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2. Nanotechnologies : réflexions éthiques

2.3 Limites des réflexions éthiques

2.3.3 Limites spatio-temporelles

Plusieurs champs de la bioéthique présentent certaines limites, inhérentes aux outils conceptuels qui y sont habituellement employés. Si ces limites n‘invalident pas la réflexion éthique sur les nanotechnologies telle qu‘elle a été conduite jusqu‘à maintenant, il n‘en reste pas moins qu‘il faut en souligner l‘existence. Ces limites nous rappellent seulement qu‘il faut éviter de conclure hâtivement que toute évaluation éthique actuelle des nanotechnologies est complète.

Plusieurs domaines de la bioéthique font l‘objet de critiques méthodologiques. On leur a reproché, entre autres, de s‘appuyer sur des principes qui, contrairement à leur prétention, n‘étaient pas universellement reconnus – par exemple, les principes de Beauchamp et Chilldress (Beauchamp et Chilldress, 2008). On leur a reproché de s‘appuyer sur des valeurs propres à la société libérale et de négliger le contexte socioculturel dans lequel surgissent les problèmes éthiques. Enfin, les valeurs en vigueur dans une société ne sont pas figées : elles évoluent avec le temps. Il est possible que les perceptions envers une technologie ou une intervention médicale changent au fil des ans, avec pour conséquence qu‘une évaluation éthique effectuée à une époque donnée n‘est pas nécessairement valide quelques années plus tard – on n‘a qu‘à regarder, par exemple, comment les positions envers l‘avortement et la procréation médicalement assistée ont changé au cours des siècles (Durand et al., 2000).

L‘examen éthique d‘une nouvelle technologie est donc toujours à recommencer pour tenir compte de l‘évolution sociale. Remarquons, également, que les champs technoscientifiques évoluent eux aussi : les technologies inoffensives d‘une époque peuvent devenir néfastes plus tard et vice-versa. Il est donc important, lorsqu‘on procède à l‘évaluation éthique d‘une technologie, de garder à l‘esprit le caractère spatio-temporel de cette évaluation. Cette évaluation est en effet réalisée en un lieu et un moment précis. Sera- t-elle la même dans dix ans? Sera-t-elle la même dans un autre pays? (Cleret de Langavant, 2001)

Ces limites spatio-temporelles rejaillissent-elles sur l‘évaluation éthique actuelle des nanotechnologies? C‘est ce que laisse croire, selon nous, l‘analyse de la littérature accomplie jusqu‘à maintenant. Cette analyse ne nous permet pas de voir d‘évaluation éthique qui s‘appuie essentiellement sur d‘autres approches que celles évoquant les valeurs des sociétés libérales. En faisant irruption dans d‘autres sociétés, les nanotechnologies seront-elles évaluées de façon différente et des questions nouvelles, que nous ne pouvons anticiper dans notre propre cadre de référence occidental et libéral, pourraient-elles surgir? Cela est fort possible, puisqu‘on a déjà constaté l‘impact de la diversité culturelle dans l‘éthique des nanotechnologies (Hongladarom, 2009; Schummer, 2006).

À ces limites spatiales, nous pouvons ajouter des limites temporelles qui, à notre avis, semblent les plus évidentes. Comme nous l‘avons dit, l‘évaluation éthique effectuée aujourd‘hui sur les nanotechnologies pourrait devenir caduque après l‘introduction de celles-ci sur le marché, et en fonction de l‘évolution imprévisible de la société. Cela soulève l‘importance d‘effectuer une surveillance éthique continue – un « monitoring », pour emprunter l‘expression de Litton (2007) – pour surveiller l‘émergence de nouvelles questions plutôt que de conclure tout de suite que tout a été dit sur les nanotechnologies. N‘oublions pas, non plus, que les nanotechnologies en sont encore à un stade très précoce de leur développement. Sur le plan scientifique, nous savons qu‘elles ont un potentiel révolutionnaire compte tenu de leur omniprésence. Toutefois, il est impossible de prédire toutes les applications qu‘elles engendreront et, par conséquent, les questions éthiques éventuelles que soulèveront ces applications (Bawa et Johnson, 2007; Litton, 2007).

D‘abord, il est reconnu qu‘une technologie soulève de plus en plus de questions éthiques au fur et à mesure qu‘elle se répand dans la société et affecte une plus grande partie de la population (Moor, 2005). Les nanotechnologies relèvent, en un sens, d‘un domaine encore trop flou pour soulever des questions éthiques spécifiques (Rip et Shelley-Egan, 2010). Les questions éthiques que l‘on peut anticiper sont celles liées aux domaines où interviendront les nanotechnologies, et elles restent souvent très spéculatives (van de Poel, 2008; Khushf, 2007; Nordmann, 2007).

L‘histoire de l‘ingénierie génétique éclaire bien notre propos. Dans la fin du 20e siècle, l‘ingénierie génétique a été l‘un des champs technologiques ayant soulevé le plus de questionnements et de débats éthiques, que l‘on pense au débat sur les OGM, aux craintes sur l‘eugénisme ou aux discussions entourant le clonage de la brebis Dolly. Or, Watson et Crick ont déclaré qu‘au moment de publier leur modèle de l‘ADN en 1953, personne ne pouvait anticiper toutes les controverses que l‘ingénierie génétique soulèverait (Watson et Berry, 2003). Une telle prospective était extrêmement difficile même dans les années 1970, marquées par la conférence d‘Asilomar – qui avait pour sujet l‘imposition d‘un moratoire sur la fabrication de bactéries modifiées génétiquement. Dans le cas des nanotechnologies, il semble tout aussi difficile, au stade actuel, de trancher si celles-ci soulèveront ou non des questions éthiques qui leur seront propres – et encore plus de cerner le contenu de ces questions.

Si les évaluations éthiques actuelles ne peuvent être considérées comme complètes, nous ne pouvons nous en contenter. Nous ne pouvons pas, en effet, avoir la prétention d‘avoir épuisé cette question faute de pouvoir faire mieux dans la situation actuelle. Les nanotechnologies, pourtant, réclament une attention éthique particulière (McGinn, 2010a; Allhoff, 2007). Devons-nous attendre l‘irruption massive des nanotechnologies sur le marché pour reprendre la réflexion lorsque des problèmes éventuels se présenteront? Est-ce que seule l‘éthique rétrospective est envisageable?