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Chapitre 4 : Les trajectoires de vie des femmes

4.1 Les données biographiques

4.1.2 Évaluation des données

On peut d’abord tenter de cerner la représentativité des différents groupes dans les cohortes, dans le but d’avoir une meilleure vision des composantes de la cohorte. Dans le premier corpus, sur le plan ethnoculturel, tant du côté des garçons que du côté des filles, la décennie de 1860 a été le témoin du départ d’un nombre considérable d’Anglo-protestants et d’Irlandais catholiques. La seule différence repose sur le nombre de Franco-catholiques féminins et masculins qui sont restés entre 1861 et 1871 : pour les femmes, on passe de 188 individus à 114 (diminution de 39%) alors que pour les hommes, on perd plus de la moitié (56%) des francophones catholiques, passant de 155 à 71 individus. Avec les ans, la cohorte de 1852 continue de perdre considérablement des membres. On sent que la volonté de quitter la ville est sans doute assez forte pour cette génération. Ainsi, même en 1881 et en 1891, alors que les membres ont dépassé l’âge de 30 ans et que normalement, après avoir passé toute leur vie au même endroit, on pourrait penser que ces individus seraient moins à risque de quitter, encore près de la moitié des individus ne sont pas retrouvés d’un recensement à l’autre. Du côté des femmes, les Irlandaises catholiques et les Anglo-protestantes finiront par être très faiblement représentées en 1891, signifiant que ces deux groupes culturels ont été très enclins à partir. Du côté des hommes, la

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distribution est plus éparpillée. À la fin de la période, il reste à Québec plus d’Anglais que d’Irlandais catholiques, ces derniers étant pourtant plus nombreux à faire partie de la cohorte au départ.

Pour la cohorte de 1871, la proportion de Franco-catholiques augmente également d’année en année. Au départ, ce groupe ethnoculturel compte pour environ les deux tiers des membres alors que 30 ou 40 ans plus tard, il compose la large majorité de la cohorte avec une proportion avoisinant 85%. Rapidement, les Irlandais catholiques, notamment les femmes, sortent des observations, passant de 16,4% à l’âge de 5 ans à 6,6% vingt ans plus tard et à 2,5% en 1901. Le même phénomène, un peu moins accentué, se voit avec les Anglo-protestants, qui sont près d’une centaine autant chez les garçons que chez les filles en 1871 et qui chutent à 15 hommes et 15 femmes vingt ans plus tard, en 1891. Au total, le nombre de sorties d’observation pour ces groupes culturels semble s’accorder avec les mouvements migratoires calculés à partir des données agrégées des recensements (St-Hilaire et Marcoux, 2001).

Si, en ce qui a trait à l’âge et l’appartenance culturelle, la composition des cohortes se rapproche de celle de la population en général, il en va autrement pour l’état matrimonial (tableaux 31 et 32). Comme mentionné antérieurement, il est normal qu’au fil du temps, les attributs socio- démographiques des membres de la cohorte s’éloignent de ceux de l’ensemble de la population. Somme toute, les femmes que nous suivons habitent la ville depuis leur plus jeune âge alors que la population totale vivant à Québec à différents moments au cours de la période étudiée peut venir de plusieurs horizons différents, modifiant les caractéristiques de l’ensemble de la population. C’est pourquoi, pour la cohorte de 1852, on peut voir que dès l’âge de 24-25 ans les proportions concernant l’état matrimonial des filles divergent de celles caractérisant la ville. Alors que 64,6% des filles sont célibataires dans la cohorte, dans la ville, les filles du même âge le sont plutôt à 57,2%. En 1881, l’écart est encore plus important : la cohorte compte parmi ses rangs 45,6% de femmes célibataires alors que dans la population totale, on obtient 26,2% de femmes de 33 à 35 ans qui sont célibataires. Les femmes restées célibataires sont nettement plus nombreuses dans la cohorte au détriment des femmes mariées ou veuves.

Tableau 31: Cohorte de 1852, état matrimonial, ville de Québec, 1852-1891 Femmes, cohorte 1852 n % % dans la ville* 1852 5 ans Célibataire 584 100 1861 14 ans Célibataire 292 100** 99,95 Mariée 0 0 0,05 Veuve 0 0 0 Total /% de 1852 292 50*** 100 1871 24 ans Célibataire 95 64,6 57,2 Mariée 50 34 41,1 Veuve 2 1,4 1,7 Total /% de 1852 147 25,2 100 1881 34 ans Célibataire 41 45,6 26,2 Mariée 45 50 67,5 Veuve 4 4,4 6,3 Total /% de 1852 90 15,4 100 1891 44 ans Célibataire 19 33,9 23,9 Mariée 30 53,6 64,7 Veuve 7 12,5 11,4 Total /% de 1852 56 9,6 100 Source : PHSVQ

*% de la population à un l’âge attendu ± un an (par exemple, en 1871, les femmes de 23-24-25 ans ont été sélectionnées) ** Pourcentage représentant la proportion de chaque état matrimonial à chaque recensement

***% de membres de la cohorte restants au fil des ans

Pour 1871, les écarts vont dans le même sens, mais à un degré moindre : les célibataires sont surreprésentées, mais moins fortement que pour la cohorte de 1852. Les femmes mariées sont légèrement moins nombreuses que dans la population totale et les femmes veuves le sont largement à 45 ans, en 1911.

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Tableau 32: Cohorte de 1871, état matrimonial, ville de Québec, 1871-1911 Femmes, cohorte 1871 n % % dans la ville* 1871 5 ans Célibataire 719 100 1881 15 ans Célibataire 359 100** 99,8 Mariée 0 0,02 Veuve 0 0,0 Total /% de 1871 359 50*** 100 1891 25 ans Célibataire 110 60,1 55,8 Mariée 70 38,3 42,8 Veuve 3 1,6 1,4 Total /% de 1871 183 25,5 100 1901 35 ans Célibataire 45 37,5 34,3 Mariée 72 60 62,1 Veuve 3 2,5 3,6 Total /% de 1871 120 16,7 100 1911 45 ans Célibataire 28 33,3 24,7 Mariée 54 64,3 69,2 Veuve 2 2,4 6,1 Total /% de 1871 84 11,7 100 Source : PHSVQ

*% de la population à un l’âge attendu ± un an (par exemple, en 1871, les femmes de 23-24-25 ans ont été sélectionnées) ** Pourcentage représentant la proportion de chaque état matrimonial à chaque recensement

***% de membres de la cohorte restants au fil des ans

Pour expliquer le surnombre des célibataires dans les deux cohortes, il faut principalement se tourner du côté des méthodes de jumelage. Les femmes qui demeurent célibataires entre deux recensements sont retracées relativement aisément car elles conservent leur nom. Également, ces femmes célibataires vivent en grande partie avec d’autres membres de leur famille rapprochée, ce qui facilite leur repérage en offrant plus d’informations relatives à leur famille et par conséquent de valider l’identité de la candidate retrouvée. Par contre, les veuves sont plus difficiles à lier au fil des recensements, générant une sous-représentation de ces femmes dans nos cohortes. En effet, une

femme veuve pouvait déclarer un large éventail de patronymes35 pour s’identifier, ce qui complique le

pairage et peut expliquer le faible taux de succès avec celles-ci.

Les derniers résultats présentés nous amènent à nous questionner sur la fiabilité, voire la pertinence de l’utilisation des cohortes pour une étude de l’ensemble de la population urbaine. On sait que, petit à petit, la composition de la cohorte est appelée à différer de celle de la ville. On peut ainsi se demander si les membres que l’on étudie au fil des ans ne sont pas issus d’un milieu socio-économique particulier, vivant dans des familles qui ont pris la décision de rester à Québec malgré les déboires économiques que connaissait la ville à la même période. Cependant, aucun signe d’une différence marquée entre la composition de la cohorte n’est visible si on se réfère aux emplois des pères36 des

membres des cohortes en 1852 et en 1871 comparativement à la structure professionnelle des hommes mariés de la ville (voir Annexe 3).

Dans la même optique, on peut affirmer que les résultats obtenus grâce aux deux cohortes sont parfois similaires à la situation vécue par les autres femmes urbaines, parfois quelque peu différents, comme on peut le voir ci-après (tableau 33). Si on considère que les filles des deux cohortes sont pour la très grande majorité nées en ville (elles y vivent au moins depuis avant leur 5e anniversaire), elles

sont susceptibles d’adopter des comportements similaires aux femmes du même âge également nées en ville, ce que le recensement de 1901 permet de vérifier. Ce recensement compte en effet une question sur le milieu d’origine (urbain/rural). En ce qui concerne la participation des femmes à la main- d’œuvre, les natives de la ville et les femmes de la cohorte présentent des taux sensiblement identiques et non-significativement différents. Par contre, en isolant les femmes d’origine rurale du même âge, entre 34 et 36 ans, un écart très important dans le nombre de travailleuses est visible. Cet écart, statistiquement significatif, prouve qu’en ce qui a trait au travail, l’origine est très influente : les femmes nées en campagne se retrouvent en beaucoup plus grand nombre sur le marché du travail urbain et ce, même à 35 ans. Toutefois, selon l’état matrimonial des femmes, celles composant la cohorte se démarquent assez nettement des femmes nées en milieu urbain, alors que les résultats des membres

35 Reprendre son nom de jeune fille, garder son nom d’épouse (donc son prénom original et le nom de son défunt mari),

prendre le nom complet de son défunt mari, déclarer comme prénom «Veuve» ou «Widow» et comme nom de famille le nom de leur mari, etc.

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de la cohorte se rapprochent davantage des comportements matrimoniaux des femmes nées en milieu rural. Enfin, on peut voir que les épouses de la cohorte ont à 35 ans un peu plus d’enfants que la totalité des épouses du même âge, peu importe leur origine. Ce fait, quoique non-statistiquement significatif, compte tout de même pour beaucoup. C’est dire que les femmes de la cohorte, qui sont restées en ville toute leur vie pour la plupart ont eu tendance à avoir plus d’enfants que d’autres femmes, notamment des femmes issues des campagnes, pour qui le passage en ville n’était peut-être que temporaire. Si tel était le cas, peut-être que ces femmes ont souhaité avoir moins d’enfants, afin de préserver une mobilité plus aisée.

Tableau 33: Comparaison entre les membres de la cohorte et les femmes de la ville, Québec, 1901

Cohorte Urbaine37 Rurale

Épouse de 34-36 ans 74 545 337

N. enfants des épouses 308 1978 1203

4,16 3,63 3,57

Cohorte Urbaine Rurale

Total femmes 34-36 ans 119 893 602

Femmes au travail 18 157 199

% 15% 18% 33% */ **

*Différence significative entre les femmes nées en milieu rural et celles issues de la cohorte, à un seuil de signification α=0.05

** Différence significative entre les femmes nées en milieu rural et celles nées en milieu urbain, à un seuil de signification α=0.05

Cohorte Urbaine Rurale

n % n % n %

Célibataire 45 37,5 290 32,5 222 36,9

Mariée 72 60 572 64,1 358 59,5

Veuve 3 2,5 31 3,4 22 3,6

Source : PHSVQ, Recensement 1901

En analysant ce dernier tableau, on peut constater que seulement le cas des femmes rurales au travail diffère significativement des femmes urbaines ou de celles de la cohorte. Dans les autres cas, les tests statistiques nous ont montré que les disparités entre les résultats n’étaient pas significatives,

37 Cohorte : Femmes membres de la cohorte depuis l’âge de 5 ans

Urbaine : Femmes nées en milieu urbain, habitant en 1901 à Québec Rurale : Femmes nées en milieu rural, habitant en 1901 à Québec

tout en confirmant que la cohorte, malgré quelques dissemblances, est somme toute représentative de l’ensemble des femmes au même âge dans la ville, même 30 ans après sa création.

La cohorte est une méthodologie particulière, très utile pour comprendre des comportements par génération dans une population. Mais à la lumière de ce qui vient d’être précisé, de quelle population parle-t-on? D’abord, la cohorte comprend des individus très majoritairement d’origine urbaine (spécialement pour les filles). Au cours des ans, les pourcentages des Irlandais catholiques et Anglo- protestants des cohortes fondent comme neige au soleil. La même chose, mais un peu moins intensément, se fait sentir à l’échelle de la ville à partir du même moment. Par contre, si on tente de voir la réelle représentation de chaque groupe au sein de la cohorte en comparaison avec le poids relatif de ces groupes dans la population, le portrait change légèrement (voir Annexe 4). Ainsi, comme on l’a déjà dit, alors que dans les deux groupes de départ, les proportions de chaque groupe ethnoculturel est similaire à celles de la ville, plus la période avance, plus la représentation des groupes diverge, et ce, de façon paradoxale d’une cohorte à l’autre. En 1891, 40 ans après la création de la cohorte en 1852, les Franco-catholiques de la cohorte sont sur-représentés par rapport notamment aux Irlandais qui sont faiblement représentés dans la cohorte comparativement à leur présence dans l’ensemble de la ville. À l’opposé, en 1911 (dans la deuxième cohorte), les Franco-catholiques sont légèrement sous- représentés, au profit des Anglo-protestants de la cohorte qui sont cette fois-ci sur-représentés.

Enfin, dernière chose à garder à l’esprit, les femmes célibataires sont surreprésentées dans la cohorte. Ceci étant, puisque les travailleuses de la ville sont principalement célibataires, on aurait pu croire que les pourcentages de femmes en emploi dans la cohorte discordent de ceux de la population totale38. Toutefois, malgré la forte présence de femmes seules parmi nos candidats, la proportion de

travailleuses dans la cohorte concorde avec celle de la ville (pour les femmes d’origine urbaine).

Au final, un dernier point reste à voir dans l’analyse quant à la fiabilité des données recueillies sous forme de cohortes et du pairage effectué. St-Hilaire, Richard et Marcoux (2014) ont déjà identifié la plupart des biais engendrés par l’usage d’une telle méthode. D’abord, rappelons simplement que dans

38 Suivant la logique de : plus il y a de femmes célibataires, plus il y a de chances de tomber sur une travailleuse (i.e.

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le cas de l’étude des trajectoires de vie de femmes au 19e siècle, le fait de ne pas avoir accès à la

totalité des registres matrimoniaux pour toute la région de Québec et non seulement ceux de la ville de Québec, est un obstacle important, rendant très difficile le pairage des femmes mariées hors de la ville et changeant leur nom de famille. Ensuite, quant à la méthode, un biais principal est souligné : la taille de la famille concernée. Ainsi, comme les procédés de jumelage utilisent les informations de toute la famille pour confirmer le lien trouvé, les chances de trouver un lien fiable sont plus grandes lorsque l’individu est issu d’une famille nombreuse. Par exemple, pour la cohorte de 1871, 55% des candidats appartenant à des familles comptant moins de 6 membres n’ont pas été liées au recensement suivant, alors que cette proportion décroit à 39% pour les membres issus de familles de 6 à 9 membres (St- Hilaire, Richard, Marcoux, 2014). Les auteurs ajoutent qu’en raison de ce biais, les Anglo-Protestants, qui avaient tendance à ne pas avoir autant d’enfants que les catholiques de la ville, ont été moins liés et donc moins représentés au fil des ans dans la cohorte39. Il s’agit ainsi des principaux points à garder à

l’esprit lors de la lecture des résultats des deux cohortes.

Cela étant, comme les deux cohortes ont été constituées de la même façon et sont affectées par les mêmes biais, elles se prêtent néanmoins d’un côté à la comparaison et de l’autre, à l’illustration. Sur le premier point, il sera possible de vérifier dans quelle mesure les parcours de vie des femmes ont changé entre les deux générations, l’une observée à partir de la période précédant la restructuration économique de la ville, l’autre observée à partir du début de la période industrielle. Sur le second point, les biographies permettront de vérifier à la fois la variabilité des destinées individuelles et dans quelle mesure les destinées individuelles reflètent les modifications observées dans la situation générale des femmes à partir des portraits transversaux. Quatre aspects de ces biographies seront pris à témoin : la scolarisation, le travail, l’âge au mariage et la fécondité et, enfin, le célibat définitif.