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5. Résultats

5.5 L‘éthique des nanotechnologies selon les acteurs

La littérature sur les nanotechnologies associe plusieurs aspects éthiques et sociaux à celles-ci : toxicité, transhumanisme, vie privée, etc. Nous avons donc demandé aux répondants s‘ils attribuaient eux-mêmes de tels aspects aux nanotechnologies et, le cas échéant, lesquels. Leurs réponses sont résumées à la section 5.5.1. et dans le tableau V. Lorsque les répondants avaient eux-mêmes fait le tour de la question, nous leur avons, au

besoin, demandé leur avis sur certains aspects éthiques mentionnés dans la littérature et qu‘eux n‘avaient pas abordés. Leurs réponses sont résumées à la section 5.5.2.

5.5.1 L’éthique vue par les chercheurs

Tout d‘abord, la majorité des chercheurs mentionnent spontanément la toxicité

humaine [C4; C5; C8; C10; C12; C13; C14; C16; C18; C20] et la toxicité environnementale [C6; C8; C9; C13; C16] comme étant les problèmes majeurs soulevés

par les nanotechnologies. Même s‘il souligne l‘importance d‘explorer ces aspects des nanotechnologies (surtout la toxicité des nanoparticules), un répondant [C17] se montre confiant dans les capacités des systèmes actuels de gérer la question : la FDA aux USA ou Santé Canada ici semblent assez compétents pour évaluer la toxicité des nanoproduits et trancher en conséquence.

Sur un autre plan, certains chercheurs semblent considérer que les nanotechnologies n‘apportent pas de problèmes nouveaux ou différents des technologies préexistantes (équivalence des questions éthiques ou sociales) [C1; C4; C5; C5; C18]. Dans un même ordre d‘idée, certains répondants [C3; C8; C11; C13; C15] croient que l‘évaluation éthique des nanotechnologies ne devrait pas se faire pour l‘ensemble de celles-ci, mais plutôt au cas

par cas. Comme certains chercheurs le remarquent en prenant l‘exemple des

nanoparticules, ce n‘est pas parce qu‘une nanoparticule donnée se révélera toxique qu‘il faudra condamner la fabrication et l‘utilisation de toutes les nanoparticules [C11; C13].

Idem si, au lieu de « nanoparticules », on parle plus « d‘applications technologiques ». Un

répondant [C3] précise que les nanotechnologies regroupent tellement d‘applications différentes qu‘il est illusoire de demander à quelqu‘un de parler des aspects éthiques associés à celles-ci sans auparavant vérifier ce que le répondant a en tête quand on lui dit le mot « nanotechnologies ». Avec les OGM en effet, tout le monde avait le même objet en tête. Avec les nanotechnologies, la situation est différente : d‘un répondant à l‘autre, la vision des nanotechnologies ne sera pas la même et il en ira de même pour les aspects éthiques associés à celles-ci.

Outre la toxicité, l‘équivalence et le cas par cas, les répondants évoquent d‘autres aspects éthiques intéressants. Nous pouvons signaler ici le sensationnalisme (tant chez les médias que chez les scientifiques, qui ont tendance, souvent, à exagérer les bienfaits des nanotechnologies) [C10; C14]; le parallèle avec le développement de l’énergie nucléaire

[C13]; le dialogue entre les parties prenantes [C7; C20]; les analogies [C7; C20] et les dis- analogies [C8] entre les nanotechnologies et les OGM, les problèmes pour accorder les normes en matière de nanotechnologies d’un pays à l’autre [C19]; les questions

associées à l’éthique clinique (si un clinicien-chercheur doit employer des nanoproduits avec un patient et qu‘il doit lui expliquer de quoi il s‘agit) [C10] et le côté marketing des nanotechnologies, les nanotechnologies étant parfois récupérées par des entreprises pour des produits sans lien avec celles-ci, par exemple pour le « nano-ipod » [C7] ou même pour des produits homéopathiques [C8]. On peut aussi ajouter « l’effet parapluie » ou « ricochet » : le terme « nanotechnologies » constitue en effet un terme « parapluie » sous lequel on regroupe une grande diversité de technologies et de domaines scientifiques. Or, il est possible, si une seule de ces technologies se révèle néfaste, que l‘opprobre jaillisse aussi sur les autres, par « ricochet » [C9]. On peut penser ici à la manière dont le débat sur les OGM avait aussi jeté l‘opprobre sur tout ce qui concernait la génétique de près ou de loin.

Enfin, un répondant [C16] souligne les limites temporelles de la réflexion actuelle sur les nanotechnologies. Comme cette réflexion est anticipée, il s‘interroge sur la pertinence de la faire dès maintenant avec autant d‘intensité puisque, dans quelques années, lorsque les « vraies nanotechnologies » débarqueront dans nos existences, ce travail sera de toute manière à refaire.

5.5.2 Les « autres » questions éthiques vues par les chercheurs

Aucun des chercheurs rencontrés n‘a mentionné spontanément les interrogations portant sur des applications plus « futuristes » des nanotechnologies. Aucune allusion n‘est faite au transhumanisme, à la transformation graduelle de l‘humain par l‘emploi de nanotechnologies ou de nouvelles technologies, alors que chez certains auteurs ces

questions sont considérées comme étant au cœur de la réflexion éthique. Pour obtenir les impressions des répondants sur ces aspects, il a fallu les mentionner nous-mêmes.

L‘attitude des chercheurs envers ces questions s‘est révélée très variée. Nous serions tentés de les résumer par un spectre très simple. D‘un côté, deux chercheurs trouvent que réfléchir aux questions éthiques soulevées par les applications « futuristes » ou hypothétiques des nanotechnologies constitue une perte de temps [C10; C11]. L‘un d‘eux a même manifesté une certaine colère envers ce qu‘il appelle « l‘aspect Star Trek des nanotechnologies » [C10]. D‘autres pensent que les discussions sur les applications futuristes des nanotechnologies ne font que reprendre des discussions déjà convenues au sujet des biomatériaux dans les années 1970 [C10] ou avec les cellules souches [C14; C15]. À l‘opposé, six répondants trouvent cette réflexion importante [C11; C12; C16; C18; C19; C20]. L‘un de ces répondants [C16] pense même que nous sommes proches des applications des nanotechnologies qui sont dignes de la meilleure science-fiction; un autre affirme par ailleurs que « tout ce qui peut arriver va arriver » [C12]. Dans l‘ensemble, ce sous-groupe de répondants pense que si les applications futuristes des nanotechnologies ne doivent pas focaliser tous les efforts de réflexion éthique sur elles (parce qu‘il existe des problèmes plus importants à gérer à court terme, comme la toxicité), ils ne trouvent pas ce travail inutile. En effet, lorsque de telles applications se matérialiseront (ou si elles se matérialisent) la société pourra utiliser ces réflexions encore hypothétiques aujourd‘hui pour amorcer un examen éthique plus concret [C11; C16; C19; C20]. L‘un des répondants apporte une nuance intéressante : si, selon lui, réfléchir aux applications futuristes des nanotechnologies ne doit pas mobiliser toute l‘énergie des bioéthiciens et autres, il faut quand même le faire puisque l‘imaginaire science-fictionnel est une réalité culturelle à laquelle bien des gens se réfèrent quand ils entendent parler de nanotechnologies [C19]. Ce même répondant affirme d‘ailleurs que toutes les discussions éthiques sur les aspects futuristes des nanotechnologies, le transhumanisme, etc. ont déjà été traitées dans de nombreuses œuvres de science-fiction, citant notamment celles de l‘auteur polonais Stanislam Lem.

Entre le pôle des « réfractaires » et le centre de ce spectre, on peut classer un répondant [C15] sceptique envers ce genre de réflexion dans la mesure où la technologie des implants ne lui semble pas, scientifiquement parlant, apte à réaliser les prouesses qu‘on lui prête. Ce même répondant considère cependant que des réflexions similaires sur d‘autres sujets sont nécessaires, et il n‘hésite pas à utiliser la science-fiction comme outil de vulgarisation.

5.5.3 L’éthique vue par les journalistes

Les journalistes rencontrés ont associé globalement les mêmes thèmes éthiques aux nanotechnologies que les chercheurs (tableau V). Ils parlent aussi de toxicité [J6; J7; J9; J10] et de sensationnalisme [J6], un répondant disant qu‘il faut éviter de semer inutilement la panique. Fait intéressant, l‘un des journalistes [J10] mentionne l’allocation des

ressources, se demandant si des recherches vont priver de leur financement d‘autres

recherches légitimes juste parce qu‘on les inscrit sous le label « nanotechnologies ». On évoque aussi des enjeux comme le flou entre le curatif et le préventif [J10] (des enjeux qu‘on retrouve en génomique et en médecin personnalisée) et les problèmes liés au côté

« anticipé des nanotechnologies » [J3; J7], qui entravent la réflexion éthique, mais aussi la

compréhension des gens envers ce domaine. Enfin, un journaliste [J7] critique

l’association conceptuelle fréquente entre les nanotechnologies et les OGM — ce qui

rejoint la « dis-analogie » mentionnée plus haut au sujet des chercheurs. Bien qu‘à l‘origine de la motivation des chercheurs à procéder tout de suite à l‘examen éthique des nanotechnologies, cette association, selon le répondant, n‘a pas vraiment lieu d‘être compte tenu des différences entre les deux domaines. Ce même répondant déclare que les scénarios catastrophes associés aux OGM, comme celui de l‘écophagie globale (Grey goo), ne constituent pas une question éthique sérieuse.

Il est intéressant de constater ici que des thèmes comme l‘allocation des ressources et le flou entre le curatif et le préventif aient été mentionnés chez les journalistes, mais non chez les chercheurs.