• Aucun résultat trouvé

Les limites, une étape clé dans la conception des mappae mundi ?

Les trois mappemondes partagent la représentation de limites qu’elles soient physiques, chimériques ou encore « administratives ». Visuellement ces démarcations permettent de compartimenter, d’ordonner les différentes parties de l’orbis terrarum. Partant de ces observations, nous nous sommes demandés si les limites participent aux étapes de conceptions d’une carte médiévale ? Peut-on voir dans leurs tracés des signes traduisant un ordre dans la réalisation des trois mappae mundi ?

Si une carte est une base de données comportant diverses informations toponymiques ou indicatives, elle reste avant tout un objet graphique. Avant d’être emplie par des inscriptions, la carte est d’abord dessinée par son concepteur. L’exercice des transcriptions, nous a permis de mieux appréhender les logiques de tracé sur chacune des trois mappemondes. Nous avons observé que le monde et ses limites terrestres apparait comme le premier espace tracé, celui dans lequel ensuite vont s’opérer les différentes subdivisions physiques, chimériques et « administratives ». Dès lors, quels signes permettent de percevoir ces étapes ?

Les défauts comme des tracés de démarcations non abouties, des obstacles non terminés ou encore des mentions gênées par des limites, sont autant de signes témoignant d’étapes dans la conception des trois représentations spatiales.

La Mappa d’Albi comporte plusieurs de ces marques. Ainsi, dans la partie Nord de l’Europe [A3], nous relevons sept espaces encadrés et vides de toutes mentions. Pourquoi le concepteur a-t-il laissé ces espaces dépourvus d’indications ? Est-ce une altération liée au temps et à l’usure qui aurait vu disparaître d’éventuelles données ? Ou bien, ces espaces furent-ils délimités sans

65

autres indications dès l’origine ? Pour y répondre nous avons eu recours aux résultats d’une imagerie hyperspectrale, réalisée sur la mappemonde en Juin 2016 au Centre de Recherche sur la Conservation de Paris1. L’imagerie montre que cette zone est exempte de toutes mentions. Nous pouvons alors en déduire que ces cases furent tracées et laissées vides. Cependant, comment affirmer que le texte fût écrit ensuite ? Un autre exemple vient appuyer notre propos. Il s’agit de la mention Macedonia [A3] et du tracé marquant la limite de cette province. La dernière lettre de la mention est coupée et écrite en dessous mais toujours dans la même case comme on peut le voir avec le tableau ci-dessous.

Ainsi, nous pouvons voir sur le tableau ci-dessus que son écriture a dû s’adapter au tracé existant. Ce petit détail montre que le copiste a d’abord tracé les limites de la carte pour ensuite inscrire les différentes données. Il faut toutefois relever que seule une analyse déterminant la chronologie des encres appliquées permettrait de préciser cette hypothèse. Dès lors, pour les cases vides de la partie Nord, a-t-on à faire à d’éventuels oublis ou choix du concepteur qui ferait de la carte un document incomplet ou inachevé ?

Nous retrouvons des détails similaires sur la Mappa du Vatican. Ainsi, nous relevons des mentions écrites, séparées en plusieurs sections ou abrégées face aux limites. Il s’agit des termes suivants : Fur.tunate [D2], Bal. [D2], rus.sicad [C1], adrum. [C1], Cyri. [B1], adri.at. [C3],

Tra.cia [C3], Constan.tinopo.lis [C3], Crise.et ar.gire [A2] et Para.di.su.s [A3]2. Au même titre que sur la carte d’Albi, le copiste a dû ici aussi pour certaines mentions s’adapter à des

1. « Imagerie hyperspectrale Vis 400-1000 nm. + traitement PCA » dans Centre de la Recherche sur la Conservation, « Bilan … », art. cit., p. 19.

2. Nb : les « . » sur les mentions représentent les espaces et/ou coupures liés aux limites. Tableau 10 – Limites de la Macédoine sur la Mappa d’Albi

Détail fol. 57v° [A3] Détail transcription fol. 57v° [A3]

66

tracés existants. Ces inscriptions témoignent du processus de réalisation en étapes de la carte. La Mappa du Ms. 29 comporte un ensemble de case vides de toutes mentions. Qu’en est-il pour la mappemonde du Vat. Lat. 6018 qui avec ces 138 termes référencés est, des trois cartes la plus dense en données. Nous observons un cas similaire avec le pictogramme sans mentions qui évoque de par sa situation la cité d’Alexandrie [B1-B2]. Pourquoi ce terme ne comprend pas de références écrites ? Sa seule situation suffit-elle à sa compréhension ou bien est-ce un oubli de la part du concepteur ? Pour les pictogrammes du même type employés pour les villes de Rome [C2], Carthage [C1], Jérusalem [B2], Babylone [B3], le copiste a inscrit les mentions hors des limites du logogramme. Seule la mention de la ville de Constantinople [C3] a été inscrite dans le pictogramme. Si les deux options furent utilisées par le concepteur, pourquoi le terme Alexandrie est absent ? C’est là qu’intervient un nouvel élément de limite avec les surfaces totalement peintes. L’élément figurant la cité est entouré d’une surface de forme conique emplie d’encre verte [B1-B2]1 et de la mer Méditerranée en bleu argenté [C1-C2]. En aucun autre point de la carte, nous ne trouvons trace d’inscriptions sur les fonds remplis de ces encres. Faut-il voir dans cet exemple un nouvel élément indicateur du rôle des limites dans la conception de la carte ? Il y aurait ainsi le dessin des contours et subdivisions, puis le remplissage de certaines zones interdisant par la suite tout ajout d’inscriptions. Si cette hiérarchie s’accorde avec le dessin et la mise en couleur de la carte du Vatican, elle reste moins convaincante pour la mappemonde d’Albi. En effet, cette dernière comporte des mentions inscrites dans des espaces entièrement recouverts d’encres. C’est le cas des termes oceanum [B4], Cymiricum mare [A2], Pontum [A2], Adrias [B3], Rubrum [C2] et Zephirus [C3]. Il faut intégrer le fait qu’au haut Moyen Âge, le travail d’illustration entrepris par le rubricateur intervient après l’insertion du texte. Ceci pourrait expliquer la présence de mentions dans des zones d’encres sur la Mappa du Ms. 29 et limiter l’absence du terme Alexandrie au format du pictogramme.

1. Forme et couleur qui évoquent le delta du Nil. Figure 7 : Détail du pictogramme évoquant Alexandrie [B1- B2] – fol. 63v° – Vat. Lat. 6018.

67

Ces signes semblent moins perceptibles sur la Mappa du Beatus. En effet, les grandes dimensions de la représentation spatiale sont moins sujettes à contraindre le copiste à adapter sa police d’écriture aux limites, déjà peu présentes sur la mappemonde. Ainsi, seule les mentions Tile insu.la [A3], Deser.ta [A1] et MonsCarme.lus [C1]1 témoignent de contraintes liées aux délimitations déjà dessinées. Sur la carte de Gérone, le copiste a certes bénéficié d’une surface importante pour inscrire les différents termes mais il a aussi su adapter sa police d’écriture. Les exemples les plus probants nous sont donnés avec les mentions référencées entre les différents fleuves de l’aire Rhin-Danube [A2] ou encore en Inde [D1].

Les limites présentes sur les trois mappae mundi témoignent de l’existence d’une hiérarchisation des étapes de conception.

Les limites nous interrogent sur les objectifs des concepteurs des trois mappae mundi. La citation suivante traduit bien la nécessité d’emploi de ces tracés pour définir des espaces ; « Cartographier un espace implique de le concevoir comme une entité, oblige à le circonscrire, à en donner les limites, et implicitement ou explicitement, à le définir […] »2. Ainsi, l’orbis terrarum a des tracés marquant la limite de son étendue sur les trois mappemondes, bien

qu’elles présentent des traits aux formes bien différentes. Aux tracés ondulés, doubles, évoquant des limites physiques ou chimériques s’opposent des traits rectilignes séparant des régions entre-elles, les classant ainsi comme dans un inventaire. Compartimenter la sphère terrestre par des limites permet de définir visuellement ce qui est à l’intérieur et à l’extérieur3 au sein du

monde, créant ainsi des centres et des périphéries. Les limites montrent par leurs tracés que l’aire géographique qui entoure la mer Méditerranée était bien connue et marquée par le découpage administratif de l’Empire romain. Au-delà des frontières de cet empire, les limites encadrent et ordonnent des connaissances parfois plus clairsemées où le réel côtoie l’imaginaire. En définitive, les limites participent à la description d’un monde qui n’est plus au haut Moyen Âge et apparaissent en ce sens comme des marqueurs spatio-temporels de la conception et de la lecture des mappae mundi.

1. La mention est ici coupée par la pointe du pictogramme évoquant le mont.

2. E. Vagnon, E. Vallet, C. Hofmann, La fabrique de l’Océan Indien : Cartes d’Orient et d’Occident. Paris : Publications de la Sorbonne, 2017. p. 27.

3. P. Tourbet, « Introduction » dans J.-M. Poisson, Castrum.4. Frontières et peuplement dans le monde

méditerranéen au Moyen Âge : actes du colloque d’Erice-Trapani (Italie) tenu du 18 au 25 septembre 1988. Rome

68

C/ Légende cartographique entre similitudes et particularismes.

« Nos géographes ne s’expriment pas seulement par des mots mais encore par des signes et des couleurs »1. Cette citation de Gilles Palsky reprenant les travaux de l’éminant spécialiste de la cartographie François de Dainville2 introduit parfaitement notre propos qui aborde ici les éléments servant à légender le monde sur les trois mappemondes. Nous nous intéressons ici tout particulièrement aux différents logogrammes présents sur les trois cartes. En de nombreuses reprises, dans le présent mémoire, nous avons pu aborder certains de ces signes. Notre analyse comparée tente ici de percevoir plus en détail si les mappae mundi partagent un encodage de ces signes et/ou si elles font appel à des représentations qui leur sont propres ?

Pour ordonner notre réflexion, il nous est apparu judicieux de comparer dans un premier temps les représentations associées aux onze mentions communes sur les cartes d’Albi, du Vatican et de Gérone3. Ensuite, nous interrogeons les éléments avec ou sans mention pouvant

témoigner d’éventuels particularismes et influences graphiques.

1. Les différents traitements graphiques des éléments répertoriés en commun.