B. La bataille du premier parti
1. Sur la ligne de départ
En France, le CNRS lance en avril 1990 un programme interdisciplinaire nommé
« Ultimatech » qui débutera en 1991 ; l’un des volets concernera les nanotechnologies282.
Les nanotechnologies font l’objet en 1992 d’un rapport de synthèse sur les nanoma‐
chines [230] par l’Observatoire français des techniques avancées283, mais sa portée reste
confidentielle, limitée aux experts (physiciens, chimistes, ingénieurs) membres de l’association.
En juin 1992, juste après le sommet de la Terre qui s’est tenu à Rio, Albert Gore organise au Sénat américain une audition pour trouver des solutions scientifiques et technologiques au problème du développement durable. L’exposé d’Eric Drexler « est remarquablement sobre » commentent Joachim et Plévert (2008, [210], p. 15) : « Il dé‐ clare que le contrôle molécule par molécule de la construction d’une machine peut devenir une technologie plus propre et plus efficace que toutes les technologies connues ». En no‐ vembre de la même année, Gore est nommé vice‐président par Bill Clinton, en charge de d’organiser la recherche scientifique américaine ; dans son rapport d’août 1994 intitulé Science in the National Interest, il « proclame que les nanotechnologies sont stratégiques pour le développement industriel américain actuel » notent Joachim et Plévert (ibid., p. 16), de la microélectronique à l’industrie chimique, en passant par l’industrie pharma‐ ceutique, les sciences des matériaux et les biotechnologies. Il n’est plus seulement ques‐ tion de développement durable. « La manipulation atomique, l’électronique moléculaire et les premiers prototypes de molécules machines se trouvent relégués dans les profon‐ deurs du classement », regrette Joachim (ibid., p. 24). « Aucun pays ne résistera à cette définition américaine des nanotechnologies ».
Devant l’importance de l’enjeu que représentait la réorganisation de la recherche améri‐ caine – et des fonds qui allaient de pair ‐, un lobby industriel est monté au créneau pour influer sur le contenu du rapport. […] En deux ans, l’aura d’Eric Drexler a notablement pâli. Il s’est fait atta‐ quer par un grand nombre de scientifiques, qui lui reprochaient – non sans raison – l’absence de base scientifique dans ses travaux. Certains journaux américains ont même commencé à le compa‐ rer à un gourou à la tête d’une secte, son Foresight Institute. Peu à peu, il a perdu son influence et sa crédibilité. Le lobby industriel a trouvé son champion en la personne de Mihail Rocco [...] nommé en 1990 à la tête de la division Ingénierie de [la] National Science Foundation. [...] En 1995, il lance un programme de recherche sur les nanoparticules en inclusion dans les matériaux. [...] Pour lui, les projets d’usine moléculaire d’Eric Drexler sont des élucubrations et la nanotechnologie, au sens de technologie moléculaire, n’a pas d’avenir. (Joachim et Plévert, 2008, [210], p. 20)
282 CNRS, Décision du 10 avril 1990 créant le programme interdisciplinaire de recherche (PIR) sur les techniques poussées à leur limite et leur apport dans les diverses disciplines de recherche, intitulé « Ultimatech », BO n° 4‐1990 ; Décision du 11 septembre 1990 nommant les membres du comité de programme « Ultimatech », BO n° 4‐1990 ; Déci‐ sion du 20 mai 1994 de renouvellement du PIR « Ultimatech » ‐ BO n° 8‐1994 ; Le programme interdisciplinaire UL‐ TIMATECH : vers les techniques du futur, In Spectra 2000, vol. 19, n° 157, 1991, p. 21‐24
283 L’Observatoire Français des Techniques Avancées (OFTA) a été créée sous forme associative en Juin 1982 par la Société Amicale des Anciens Elèves de l’Ecole Polytechnique (Association AX), dissoute le 26 Février 2008 (actifs transférés à l’Association AX). Son objectif était de permette à l’industrie française d'évaluer le plus rapidement pos‐ sible les technologies émergentes, de façon à être présente au bon moment dans les bons secteurs. Des groupes de travail planchaient sur des thèmes émergents, associant la science et la technologie, susceptibles de prendre une importance stratégique. [cf. Marc Dupuis, l’Ofta a quinze ans, in La jaune et la Rouge, revue de l’association des anciens élèves de l’Ecole Polytechnique, 1997, en ligne : http://www.lajauneetlarouge.com/article/l%E2%80%99ofta-quinze-ans]. Le rapport de synthèse du groupe de travail sur les nanomachines (1992, [50]) a été coordonné par Christian Joachim (qui publiera en 2008 un livre de vulgarisation [210]). Deux autres rapports sur les nanotechnologies seront publiés (aux éditions Lavoisier) : Nanocomposants et nanomachines coordonné par Christian Joachim (Juin 2001), et Nanoma‐ tériaux, coordonné par Henri Van Damme (Octobre 2001).
En 1997, Tom Kalil, conseiller du président Clinton pour les questions écono‐ miques, demande à Rocco d’évaluer « les retombées économiques éventuelles des nano‐ technologies » (ibid., p. 21), travail qui aboutira en 1999 à la création de la National Na‐ notechnology Initiative (NNI), après avoir persuadé les agences chargées du financement de la recherche et les sénateurs, en concurrence avec d’autres programmes d’investissements. En juin 1999, la Chambre des représentants organise une audition où le Prix Nobel Richard Smalley, fera peser son poids pour « faire passer une grande partie de la science des matériaux pour de la nanotechnologie » (ibid., p. 22‐23). La mission de la NNI est ainsi définie : The NNI serves as the central point of communication, cooperation, and collaboration for all Federal agencies engaged in nanotechnology research, bringing together the expertise needed to advance this broad and complex field. The Initiative has had strong, bipartisan support from the Executive and Legislative branches of Government since its creation in 2000. The NNI involves the nanotechnology‐related activities of 25 Federal agencies, 15 of which have specific budgets for nanotechnology R&D. The agencies involved allocate expenditures from their core budgets, demon‐ strating nanotechnology’s importance to their mission. [www.nano.gov, site web consulté en mai
2011]
En France, le thème des nanosciences et des nanotechnologies avait été évoqué lors d’un colloque en 1996, Les entretiens de la physique, où se retrouvent chercheurs, industriels et décideurs politiques284. A la fin des années 1990, des entreprises fran‐ çaises décident d’investir dans les nanotechnologies : ST Microelectronics, Alcatel et Thalès dans la micro‐électronique, Saint‐Gobain, Rhodia, Essilor ou Lafarge dans le do‐ maine des matériaux ([231], p. 31). En 1999 est lancé le réseau français de recherche en micro et nanotechnologies (RMNT), piloté par la Direction de la Technologie du minis‐ tère de la recherche, dans l’objectif de favoriser la coopération entre industriels et labo‐ ratoires de recherche publics. Le lobbying a porté ses fruits : dans la période 1999 à 2003, les nanotechnologies sont reconnues comme porteurs d’enjeux considérables et qualifiés comme révolution‐ naires aux Etats‐Unis, en Europe et au Japon. Le programme fédéral NNI, inaugurée en grande pompe par Bill Clinton lui‐même est doté d’un budget considérable de plusieurs
milliards de dollar285. Entre 2001 et 2012, près de 18 milliards de dollar ont été investis
dans la NNI286. En France, on est encore loin de ces montants. Jusqu'en 2001, les actions
de soutien des pouvoirs publics au domaine étaient relativement isolées et modestes. Le RMNT n’a bénéficié en trois ans que de 32 millions d’euros, regrette un rapport de l’académie des technologies en 2002, qui rappelle les différents acteurs se sont regrou‐ pés à partir de 2002 « au sein de l'AC Nanosciences et Nanotechnologies, permettant à cette action concertée de réunir un budget de 10 M€, soit environ trois fois plus que les soutiens aux projets mis en place précédemment » ([231], p. 47). Ces montants tous addi‐ tionnés ne représentent pas l’investissement dans le capital d’une seule entreprise pri‐ vée spécialisée dans les nanotechnologies. Les choses vont changer. 284 Claude Weisbuch et Jean‐Michel Gerra sont, d’après les éléments dont je dispose, les premiers qui aient vulgarisé à propos des nanotechnologies en France, lors de deux émissions de radio diffusées sur France Culture en 1996, ani‐ mées par Michèle Chouchan. Claude Weisbuch, phycisien, était alors directeur de recherches au CNRS, affecté à l’Ecole Polytechnique, et Jean‐Michel Gerard ingénieur au ministère de la défense, affecté au laboratoire de Bagneux du CNET (Centre National d'Etude des Télécommunications). Ils intervenaient dans le cadre de la tenue des « Entretiens de la physique ». Remarquons, rien que par ces deux exemples (OFTA et Entretiens de la physique), les liaisons profondes existant entre l’investissement industriel, la recherche académique et la décision politique. 285 14 milliards $, qui a été multiplié par cinq en dix ans, selon le Centre d’analyses stratégiques (2011, [268]) ; 700 millions $ pour 2003, selon l’Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques (2003, p. 13, [233]) 286 Supplement to the President’ 2013 Budget, National Nanotechnology Initiative, publié le 16/02/2012, disponible en ligne : http://nano.gov/sites/default/files/pub_resource/nni_2013_budget_supplement.pdf [consulté en avril 2012]
La recherche pharmaceutique à l’épreuve des pratiques communicationnelles. L’invention d’un médicament issu des nanotechnologies.
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La véritable impulsion viendra cependant en 1998 du CEA287 de Grenoble : Jean
Therme288, qui dirige le Leti289, imagine avec ses amis de l’Institut national polytech‐ nique de Grenoble (INPG), le projet Minatec (acronyme de MIcro‐ et NAno‐TEChnologies). Ce sera un pôle technologique sur vingt hectares consacré aux microtechnologies et aux nanotechnologies. Il obtiendra le soutien des collectivités locales : La Métro, la commu‐ nauté de communes de l’agglomération grenobloise, vote une ligne de crédit en 2001 pour sa construction. Ce sera le premier centre européen consacré aux nanotechnologies, le troisième au niveau mondial. Dix ans plus tard, il représentera le troisième déposant français de brevets (avec 545 brevets), derrière PSA Peugeot Citroën et le groupe Safran,
mais loin devant le CNRS (6e rang) et l’Institut Français du Pétrole (11e) ; y travaillent
plus de 2400 chercheurs, 1200 étudiants et 600 industriels y sont présents. En parallèle, est nommé à la tête du CNRS en 1997 Catherine Bréchignac290, physi‐ cienne spécialisée en physique nucléaire, atomique et moléculaire, dont les travaux ont porté à partir des années 1980 sur les agrégats, systèmes composés de quelques atomes à quelques dizaines de milliers d’atomes (leur taille, comprise entre 1 et 10 nm, en font les précurseurs des « nano‐objets »), qui n’ont ni les propriétés des atomes isolés, ni en‐ core celles des solides massifs ; ses travaux ont par la suite portés sur l’auto‐ organisation de nanoparticules et la corrosion de nanostructures d’argent. On peut ima‐ giner qu’elle allait favoriser les nanotechnologies comme une thématique de recherche privilégiée au CNRS.
Il existe en France plusieurs laboratoires et organismes différents qui travaillent sur les nanotechnologies, situés principalement en Ile‐de‐France, à Grenoble, Lyon, Tou‐ louse et Nancy. Dès 2003, un réseau des grandes centrales de technologie, initié par le ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, associe le CNRS, le CEA et les universités (Lannoo291, 2008, [212]).
287 CEA : Initialement nommé Commissariat à l'énergie atomique, le CEA a changé de nom pour Commissariat à l'éner‐
gie atomique et aux énergies alternatives à la suite de la loi de finances rectificatives n° 2010‐237 promulguée le 9
mars 2010. 288 Né en 1953, Jean Therme est ingénieur physicien, diplômé de l’Institut National Polytechnique de Grenoble (INPG). Il a conduit la moitié de sa carrière à des postes opérationnels au sein de grands groupes industriels, Philips, Thomson CSF, Alcatel et STMicroelectronics. Jean Therme rejoint le CEA Grenoble en 1990, envoyé par STMicroelectronics pour diriger une équipe de recherche commune avec le Leti. En 1995, il est nommé chef du département microélectronique du CEA‐Leti, il contribue au lancement du programme Biopuces. En 1999, il prend la tête du CEA‐Leti et en 2000 cu‐ mule ce poste avec la direction du centre CEA de Grenoble. Il relance le centre CEA de Grenoble sur les micro‐ et nano‐ technologies, les biotechnologies et les nouvelles technologies de l'énergie. A partir de 2003, il cumule les fonctions de Directeur de la Recherche Technologique du CEA et celle de Directeur du Centre CEA de Grenoble. Il a été l’un des promoteurs de Digiteo, centre dédié aux systèmes complexes (à Saclay), Nanobio et Clinatec (à Grenoble) dédiés à la rencontre entre les nanotechnologies et la santé, et l’Institut National de l’Energie Solaire (INES). Jean Therme siège au conseil d’administration de plusieurs institutions : la Fondation InNaBioSanté, l’Institut National Polytechnique de Grenoble, l’Ecole Nationale des Mines de Saint‐Etienne, l’Ecole Normale Supérieure de Lyon, des Instituts Carnot, des pôles de compétitivité Minalogic, Lyon‐Biopôle, etc. [Source : www.assemblee‐nationale.fr]
289LETI : Laboratoire d’Electronique et de Technologies de l’Information, premier laboratoire français dans les do‐ maines de la microélectronique, des microsystèmes, de l’optronique et des systèmes pour la communication et la santé.
290 Fille de Jean Teillac, qui fut haut‐commissaire à l’énergie atomique (CEA) de 1958 à 1976, elle fut directrice géné‐ rale du CNRS de 1997 à 2000, puis sa présidente de 2006 à 2010. Membre de l’Académie des sciences depuis 2005, elle en est secrétaire perpétuelle depuis 2011. Diplômée de l’ENS (1967), agrégée de sciences physiques (1971), docteur ès sciences (1977), elle entre au CNRS en 1971. Source : fiche biographique et CV sur le site web de l’Académie des
sciences.
291 Michel Lannoo était alors conseiller auprès de la gouvernance du CNRS pour les nanosciences et les nanotechnolo‐ gies. Il a dirigé la « cellule Nano » du CNRS.