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5. Résultats

5.4 Les nanotechnologies définies par les acteurs

Seulement deux répondants [C3; C20] emploient la distinction « nanosciences » vs « nanotechnologie » montrée au chapitre 1. Tous les autres répondants emploient le mot « nanotechnologies » pour désigner celles-ci. Certains chercheurs soulignent d‘emblée les difficultés liées à la définition des nanotechnologies [C7; C16] et, de là, les difficultés que cela suscite pour en cerner les aspects éthiques ou légaux [C6; C19]. Quant à savoir si les nanotechnologies constituent une nouveauté sur le plan scientifique ou simplement la continuité de domaines scientifiques préexistants, on rencontre surtout la seconde opinion chez les chercheurs. Plusieurs d‘entre eux, en effet, ont affirmé qu‘ils faisaient déjà des nanotechnologies avant que le terme se répande [C3; C6; C7; C9; C10; C16], alors qu‘un répondant se montre explicitement sceptique face à cette affirmation, sans préciser pourquoi [C1]. Un chercheur résume de manière intéressante ce paradoxe : si, selon lui, les nanotechnologies constituent une continuité sur le plan de l’échelle de grandeur (c.-à-d. après le contrôle de la matière à l‘échelle millimétrique on est passé au niveau micrométrique puis nanométrique) sur le plan conceptuel elles constituent une rupture, puisqu‘on emploie un nouveau terme pour les définir, soit le préfixe « nano » [C7]. Enfin, un autre répondant [C6] est en désaccord avec l‘affirmation générale que les applications des nanotechnologies sont encore à venir : pour lui, les nanotechnologies sont déjà autour de nous. Cette position est contraire à celle affichée par un autre chercheur [C1].

Si on s‘attarde sur les critères évoqués par les chercheurs pour définir les nanotechnologies (Tableau IV)4, on retrouve deux critères qui semblent plus importants que les autres :

 L’échelle de grandeur à laquelle l‘homme opère, soit celle du nanomètre. C‘est évidemment sans surprise que nous rencontrons ce critère. On observe toutefois une grande variabilité dans la manière de chiffrer les limites de cette échelle. Certains chercheurs disent de 1 à 100 nm [C5; C6; C11], un autre parle de 1 nm à 1micron [C13], alors qu‘un troisième [C9] évoque l‘existence d‘une zone floue : de 1 à 100 nm on se situe au niveau nanométrique, de 100 à 200 nm cela dépend, et au-delà de 200 nm on ne travaille plus à l‘échelle adéquate pour parler de nanotechnologies. Un chercheur parle même d‘une échelle inférieure à un micron [C14]. Un dernier répondant, enfin, s‘est contenté de parler « d‘infiniment petit » sans donner de chiffres [C2].

 À l‘échelle de grandeur, les chercheurs ajoutent un second critère qui semble déterminant pour trancher si une technologie quelconque relève ou non des nanotechnologies, soit l’exploitation de propriétés nouvelles qu’acquiert la

matière à cette échelle. Beaucoup de chercheurs insistent particulièrement sur ce

critère [C10; C11; C12; C13; C16; C17; C18]. Par exemple : une feuille d‘un matériau de 1000mX1000mX1nm qui n‘exploite l‘apparition d‘aucune nouvelle propriété physique ou chimique ne peut être considérée comme un nanomatériau. Dans le cas inverse, on pourra le considérer comme un nanomatériau [C3; C11].

À ces deux critères qui semblent fondamentaux, on peut en rattacher d‘autres, plus variables. Un chercheur insiste sur le fait que les nanotechnologies résultent d‘une création

volontaire par l‘humain [C10], d‘un acte délibéré dans un but précis. Ce critère permet de

différencier les nanotechnologies actuelles d‘opérations plus classiques que certains

considèrent comme de la « nanotechnologie avant l‘heure », par exemple l‘emploi de nanoparticules dans les vitraux médiévaux. À ce critère de « création volontaire et obéissant à un but prédéterminé » on peut associer celui de l’utilité : certains répondants insistent sur le fait que les nanotechnologies leur permettent d‘atteindre des buts pratiques. S‘ils trouvent amusantes des opérations comme la construction atome par atome des lettres « IBM » effectuée par Donald M. Eigler ou la fabrication de nano-objets (ex. : nanoguitare), ils considèrent ces mêmes réalisations frivoles et peu représentatives de leur travail. [C1; C15].

Un répondant [C4] mentionne qu‘une nanotechnologie doit impliquer la création de molécules ou de structures inédites, qui n‘existaient pas auparavant dans la nature. Un autre répondant insiste sur l‘approche « bottom-up » comme critère décisif [C1; C6], ce qui implique que les nanotechnologies exploitant l‘approche top-down – comme l‘électronique actuelle – ne sont pas des nanotechnologies. Fait intéressant, certains répondants font la distinction entre les produits des nanotechnologies et les procédés employés par les nanotechnologies, formulant des opinions opposées. En effet, pour l‘un des répondants [C20], une nanotechnologie est un produit : une bicyclette fabriquée par un procédé employant des nanoproduits mais qui ne contient pas elle-même de nanoproduits ne peut être considérée comme une nanotechnologie. À l‘inverse, un autre répondant [C16] a tendance à inclure dans les nanotechnologies les procédés de fabrication qui emploient à l‘une ou l‘autre de leurs étapes des nanoparticules, même si le produit final généré par ce procédé n‘en contient pas.

Enfin, plusieurs répondants mentionnent le côté « buzzword » des nanotechnologies, le préfixe « nano » n‘étant qu‘un mot vague, un argument de marketing sous lequel on peut inscrire différentes recherches pour avoir des subventions [C3; C8; C11; C14; C16; C19; C20]. Beaucoup de chercheurs exagéreraient les descriptions de leurs recherches pour les inscrire sous ce domaine et bénéficier de financement. Deux répondants [C16; C17] mentionnent même leur malaise face aux groupes faisant la promotion des nanotechnologies, en demandant : « Combien de gens dans [ces] organisations font vraiment de la nanotechnologie? » [C16] Certains perçoivent même les gens de ces

organisations comme appartenant à des sortes de « clubs privés ». Ces clubs se seraient organisés pour profiter des subventions accordées suite à l‘engouement envers les nanotechnologies [C17].

Autre point intéressant : beaucoup de chercheurs ne considèrent pas que les nanotechnologies constituent la totalité de leurs recherches (y compris des chercheurs connus essentiellement à cause de leur association avec ce domaine). Ils considèrent celles- ci comme un complément de leurs recherches, ou un outil qui leur sert à atteindre

d’autres buts — par exemple le traitement du cancer [C12; C14]. Les nanotechnologies

constituent donc un moyen, un outil pour manipuler le monde moléculaire, et non une fin en soi [C18].

Dernier point intéressant, qui n‘est pas sans lien avec le précédent : dans l‘ouvrage de Céline Lafontaine sur la définition des nanotechnologies (Lafontaine, 2010), il est mentionné par plusieurs répondants que la vision « révolutionnaire » des nanotechnologies se rencontrerait surtout chez les ingénieurs et les physiciens. Un de nos répondants [C6] a formulé une observation semblable en fin d‘entrevue.

5.4.2 Définition par les journalistes

Chez les journalistes rencontrés, deux répondants ont donné une définition plutôt vague des nanotechnologies, expliquant par la suite qu‘ils s‘étaient peu penchés sur le sujet. Le premier répondant parle en effet des nanotechnologies comme étant « quelque chose de minuscule aux applications nébuleuses » [J1], le second employant l‘expression « toutes petites affaires » [J3]. Les autres journalistes toutefois, surtout ceux qui ont déjà traité de ce sujet, fournissent des définitions élaborées, y incluant des concepts et des nuances semblables à celles qu‘on retrouve dans les définitions données par les chercheurs. Si aucun journaliste ne mentionne une échelle de grandeur précise (ex. : 1-100 nm), trois d‘entre eux mentionnent explicitement que les nanotechnologies exploitent les propriétés

particulières de la matière qui surgissent à cette échelle de grandeur [J7; J9; J10], et un

nanotechnologies comme étant l‘activité de « manipuler les atomes un par un pour leur donner une fonction différente, obtenir un produit différent qui n‘existait pas dans la nature » [J7] — sans préciser toutefois si cette construction « atome par atome » est à comprendre dans le sens de « bottom-up » ou dans un sens plus « Drexlerien ». On peut constater ici que les notions de propriétés émergentes et de fabrication volontaire qu‘on retrouve chez les chercheurs semblent se retrouver chez les journalistes. Ces mêmes journalistes se montrent aussi assez critiques envers le concept de nanotechnologies. L‘un d‘entre eux considère que les nanotechnologies constituent un buzzword, un terme parapluie sous lequel on regroupe des recherches qui « se feraient, de toute façon » [J9]. Un autre journaliste mentionne que, quand on lit un article sur les nanotechnologies, on touche à tout ce qui se fait en sciences, mais qu‘avec un regard critique on se doute que toutes les applications escomptées ne progresseront pas à la même vitesse [J7]. Pour une compilation des définitions données par les journalistes, on pourra se référer au tableau IV.

Fait intéressant, deux journalistes n‘ont pas l‘impression que les nanotechnologies constituent un débat actuel [J8; J9]. Ils comprennent que les scientifiques en discutent, mais, pour eux, les nanotechnologies ne sont qu‘un sujet parmi tant d‘autres dans tout ce que la recherche scientifique produit annuellement. L‘engouement pour les nanotechnologies n‘est peut-être pas aussi justifié que les promoteurs de celles-ci le laissent croire. Cette remarque rejoint la perception d‘un chercheur qui mentionne qu‘en dehors de la littérature savante, les nanotechnologies sont absentes de la scène publique (dans les médias, etc.) [C4].