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Linguistique interactionnelle et analyse de la conversation

3 L’ ANALYSE DE L ’ INTERACTION : PERSPECTIVE THÉORIQUE

3.2 Linguistique interactionnelle et analyse de la conversation

Comme le souligne aussi Tusón Valls (2002), l’étude de la conversation est restée longtemps aux marges des intérêts des linguistes, orientés plutôt vers une analyse du langage en tant que système abstrait.

En effet, avant de se développer en linguistique, cette approche empirique est le résultat d’une réflexion approfondie menée dans des disciplines issues des sciences sociales et humaines telles que la sociologie, l’anthropologie et l’ethnographie, la philosophie et la psychologie, avec des intersections et des rencontres (réelles et « virtuelles ») entre des figures centrales du monde intellectuel européen et américain du XXe siècle telles que H. Garfinkel, E. Goffman, J. L. Austin, J. R. Searle et H. P. Grice, M. Bakhtine (cf. Goodwin et Heritage, 1990 : 285-286). D’un point de vue plus orienté par la linguistique, outre l’intérêt montré par la pragmatique pour les faits du langage – notamment avec Austin (1962) – l’attention portée aux aspects concernant l’action communicationnelle est liée aux développements de l’ethnographie de la communication et de la sociolinguistique variationniste, particulièrement à travers les travaux de J. Gumperz, de D. Hymes, de W. Labov, lesquels, par ailleurs, suivaient le parcours tracé par des anthropologues de la génération précédente comme Sapir ou Malinowski, qui posaient les faits du langage au centre de l’activité de recherche dans leur discipline (cf. Duranti, 2001 : 8901-8904; cf. aussi Giglioli, 1972).

Au-delà des spécificités qui évidemment les caractérisent, il est possible de mettre en évidence un élément commun aux disciplines mentionnées, en ce qu’elles se donnent comme objectif de mettre en relief les pratiques réelles des locuteurs « telles qu’elles peuvent être observées, décrites et interprétées par un chercheur en soulignant les différents points de vue des interactants » (Matthey, 2003a: 44).

L’observation détaillée du discours est une démarche de la linguistique interactionnelle, qui essaie de comprendre « the way in which language figures in everyday interaction and cognition » (Ochs, Schegloff et Thompson, 1996 : 2).

L’approche qui a eu le plus d’influence sur la recherche en linguistique interactionnelle est l’analyse conversationnelle, discipline inspirée de l’ethnométhodologie, et qui s’est développée au tournant des années 1960-1970, grâce aux travaux de Harvey Sacks et ses collaborateurs, notamment Gail Jefferson et Emanuel Schegloff (cf. Schegloff

Chapitre 3 : Analyse de l’interaction : perspective théorique

et Sacks, 1973 ; Sacks, Schegloff et Jefferson, 1974)64. Comme le souligne Orletti (2004 : 142), l’intérêt pour la production orale et notamment pour la conversation naît dans les années 1970 de l’exigence exprimée par les ethnométhodologues de rendre compte du caractère ordonné des pratiques ordinaires qui régissent la vie sociale.

L’objectif principal de l’analyse conversationnelle est donc de mettre en relief l’organisation sociale de la conversation, les mécanismes de base qui règlent la structuration de l’activité d’interaction humaine à travers une inspection détaillée de données authentiques :

I am suggesting that the act of speaking must always be referred to the state of talk that is sustained through the particular turn at talking, and that this state of talk involves a circle of others ratified as coparticipants. [...] Talk is socially organized, not merely in terms of who speaks to whom in what language, but as a little system of mutually ratified and ritually governed face-to-face action, a social encounter. (Goffman, 1972 : 65)

L’idée fondamentale est donc que la conversation, considérée comme « the basic form of speech exchange system » (Sacks, Schegloff et Jefferson, 1974 : 730), s’organise suivant un ordre assez précis et que cet ordre apparaît non seulement aux yeux de l’analyste, mais aussi à ceux des participants eux-mêmes à l’interaction (Schegloff et Sacks, 1973: 290). Un des principes théoriques sur lesquels se fonde la discipline est que les mécanismes de base que nous venons d’évoquer sont valables dans tous les contextes de production, qu’il s’agisse d’interactions relevant de la sphère publique et professionnelle, ou bien d’échanges verbaux produits en contexte privé (Vincent, 2001).

L’analyse conversationnelle porte sur des aspects diversifiés. On peut citer parmi les plus significatifs, l’organisation séquentielle de la conversation structurée à travers les tours de parole, traitée dans les premiers travaux s’inscrivant dans le cadre de la discipline. D’autres aspects, comme la relation des paires adjacentes (par exemple, les séquences question-réponse ou le système des salutations) et plus largement, les différentes phases

qui caractérisent la conversation, font également l’objet d’études65. L’approche

conversationnelle s’est développée spécialement dans l’analyse de certaines activités

64 Pour une description générale des principes de l’ethnométhodologie et de l’analyse conversationnelle, et des rapports entre ces deux disciplines, nous renvoyons aux lectures suivantes (cette liste est nécessairement incomplète) : Drew et Heritage (1992; 2006), Gülich et Mondada (2001), Mondada (2001; 2006) ; Ochs, Schegloff et Thompson (1996) ; De Nucheze et Colletta (2002) ; pour une revue commentée des principales études en Italie, cf. Fatigante (2004). Des commentaires sur ces approches ont été publiés aussi par Bazzanella (2005) ; Matthey (2003) ; Vincent (2001) ; De Nuchèze et Colletta, Matthey et Vincent prennent en compte aussi le contexte francophone. Concernant l’ethnographie de la communication, nous renvoyons à Gumperz et Hymes (1972), Gumperz (1982), Hymes (1974) ; cf. aussi Fasold (1990).

interactionnelles ; les typologies conversationnelles qui ont été approfondies en priorité sont la gestion des conflits interpersonnels et les actions d’accommodation dans l’échange communicationnel, l’interaction en milieu familial, l’interaction médecin – patient ou

encore dans les différentes situations de travail66. Comme le remarque Traverso (2004 :

154), « la conversation ordinaire sert souvent de base de comparaison pour aborder d’autres types d’interaction », par exemple les interactions dans un cadre institutionnel ou l’interaction au travail. Par ailleurs, les spécificités de chaque société influencent de façon considérable les objets d’étude et les approches scientifiques à ces objets. Par exemple, Fatigante (2004 : 221) précise que dans les études italiennes la conversation ordinaire (c’est-à-dire, symétrique, entre interactants qui possèdent – grosso modo – le même niveau d’accès et de participation au discours) est moins représentée que la conversation asymétrique, centrée sur l’interaction institutionnelle (en particulier le contexte scolaire, où l’intérêt conversationnel se lie avec l’aspect linguistique, socio-culturel, éducatif). Ce genre d’interactions représente un objet d’étude privilégié en Italie, peut-être à cause du caractère interdisciplinaire (fortement lié au fonctionnalisme et à la sociolinguistique) qui distingue l’approche italienne de l’analyse de la conversation (cf. encore Fatigante, 2004)67. L’interdisciplinarité de cette approche est évoquée aussi par Orletti (2004 : 142), qui exprime son point de vue sur ce sujet :

[l’analyse de la structure conversationnelle] non poteva non far incontrare sul terreno dell’indagine i sociologi dell’analisi conversazionale con quei linguisti, che, sulla base di un approccio funzionale, cercavano di riscontrare, nell’interazione sociale e nel discorso, motivazioni funzionali alle strutture linguistiche.

Comme nous le verrons au cours de la présentation de nos données, plusieurs principes théoriques et éléments méthodologiques de l’analyse conversationnelle s’avèrent très utiles dans le cadre spécifique de notre recherche. En effet, il nous semble nécessaire d’éviter toute idéalisation de la situation linguistique du sarde dans l’aire de Cagliari, concernant l’emploi de la variété locale et le rapport qu’elle entretient avec l’italien dans ce

66 En particulier, voir Goodwin (1990) ; pour l’Italie, voir par exemple Monzoni (2005). À propos des interactions dans le domaine du travail, cf. Mondada (2006). En ce qui concerne de manière plus spécifique l’interaction en contexte médical, domaine d’intérêt lié notamment au nom de John Heritage, une liste des publications du sociologue – seul ou en collaboration avec d’autres chercheurs – est mise à la disposition des lecteurs dans sa page personnelle, à l’intérieur du site Internet de l’UCLA : www.sscnet.ucla.edu/soc/faculty/heritage/publications/index.html (plusieurs articles sont disponibles pour le téléchargement).

67 Ainsi, il est possible de souligner qu’un des premiers travaux d’analyse conversationnelle en Italie (Orletti, 1977) apparaît dans les actes d’un congrès de la Société de Linguistique Italienne ; également, les principaux travaux collectifs apparus en contexte italien montrent cette tendance pluridisciplinaire.

Chapitre 3 : Analyse de l’interaction : perspective théorique

contexte de contact quotidien. L’optique adoptée pour la réalisation du présent travail se veut donc « éclectique » et tient compte à la fois des aspects proprement structurels du contact linguistique et d’une démarche fondée sur l’analyse interactionnelle.