet, proposera des essais sur le cinéma écrits par Antonin Artaud, Benjamin Fondane, Roger Gilbert-Lecomte et Georges Neveux, des scénarios (« Le banquier ou la fortune est aveugle » de Georges Ribemont-Dessaignes ou encore, « Les abattoirs de la

297 « Tout notre effort devrait en effet tendre à faire entrer dans l’Art Silencieux, les éléments techniques qui ont

assuré le succès de la pensée et de la culture européenne dans les autres arts. Favoriser l'évolution du décor dans le sens que nous venons d'indiquer nous permettrait de reconquérir sur tous les écrans du monde le prestige dont les puissants industriels de Los-Angeles [sic], nous ont très habilement dépouillés. Et l’on verrait s’écrouler bientôt un grand nombre de colosses aux pieds d’argile » (Vuillermoz 1925, p. 80).

298 Nous excluons cependant de cette remarque Émile Vuillermoz qui n’a pas tenté sa chance dans le domaine des

lettres, mais s’est véritablement illustré en tant que journaliste culturel.

299 Le premier numéro avait pour titre « Prampolini et les peintres et sculpteurs futuristes italiens », le deuxième

numéro portait sur les écrivains italiens contemporains, le troisième numéro s’intitulait « L’affiche peinture d’aujourd’hui », et le dernier numéro sur le cinéma, « Cinéma 33 ».

141 nuit » de Maurice Henry) et quelques photographies tirées de films de René Clair, Luis Buñuel, Jean Painlevé et Man Ray. Bien que la tonalité générale de ce numéro soit cynique et pessimiste à l’égard d’un cinéma « [s]ouffrant de tares congénitales multiples » (Les Cahiers jaunes 1933, p. 3), il dénote un intérêt persistant pour sa face cachée :

Pourtant, le Cinéma300 continue à nous intéresser par ce qu’il n’est pas, par ce qu’il a

manqué d’être, pas ses possibilités éventuelles. Bien que sorti, à l’encontre de tous les rites et modes qualifiés, d’une tradition mercenaire et bâtarde, nous daignons lui supposer certaines vertus latentes qui, susceptibles de transporter son activité sur le plan de l’essentiel, seraient également en état de le classer parmi nos moyens familiers de connaissance. Car, si pauvre et avili qu’il puisse se montrer à l’heure actuelle, nous n’hésitons pas à croire qu’une destinée meilleure l’attende à un proche tournant de sa route (ibid., p. 3-4).

Selon les rédacteurs des Cahiers jaunes qui sont, pour la plupart, des poètes fréquentant le groupe du Grand Jeu301 et croyant au cinéma comme véhicule de rêves et instrument de la

révolution culturelle302, l’état du cinéma apparaît, quelques années après l’apparition du

parlant, déplorable, et son avenir, incertain.

Parmi les essais proposés par la revue, le texte d’Antonin Artaud, « La vieillesse

précoce du cinéma » (Artaud 1933), traite du « fonctionnement organique du cinéma »

300 Beaucoup d’auteurs font usage de la majuscule pour désigner le cinéma dans leurs textes, mais il est difficile

de dire s’il y a véritablement un désir de personnification de ce nouvel art, la typographie n’étant pas toujours fixe. Ceci étant, la fréquence de cette pratique nous fait dire qu’il y a malgré tout un désir de marquer son enthousiasme et son respect vis-à-vis du cinéma en utilisant une marque particulière pour le désigner.

301 « Lancé par trois bacheliers brillants frais arrivés de Reims, Roger Gilbert-Lecomte, René Daumal et Roger

Vailland, le ‘‘Grand Jeu’’ entre sur la scène parisienne avec panache et ferveur en 1928. Noyé dans la nébuleuse du surréalisme d’André Breton, c’est à pas feutrés qu’il en sort, trois ans et trois numéros plus tard, dans le silence de la drogue et des bifurcations » (Havard 2011). L’apparition de ce groupe « ami[s]-ennemi[s] » (Virmaux 1996, p. 11) des surréalistes fut brève, tout comme la revue qui lui était associée, Le Grand Jeu, qui n’a connu que trois numéros. Le numéro de 1933 des Cahiers jaunes constitue la dernière manifestation collective du groupe.

302 Tel que l’indiquent Alain et Odette Virmaux dans leur ouvrage Le Grand jeu et le cinéma, les artistes et les

poètes gravitant autour du groupe avaient mis beaucoup d’espoir dans le cinéma : « Jusqu’autour de 1930, elle fut [l’illusion d’un cinéma révélateur de la vie] nourrie par de nombreux artistes et poètes. Pour résumer leur vision : le cinéma, croyaient-ils, allait être l’outil privilégié d’une formidable révolution culturelle; il allait forger un nouveau ‘‘langage’’ (Daumal) et ‘‘promouvoir la vraie vie’’ (Breton); il tiendrait lieu de tout… Conception grandiose, quasi messianique, et qu’on ne retrouve pas seulement chez les surréalistes […], mais chez les créateurs les plus divers et, à la limite, dans une bonne partie de toute une classe d’âge intellectuelle » (Virmaux 1996, p. 13).

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(ibid., p. 23) et de son comportement vis-à-vis du réel. Artaud en vient cependant à décrire une

sorte de chant du cygne d’un septième art qui échouerait, avec l’avènement du parlant, à montrer « la poésie inconsciente et spontanée des images » (ibid., p. 24). Au terme de son article, Artaud constate amèrement que ce que le cinéma laisse désormais voir n’est plus à la hauteur de révéler « les Mythes de l’homme et de la vie d’aujourd’hui » (ibid., p. 25).

La même déception est perceptible dans l’article de Benjamin Fondane, « Cinéma

33 » (Fondane 1933), pour qui le cinéma, depuis qu’on lui a ajouté la parole, est devenu un

monstre redirigé vers le théâtre. À son avis, le film muet a même disparu : « Le film muet est mort, pour toujours, comme le vieux fiacre. Ce n’est plus à présent qu’un souvenir »

(ibid., p. 14). De plus, l’argent a pris de plus en plus de place dans la création des films et est

conséquemment devenu une entrave à la liberté. Le texte de Fondane ne laisse pas beaucoup de place à l’espoir, mais il n’en demeure pas moins porteur de quelques élans d’optimisme, produits par certains films (par exemple, Hallelujah! (1929) de King Vidor) réussissant à émerger du chaos dans lequel se noie le cinéma.

Le texte de Fondane se clôt malgré tout sur le regret de ne pas voir vieillir le cinéma et sur des interrogations quant à son avenir. L’article de Roger Gilbert-Lecomte, « L’alchimie

de l’œil, le cinéma, forme de l’esprit » (Gilbert-Lecomte 1933), reconduit ces mêmes

interrogations, mais son postulat diffère de celui d’Artaud ou de Fondane : pour Gilbert-Lecomte, le cinéma s’inscrit dans un milieu donné réunissant un faisceau d’impératifs politiques et sociaux, et il est l’instrument qui mènera à la révolution totale.

Animateur principal, avec René Daumal et Roger Vailland, du groupe Le Grand Jeu, et directeur de la revue du même nom, la carrière littéraire de Roger Gilbert-Lecomte fut brève, mais fulgurante, ponctuée d’expériences psychotropes et de poésie éveillée. Même s’il

143 ne cite, dans le texte proposé aux Cahiers jaunes, aucun titre de films, aucun réalisateur ou acteur/actrice, sa correspondance fait état d’une fréquentation des salles obscures303 et donc,

d’une connaissance de l’actualité cinématographique de son temps. Comme les autres invités à s’exprimer sur l’état du septième art en 1933, Gilbert-Lecomte propose un article dans lequel il fait part de sa déception vis-à-vis des promesses du cinéma, sans pour autant le rejeter complètement. En effet, permettant « de ne pas désespérer de la naissance de cinéma »

(ibid., p. 31), trois types de films – les documentaires scientifiques304, les dessins animés et les

films soviétiques – sont, selon lui, des « moyen[s] de recherches et d’expériences » menant vers « un mode de connaissance, une forme d’esprit » (ibid., p. 28). Telle est donc la vocation du cinéma pour Gilbert-Lecomte, mais également pour certains artistes gravitant autour du Grand Jeu, au tout début des années 30305.