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Chapitre 4 : Les trajectoires de vie des femmes

4.6 Le célibat prolongé

Le célibat prolongé est un phénomène intéressant à traiter pour comprendre les dynamiques sociales et ainsi cerner les destinées des femmes de la ville. Peu de choses ont été dites sur les Québécoises restées célibataires toute leur vie au 19e siècle. Les chiffres que l’on connait pour le

Québec sont tirés de l’ouvrage collectif de Pouyez et Lavoie (1983). Ce qu’on y trouve est qu’en moyenne, au Québec, environ 10 à 12% des femmes de 40 à 50 ans sont toujours célibataires entre 1852 et 1891 (Pouyez, 1983 :267). À Montréal, les chiffres pour les mêmes âges montrent des taux plus élevés, où souvent entre 15 à 20% des femmes sont célibataires à plus de 40 ans. À Québec, en 1852, 14% des femmes entre 40 et 64 ans sont célibataires. En 1891, ce taux augmente à 22% pour se maintenir jusqu’en 1911 (réf. Tableau 27). On peut alors se demander si cette augmentation, conduisant à des taux de célibat inégalés, est causée par un élément en particulier, comme le nouveau contexte économique et les emplois manufacturiers favorisant l’embauche de femmes, et on peut aussi se demander qui étaient ces femmes et de quel milieu étaient-elles issues? Sur le plan économique, d’abord, il y a une augmentation claire du nombre de femmes célibataires déclarant un emploi au fil des ans, passant du tiers à la moitié (tableau 42). Ces chiffres ressemblent encore une fois beaucoup à ceux de Montréal et d’autres villes industrielles (Bradbury, 1995; Hareven, 1982).

Tableau 42:Célibataires de 40-64 ans occupant un emploi, ville de Québec, 1852-1911 Célibataires 40-64 ans Avec un emploi % 1852 482 155 32% 1871 946 356 38% 1891 1435 694 48% 1911 1903 934 49% Source : PHSVQ

Plusieurs parcours combinant travail et vie domestique peuvent être tracés chez les femmes célibataires de l’époque. D’abord, celui des candidates qui travailleront toute leur vie et qui habiteront avec des membres de leur famille également en emploi. Ceci évoque le cas d’Arthémise Bougie qui, à 25 ans, est couturière et demeure avec ses parents et sa sœur. À 35 ans, on la retrouve toujours

couturière mais elle vit maintenant avec sa sœur et deux pensionnaires. Les parents semblent avoir quitté ou sont décédés. À 45 ans, en 1911, rien ne change : Arthémise est toujours couturière et vit avec sa sœur qui est également couturière. Ceci se rapproche d’un autre modèle, où la fille travaillera jusqu’à un certain âge, mais finira par quitter son emploi pour aller, on s’en doute, venir en aide à des membres de sa famille. D’ailleurs, nous avons l’exemple de Marie-Louise Gagnon. À 25 et 35 ans, elle est couturière et vit chez ses parents, alors qu’à 45 ans, vivant chez son frère avec sa mère veuve, elle ne déclare plus d’emploi. À l’opposé, on peut comprendre que le fait d’occuper un emploi est une situation très malléable, selon les besoins financiers d’une famille. Par exemple, Joséphine Matte qui restera célibataire toute sa vie ne déclarera un emploi qu’en 1911, alors qu’on constate aussi que son père est décédé et qu’elle ne vit maintenant qu’avec sa mère veuve et ses 3 sœurs également restées célibataires. Sa sœur aînée se déclare elle aussi au travail pour la première fois en 1911. Hélène Langlois et Émilie Mercier, de la cohorte de 1852, suivront la même trajectoire. N’ayant pas d’emploi à l’âge de 34 ans et vivant avec leur deux parents, 10 ans plus tard, elles sont désormais couturières et vivent avec un parent veuf.

Enfin, un autre modèle de vie très répandu pour les femmes célibataires âgées est celui de la femme qui ne déclarera jamais d’emploi et qui demeurera toujours, sur la base des observations disponibles, avec au moins un de ses parents. Mathilde Seifert et Sarah Trudel, chacune étant l’aînée de leur fratrie, ne déclarent jamais d’emploi et vivent durant tout leur parcours avec des membres de leur famille. Ainsi, pour les célibataires persistantes, travail rémunéré et vie domestique (sphère économique ou publique et sphère privée) semblent en constante négociation, voire opposition, pour assurer à la fois la survie économique de la cellule familiale ou domestique et son entretien (soins, travaux ménagers). Voyons de plus près ce que révèlent les femmes de nos cohortes sur ce double rôle.

Dans les cohortes, on se rappellera que l’on compte une plus grande proportion de célibataires que dans la société en général, en partie pour les raisons méthodologiques évoquées plus tôt. Ainsi, pour la cohorte de 1852, on trouve 44% de femmes célibataires en 1881, soit à l’âge de 33-34 ans, et 34% de célibataires en 1891. De même, pour la cohorte de 1871, à 34 ou 35 ans, 38% des femmes sont célibataires et en 1911, à 45 ans, 33% des femmes de la cohorte sont sans mari. On se souvient

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également qu’une forte majorité des femmes de nos cohortes ne déclarent aucun emploi lorsqu’elles atteignent l’âge de 35 à 45 ans (réf. tableau 37). Peu importe l’âge, celles qui participent à la main- d’œuvre, du moins ce qu’en révèlent les recensements, sont très majoritairement célibataires hormis la présence de quelques veuves (tableau 43).

Tableau 43: État matrimonial des travailleuses des cohortes de 1852 et 1871

Cohorte 1852 1861 1871 1881 1891 n n n n Célibataire 5 17 15 10 Mariée 0 2 0 1 Veuve 0 1 2 2 Total 5 20 17 13 Cohorte 1871 1881 1891 1901 1911 n n n n Célibataire 56 39 17 8 Mariée 0 3 0 2 Veuve 0 0 1 2 Total 56 42 18 12 Source : PHSVQ : Recensements de 1852 à 1911

Du côté des célibataires âgées de la cohorte de 1852, 13 femmes célibataires ont un emploi et 25 sont sans occupation en 1881(tableau 44). En 1891, alors qu’elles ont dépassé l’âge de 40 ans, 9 femmes ont un emploi et 9 n’en ont pas. Pour les membres de la cohorte de 1871, en 1901, on compte 17 femmes avec un emploi et 28 sans emploi alors qu’en 1911, il ne reste que 8 femmes avec un emploi et 20 femmes sans occupation déclarée.

Tableau 44: Occupation des femmes restées célibataires, cohortes de 1852 et 1871, Québec

Cohorte 1852 1881 1891 n n Avec emploi 13* 9* Sans occupation 25 9 Cohorte 1871 1901 1911 n n Avec emploi 17 8 Sans occupation 28 20 Source : PHSVQ

On peut imaginer que celles sans emploi sont davantage tournées vers l’entretien du ménage que les autres. Si c’est le cas, notamment pour ce qui est du soin à apporter aux parents vieillissants, on peut se demander si le rang de naissance dans la fratrie a un rôle à jouer dans leur situation (tableau 45). Parce qu’on pense souvent que la «vieille fille» est l’aînée qui s’est dévouée à aider sa famille, sa mère et ses frères et sœurs plus jeunes, et qui s’est sacrifiée en ne se mariant jamais, ce qui reste à voir.

Tableau 45: Rang de naissance des célibataires, 1881 (cohorte de 1852) et 1901 (cohorte de 1871)

Cohorte de 1852 Travailleuse Sans emploi

Aînée de toute la famille 2 9

Aînée des filles seulement 2 4

Autre rang de naissance 9 12

Cohorte de 1871 Travailleuse Sans emploi

Aînée de toute la famille 1 8

Aînée des filles seulement 5 3

Autre rang de naissance 11 17

Source : PHSVQ

En 1881, alors que les femmes de la cohorte de 1852 ont environ 35 ans, il ne semble pas y avoir de lien direct entre le fait d’être employée et le rang des naissances. Par contre, pour celles qui ne travaillent pas, 13 femmes sur les 25 célibataires sont l’aînée ou du moins l’aînée des filles. Mais ce trait n’est visible que pour cette cohorte. Ainsi, pour la cohorte de 1871, en 1901, près de leur 35e

anniversaire, peu importe l’occupation, le fait de rester célibataire ne semble pas influencé par le fait d’être aînée. Certes, à ce stade de raffinement, les effectifs sont très petits; mais on peut croire que la situation serait relativement semblable pour des effectifs plus grands. Il reste toutefois qu’il semble qu’une aînée restée célibataire n’a que très peu de chances de travailler, car seulement une aînée travaille.

On peut aussi se demander si la composition du ménage joue (tableau 46). Autant pour les femmes de la première cohorte que de la deuxième, la grande majorité des célibataires demeure avec des membres de leur famille, plus souvent qu’autrement les deux parents ou, du moins, un des parents.

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Tableau 46: Types de ménage des «vieilles filles», cohorte de 1852, Québec

1881 (cohorte de 1852) Avec un emploi Sans emploi

Vit avec au moins un de ses parents 10 23

Vit avec des membres de la fratrie 1 2

Vit seule 2 0

1891 (cohorte de 1852) Avec un emploi Sans emploi

Vit avec au moins un de ses parents 6 5

Vit avec des membres de la fratrie 1 2

Logeuse 2 2

Source : PHSVQ

Pour la cohorte de 1852, il semble y avoir plus de logeuses et de femmes vivant seules que pour la cohorte de 1871. En effet, en 1901 et en 1911, il n’y a qu’une femme (la même) qui vit seule, sans parents ni membres de sa fratrie avec elle (mais qui, curieusement, ne déclare aucun emploi; tableau 47). Une explication possible serait que plus de couples auraient quitté la ville en raison du désordre économique qui sévit entre 1860 et 1880, laissant plus d’enfants vieillissants vivre de façon autonome. Enfin, en termes de proportion, il y a peu de différence entre les types de ménages selon que les célibataires aient un emploi ou non. Un dernier point reste à mentionner, imperceptible dans le tableau : pour les célibataires habitant avec leurs parents, celles de la cohorte de 1852 habitent plus souvent avec seulement un de leur parent resté veuf qu’avec les deux, ce qui reflète le déclin de la mortalité adulte en cours de période.

Tableau 47: Types de ménages des «vieilles filles», cohorte de 1871, Québec

1901 (cohorte de 1871) Avec un emploi Sans emploi

Vit avec au moins un de ses parents 15 26

Vit avec des membres de la fratrie 2 1

Vit seule 0 1

1911 (cohorte de 1871) Avec un emploi Sans emploi

Vit avec au moins un de ses parents 5 15

Vit avec des membres de la fratrie 3 4

Vit seule 0 1

Source : PHSVQ

Ainsi, les femmes célibataires, de plus en plus présentes en milieu urbain, figurent parmi les principales travailleuses dans les tranches d’âge supérieures, quoique la majorité d’entre elles ne

déclarent aucun emploi. Elles vivent plus souvent qu’autrement avec leur famille, principalement avec un de leur parent, mais également avec des membres de leur fratrie. Peu de vieilles filles vivent seules, ceci notamment en raison de leur salaire peu élevé qui ne permet pas de subvenir à l’ensemble de leurs besoins. En fait, à peu près personne semble vivre seul à cette époque, l’organisation même de la vie quotidienne rendant cela à peu près impossible, encore moins pour des femmes. Finalement, pour ce qui est des emplois exercés, ils se distribuent dans les mêmes proportions que pour la population féminine en général : entre les deux cohortes, il y a une augmentation des emplois dans le milieu manufacturier combiné à une forte présence de couturières et de domestiques.

Conclusion

Pour conclure sur les biographies, plusieurs éléments peuvent être soulignés. D’abord, pour résumer ce qui vient d’être présenté, sur le plan de la scolarisation, les biographies indiquent une amélioration non seulement pour les femmes des cohortes, mais aussi pour leurs enfants. Également, on a pu voir que les filles de la cohorte présentaient un parcours scolaire plus long que la moyenne des filles du même âge dans la ville. D’ailleurs, les membres féminins, à l’âge de 14 ou 15 ans, travaillaient en moins grand nombre que ce que l’on peut observer à l’échelle de la ville. En fait, le contexte économique de leur famille semble beaucoup influencer leur destin à cette période de leur vie. Le métier que leur père exerce, donc le revenu principal de leur famille, change les trajectoires de certaines. De plus, pour revenir sur le thème du travail de façon générale, les emplois occupés au même âge mais à 20 ans d’intervalle ont évolué. Ce qui se passe à l’échelle des cohortes confirme le changement noté dans la société, principalement que les emplois touchant à la domesticité ont été de plus en plus laissés de côté à Québec, ne serait-ce que pour les femmes qui ont grandi en ville. Également, tout comme dans l’ensemble de la ville, la présence des femmes mariées sur le marché du travail est presqu’inexistante. Le travail est une affaire de célibataires, du moins pour ce qui est du travail déclaré lors du passage des énumérateurs du recensement. Ces dernières, qui étaient pourtant en hausse au niveau de la population en général, ne démontrent pas une augmentation aussi claire dans les effectifs sur l’état civil d’une cohorte à l’autre. On a suggéré certaines raisons, dont celle proposant que l’état matrimonial des femmes des cohortes, tout comme celui des femmes peuplant la ville dans son ensemble, semble fortement influencé par des facteurs conjoncturels, nommément la situation économique qui prévaut en ville à un moment donné, et par des facteurs structurels comme le

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déséquilibre des sexes. De même, d’une cohorte à une autre, la majorité des autres indicateurs, notamment l’occupation principale et les proportions des groupes ethniques, sont restées sensiblement stables, faisant en sorte qu’au niveau du mariage tout comme au niveau de la fécondité, les deux groupes se ressemblent. L’âge au mariage n’a pas changé et aucun signe d’un ralentissement au niveau de la fécondité n’est visible en comparant le nombre d’enfants par femme mariée dans chacune des cohortes. Au contraire, la fécondité de la cohorte de 1871 est nettement supérieure à celle de la cohorte de 1852. Quant au moment du mariage en tant que tel, étonnamment stable lui aussi par comparaison avec les résultats des tableaux transversaux, il semble être principalement influencé par l’appartenance ethnique. Enfin, toujours en lien avec l’état matrimonial, le cas des célibataires définitives a été abordé. Encore une fois, au lieu d’une évolution marquée en passant d’une génération à une autre, ce sont plutôt des signes de permanence dans les comportements qui ont été décelés. La majorité des célibataires continue d’habiter avec leurs parents, peu importe leur occupation principale et également, la proportion de vieilles filles au travail n’augmente pas non plus de façon très marquée. De plus, le rang des naissances n’a pas une influence visible sur le fait de rester vieille fille ou non, pour ce qui est des femmes membres des cohortes.

C’est globalement les résultats qui ont été tirés des cohortes, pour tenter de tracer les diverses trajectoires qui s’offraient aux femmes en période d’industrialisation. L’utilisation de corpus biographiques d’enfants, formés à deux moments différents au cours de la période industrielle, permet d’affiner sensiblement le portrait des parcours féminins, offrant une vision plus nuancée des relations entre les dynamiques urbaines et la vie des candidates. À première vue, et nous y reviendrons, l’analyse des deux générations semble montrer des signes de permanence, de stagnation des pratiques et des comportements, à plusieurs niveaux. La fréquentation scolaire et le milieu du travail sont les deux axes étudiés qui présentent le plus de changements. La pratique du mariage, la fécondité et le célibat prolongé ont présenté, selon les caractéristiques observées, des résultats stables en passant des femmes nées avant la période industrielle à celles nées en période industrielle. Plusieurs autres dimensions de la vie des femmes pourraient être abordées, notamment toutes les questions de mobilité sociale et de réseaux de sociabilité, ce qui aurait dressé un portrait plus complet de la spatialité des trajectoires féminines des membres de la cohorte.