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Chapitre 2 : Méthodologie

2.2 Les limites des données

Comme le mentionnent plusieurs auteurs, il se révèle parfois hasardeux de travailler avec des sources historiques, en raison des manques qui peuvent les affecter. Par exemple, pour Suzanne Cross, les sources datant du 19e siècle concernant le travail féminin au Québec sont très fréquemment

9 Le registre disponible comprend le nom complet des deux époux de même que le nom des parents et le métier du père des

mariés. Ainsi, on peut aisément recouper l’information et trouver le nom de famille que notre candidate risque d’utiliser pour le reste de sa vie d’épouse.

incomplètes, voire inexistantes pour les premières décennies (Cross, 1977 : 40). Il est donc tout indiqué de connaître les limites des sources utilisées, afin de relativiser les constats qui pourront être établis.

2.2.1 Les limites des recensements en général

Étant tous légèrement différents, les recensements n’ont pas la même densité et qualité d’informations. D’abord, comme le mentionne Harton (2008), une des limites importantes des recensements concerne la fixité des données, soit l’incapacité de saisir de façon détaillée la mobilité géographique des individus. Tout ce qui se déroule à l’extérieur des limites de la ville de Québec, comme par exemple des mariages, est difficilement retraçable, car les données ne couvrent que la ville. De plus, les recensements étant produits à un intervalle de dix ans, les mouvements et évènements survenus entre les années de prises de données sont difficilement identifiables de façon précise (fin des études, début et fin du travail rémunéré, etc.).

Pris individuellement, chaque recensement comporte son lot de contraintes. Comme mentionné précédemment, le recensement de 1852 marque un tournant à plusieurs niveaux dans l’histoire de la statistique canadienne. Il est le premier à enregistrer le nom de tous les membres de la famille ainsi que des voyageurs ou logeurs demeurant avec eux (Breton, 1975). Ainsi, comme le mentionne Sophie Goulet, il s’agit d’un véritable répertoire de la population, beaucoup plus complet que ce qui s’était fait dans le passé (Goulet, 2002). À l’opposé, en général, les démographes et historiens (e.g. Wargon, Curtis) s’entendent pour dire que le recensement de 1851-1852 de même que celui de 1861 présentent un grand nombre de lacunes. Celles-ci seraient causées par le manque de rigueur quant à la collecte de données des recenseurs et les consignes imprécises fournies à ces derniers (Curtis, 2000). Toutefois, la prise en compte des données de 1852 ne peut pas être mise de côté, pour autant qu’un regard critique s’impose. Entre les critiques de Curtis au sujet du manque d’encadrement des recenseurs et des consignes mal formulées (Curtis, 2000) et l’optimisme de Doucet quant au dénombrement des membres des ménages et à la représentativité du recensement (Dillon et Joubert, 2012), comment juger de la qualité du recensement de 1852? Nous nous en tiendrons à la pensée qui structure le texte de Lisa Dillon et Katrina Joubert voulant que ce recensement, bien qu’imparfait, constitue tout de même une source d’informations collectées de façon systématique et représentatives de la population canadienne du milieu du 19e siècle (Dillon et Joubert, 2012). Ce recensement permet

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d’exploiter plusieurs données inédites et dans le cadre de cette étude, tenir compte du recensement de 1852 permet d’étendre la période d’étude sur un plus long intervalle. L’analyse réalisée sera plus complète tout en offrant une meilleure idée des changements survenus lors du passage d’une économie commerciale et administrative à une économie industrielle.

Le recensement de 1871 est quant à lui beaucoup moins critiqué. Plus complet et offrant un plus vaste éventail de données, peu de critiques négatives peuvent être faites à son égard. Selon Sylvia Wargon, l’exhaustivité et la fiabilité de l’information incluse dans le recensement de 1871 constitue un tournant important dans le domaine de la démographie historique, comparativement aux documents de 1851 et 1861 (Wargon, 2001 : 21).

Comme évoqué précédemment, le recensement de 1891, pourtant le troisième depuis l’Acte de l’Amérique du Nord Britannique, propose une version quelque peu différente. On a noté que les variables concernant l’origine des individus et la fréquentation scolaire sont mises de côté. Pourtant, pour une étude géohistorique comme la nôtre, ces variables demeurent indispensables afin de noter une évolution dans les étapes de vie des femmes (fréquentation scolaire) et quant à la composition ethnique de la ville (origine). Ainsi, ces variables ont dû être déduites à partir des autres informations disponibles. Toutefois, malgré tous ces efforts, la variable sur la fréquentation scolaire risque d’être inutilisable car l’inscription du statut d’étudiant dans la variable «emploi» n’a pas été faite de façon systématique. Enfin, pour le recensement de 1911, avec ses 13 documents et ses centaines de questions, très peu de limites ou de commentaires peuvent être émis au sujet de ce document.

Comme le signale Laflamme, les recensements sont le fruit de la pensée humaine du moment. Ils évoluent au fil des considérations politiques et sociales (Laflamme, 2007). Par exemple, dans les instructions aux recenseurs en 1891, on ne questionne seulement que les choses possédant une importance générale, toujours dans le contexte de son époque (Canada, 1891 : p.1).

2.2.2 Les limites particulières des données

Au fil des recensements, certaines données ne sont pas recensées de la même façon, notamment en raison des consignes aux énumérateurs. Que ce soit au sujet de l’emploi, de la fréquentation scolaire ou de l’origine, certaines contraintes sont posées pour ceux qui, comme nous, tentent de faire des tableaux transversaux en utilisant les mêmes données. On peut principalement se pencher sur la contrainte que pose la question de la fréquentation scolaire comme exemple pour comprendre les variations d’une question au fil des ans et également sur la collecte d’information sur les femmes en général afin de relativiser les données qui seront analysées dans les prochains chapitres.

La fréquentation scolaire : un exemple parmi d’autres

Tout comme l’emploi ou l’origine, la question portant sur la fréquentation scolaire a souvent été modifiée. Ainsi, alors que de 1852 à 1881, la question de la fréquentation scolaire a été posée comme telle, en divisant les réponses selon le sexe des enfants, en 1891, la question disparaît et comme on l’a dit, c’est plutôt dans la catégorie des métiers que le statut d’étudiant ou d’écolier doit être inscrit. Visiblement, une telle chose n’a pas été faite de façon rigoureuse par tous les énumérateurs. Ensuite, en 1901 et 1911, on révise la formulation encore une fois pour dorénavant demander le nombre de mois où l’individu a fréquenté un établissement scolaire au cours des douze derniers mois. Cette façon de saisir l’information, plus fiable que celle proposée dans le recensement de 1891, laisse quelques incertitudes. Combien de mois sont jugés nécessaires pour que l’on considère qu’un enfant fréquente l’école à temps plein, comme occupation principale? Plusieurs cas restent flottants, par exemple lorsqu’un individu de 12 ans dit avoir fréquenté l’école 6 mois et également avoir occupé un emploi. Est- ce un étudiant ou un employé? Dans certains cas, la décision nous est revenue. Par exemple, pour un individu âgé de 14 ans et plus, lorsqu’il y avait une ambiguïté, si le nombre de mois déclaré à l’école laissait des doutes sur son occupation principale (moins de 8 mois à l’école par exemple) et qu’un emploi était déclaré, c’est le statut d’employé qui était conservé. Par contre, si le nombre de mois à l’école au cours de la dernière année dépassait 8 mois, c’est le statut d’écolier qui était conservé. La variable de fréquentation scolaire n’est qu’un exemple parmi d’autres démontrant le caractère et la signification mouvants des données recueillies d’un recensement à l’autre.

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Le cas des femmes dans la collecte de données

À plusieurs reprises, Laflamme (2007, 2008) pose les limites des données censitaires quant à l’étude historique des femmes. En notant que plus de la moitié des pensionnaires féminines de la ville de Québec ne déclarent pas de métier en 1891 et en 1901, elle mentionne que les recensements «se sont surtout intéressés aux activités formelles, aux métiers identifiés et reconnus» et que souvent, les activités informelles des femmes sont passées «à travers les maillons des recensements» (Laflamme, 2008 : 87). Marjorie Griffin Cohen abonde dans le même sens en expliquant que l’information sur le travail des femmes est souvent absente des recensements du 19e siècle (Griffin Cohen, 1988 : 130). En

effet, les consignes aux recenseurs précisent souvent que le métier déclaré doit être celui qui constitue le premier moyen de subsistance. Ainsi, selon Laflamme, il y a réellement eu un sous-enregistrement du travail effectué par les femmes à cette époque (Laflamme, 2008 : 88). En outre, Bettina Bradbury ajoute qu’à Montréal au 19e siècle, le travail des femmes est éclipsé dans plusieurs définitions du travail

donné dans les recensements (Bradbury, 1995). Le fait d’utiliser le terme «métier» dans les questions des recenseurs réfère au rang social de la profession exercée et non à la production effectuée (Laflamme, 2008 :88). Les instructions stipulent également, en 1891, que pour ce qui est du travail des femmes, si celles-ci n’occupent pas une profession distincte, outre les travaux de la maison, aucun métier ne devrait être déclaré. Laflamme y trouve là l’explication du fait qu’un bon nombre de logeuses ou de pensionnaires demeurant avec de la famille proche ne déclarent pas de métier lors des recensements, en particulier dans celui de 1891 (Ibid. : 89). «Elles sont occupées à travailler à la maison» et permettent ainsi «aux autres membres du ménage, des hommes surtout, de poursuivre leurs activités qui sont plus probablement déclarées» (Ibid. : 89). Enfin, Olson et Thornton concluent en stipulant «qu’en sous-déclarant les occupations des femmes célibataires et des veuves et en omettant de rapporter les activités entrepreneuriales des femmes mariées (probablement de façon occasionnelle ou à temps partiel), les recensements ont systématiquement sous-estimé la contribution féminine à l’économie urbaine canadienne» (Olson et Thorton, 2011 : 200).

À la lumière de ces informations, il est bon de garder en mémoire que malgré le caractère englobant et théoriquement neutre des recensements, certaines réserves doivent être faites quant aux informations sur le travail des femmes ainsi que sur les questions posées. Les recensements sont le fruit d’un consensus social émanant de l’époque concernée et doivent toujours être analysés avec un

certain recul. Cependant, comme mentionné précédemment, les recensements figurent parmi les documents les plus complets et rigoureux qu’il soit possible d’analyser.