• Aucun résultat trouvé

1. La science et les citoyens

Au  cours  de  l’année  2006,  l’éruption  soudaine  de  contestations  en  France  et  sa  soudaine visibilité dans les médias nationaux prend de court les responsables politiques.  Le  rapport  publié  en  novembre  2006  par  l’Office  parlementaire  d’évaluation  des  choix  scientifiques  et  technologiques  tire  la  sonnette  d’alarme  [245],  contrastant  avec  l’optimisme de ses deux précédents rapports sur le sujet [233][238]. Il note un « chan‐ gement incontestable » et craint, comme le notait déjà en janvier 2004 Jean‐Pierre Dupuy,  « qu'une sorte de syndrome OGM ne s'empare des nanotechnologies ».  Le  mot  est  lâché :  les politiques ont peur que les citoyens aient une mauvaise opinion contre les nanotech‐ nologies comme ce fut le cas pour les OGM. Il estime qu’il faut « prendre les devants, et  essayer de faire en sorte qu'il n'y ait pas cette rupture entre l'opinion publique et le monde  scientifique sur cette question centrale » ([245], p. 16). Il y a le feu à la maison. 

D’autant  plus  qu’il  n’y  a  pas  que  les  écolo‐libertaires  qui  contestent  la  légitimité  des  décisions  politiques  et  scientifiques.  La  fondation  Sciences  citoyennes385 fait  moins  de  bruit  que  PMO,  mais  a  autant  de  conviction.  Elle  a  été  créée  en  2002  par  des  cher‐ cheurs  en  réaction  aux  crises  dues  aux  «  acteurs  techno‐industriels  »  (Tchernobyl,  amiante,  sang  contaminé,  vache  folle,  OGM…),  qui  ont  remis  en  cause  l’expertise  et  la 

science. Son président, Jacques Testart386, biologiste, directeur de recherche honoraire à 

l'INSERM,  est  le  co‐concepteur  de  la  fécondation  in vitro.  Mais  il  s’est  vigoureusement  opposé  aux  usages  abusifs  de  la  procréation  artificielle  et  aux  OGM.  Ce  vieux  sage  dé‐ clare vigoureusement le 27 mai 2006 :   « Certains disent que je suis antiscience, c’est absurde. Mais je suis absolument scandalisé  par ce que l’on appelle la science aujourd’hui, ce qu’on devrait appeler technoscience, finalement,  c’est tout un montage à finalité économique que l’on fait passer pour une activité de type poétique  de recherche de vérité et dont la finalité serait le bien‐être. Tout ça c’est pipeau. […] Il y a les nano‐ technologies qui sont le grand truc à la mode, personne ne sait bien ce que ça veut dire, j’ai lu plein  de choses sur les nanotechnologies, je ne sais toujours pas ce que ça veut dire : c’est tellement mul‐ tiforme que c’est un peu n’importe quoi et tout ce qui est petit ça devient des nanos […] Quand on  prétend que c’est comme ça que l’on va guérir toutes les maladies, que l’on va pouvoir piloter les  rapports  de  la  société,  voire  les  comportements  des  individus,  il  y  a  à  la  fois  quelque  chose  d’inquiétant d’un point de vue éthique mais aussi une promesse qui ne repose que sur du vent pour  le moment. Ce n’est pas parce qu’on est capable de fabriquer des nouvelles molécules qu’on devient  capable de manipuler le vivant. Il y a un saut extraordinaire. »387         385 Le CA qui siège en  2012 est composé notamment de Bertrand Boquet, Jacques Testart, Baudoin Jurdant, Isabelle  Stenghers, Claude Seureau et la Confédération paysanne. En juillet 2011, ils font partie des 100 premiers signataires,  avec  d’autres  organisations  de  chercheurs  et  de  la  société  civile,  de  la  lettre  ouverte  à  la  Commission  européenne  concernant  le  cadre  stratégique  commun  pour  le  financement  de  la  recherche  (2014‐2020).  Ils  lui  demandent  no‐ tamment que « tous les experts conseillant l’Union Européenne dans le domaine de la recherche soient nommés de façon 

transparente,  afin  de  pouvoir  dispenser  des  recommandations  impartiales  et  indépendantes,  exemptes  de  conflit  d’intérêt »  et  de « dépasser le mythe selon lequel seules des technologies hautement complexes et coûteuses pourraient  créer  un  environnement  durable,  de  l’emploi  et  du  bien‐être,  et  se  concentrer  davantage  sur  des  solutions  réelles ». 

[http://sciencescitoyennes.org/open‐letter‐eu‐research]  

386 Jacques Testart a soutenu José Bové [Jacques Testart, Une foi aveugle dans le progrès scientifique, in Le monde Di‐ plomatique, Décembre 2005] et est membre d’ATTAC.  

 

Le  militant  de  base  de  la  fondation  Sciences  citoyennes  est  la  figure‐même  du  « scientifique accompagnateur du citoyen engagé » identifiée par Topçu [146]. Le 31 mai  2006, à l’avant‐veille de l’inauguration de Minatec388, la fondation lance un pavé dans la  mare389. D’emblée, elle informe ses sympathisants de la manifestation organisée contre  Minatec par les groupes autour de PMO. Ensuite,  ils dénoncent le scientisme dont font  preuve les promoteurs des nanotechnologies :  Pour nous convaincre que tout est maîtrisé, les nano‐promoteurs assument l’idée d’un con‐ trôle des événements au niveau complexe (macro) à partir de la maîtrise des parties (nano). C’est  cette même idée qui fit croire, en génétique, qu’à partir d’une connaissance suffisante des gênes on  pourrait influer et modéliser des comportements et des caractères d’organismes vivants complexes.  Enfin, ils estiment qu’il ne faut pas « laisser au triumvirat économique, scientifique  et gouvernemental le monopole des orientations et des allocations financières ». Mais plu‐ tôt discuter démocratiquement des propositions qu’ils formulent :  

1. Imposer  des  recherches  d’impacts  épidémiologiques  et  rudologiques  sur  des échelles de temps de l’ordre de la décennie.  

2. Lancer  des  travaux  de  rédaction  complémentaires  à  la  directive  euro‐ péenne REACH pour combler le vide réglementaire.  

3. Rompre avec le pouvoir monarchique du chef de l’Etat en matière militaire.   4. Demander à l’Académie des sciences de revoir son « médiocre rapport » en  s’inspirant  de  celui  de  la  Royal  Academy,  notamment  dans  l’intégration  d’une majorité de non scientifiques et de non experts au sein d’une commis‐ sion ad hoc.  Après la manifestation de juin 2006 et la forte mobilisation, les heurts entre mani‐ festants et policiers, la couverture médiatique nationale, la métropole grenobloise (« La  Métro ») se résigne à financer l’organisation d’un autre débat public, « suite aux attaques  d’un groupe de militants intitulé Pièce et main d’œuvre » (dixit  Bensaude‐Vincent,  2009, 

[271]). Ils mandatent pour cela l’association  Vivagora390 et le Centre de Culture Scienti‐

fique Technique et Industrielle (CCSTI) de Grenoble391. Six séances auront lieu, entre sep‐

tembre et décembre 2006, dont la thématique sera : « Nano‐biotechnologies : pour quoi  faire  ?  Comment  ?  »,  ce  cycle  de  conférences‐débats  étant  nommé  NanoViv.  Hélène  Romeyer392 a  suivi  les  débats393 et  procédé  à  l’analyse  des  temps  de  parole  (Romeyer,  2009, [306]). Elle montre « une sur‐représentation des scientifiques », qui ont monopolisé  près  de  40  %  du  temps.  Alors  que  le  public  (« les  citoyens »)  n’a  pu  s’exprimer  que  moins de 14 %, soit moins que les organisateurs (21 %) et à peine plus que les hommes  politiques (13,5 %). Elle estime qu’il est paradoxal que ce soit sur la thématique des «         388 Rappelons qu’ils faisaient partie du groupe d’expert en Sciences et société réuni autour de Pierre‐Benoit Joly par La  Métro grenobloise, qui a rendu son rapport en septembre 2005 [242], et auquel ils ont ajouté une prise de position  très nette.   389 Article en ligne : http://sciencescitoyennes.org/nanotechs-et-giga-vertige/   390 Vivagora avait déjà organisé le débat du mois de juin 2005, toujours commandité par la Métro.  391 Son directeur est Laurent Chicoineau. Le dispositif communicationnel ne s’arrête pas au débat public. En parallèle,  du 28 septembre 2006 au 18 février 2007, le CCSTI a préparé l’EXPO NANO, « une grande exposition autour des nano‐ technologies ». Elle sera également présentée à la Cité des Sciences à Paris et à Cap sciences, le CCSTI de Bordeaux. Son 

objectif :  « Expliquer  ce  que  sont  les  nanotechnologies,  leurs  enjeux  (sociaux,  éthiques,  économiques,  etc.),  les  risques 

associés mais aussi favoriser la diversité des opinions quant à cette thématique qui fait débat ». 

392 Hélène  Romeyer  est  aujourd’hui  maître  de  conférences  en  Sciences  de  l’information  et  de  la  communication  à  l’Université Rennes1 (IUT Lannion), membre du Crape (UMR CNRS 6051) et du Gresec (EA 608).  

393 Des  compte‐rendus  sont  disponibles  sur  le  site  web  de  La  Casemate,  la  CCSTI  de  Grenoble : 

La recherche pharmaceutique à l’épreuve des pratiques communicationnelles. L’invention d’un médicament issu des  nanotechnologies. 

167  

risques », qu’on peut considérer comme « la plus sociétale », que les experts aient le plus  parlé (plus de la moitié de la durée du débat). 

En  observant  les  échanges,  elle  constate  que  non  seulement  « la  responsable  de  l’association a parfois monopolisé la parole avec en moyenne 21 % du temps de parole »,  mais qu’en plus les organisateurs de manière générale « sont sortis très largement de leur  rôle de distributeur et facilitateur de parole ».  Elle  note  aussi  que  les  organisateurs  ont  « confisqué » la phase de « délibération ». 

Ainsi,  systématiquement  les  rencontres  débutaient  par  une  longue  mise  en  perspective,  un  cadrage de la part de Vivagora et le CCSTI (intervention de 11 minutes en moyenne), puis le public  était invité à réagir et poser des questions (durant moins de 6 minutes en moyenne), et, les organi‐ sateurs donnaient ensuite la parole aux experts, non pas pour essayer de formuler une réponse aux  questions du public mais pour réagir au cadrage initial. Il y a donc systématiquement rupture de la  situation dialogique. (Romeyer, 2009, [306])  Il ne reste plus du « débat » que le nom, dont il ne semble sortir aucune décision  concrète. Malgré la qualité des interventions et la diversité des points de vue, les diffé‐ rentes  parties  en  ressortent  souvent  frustrées.  Finalement,  le  CEA  créera  un  nouveau  laboratoire, le LARSIM, dans lequel il associera des chercheurs en sciences humaines et  sociales  (surtout  des  économistes,  des  sociologues  et  des  philosophes)  afin  de  l’aider  dans sa réflexion sur l’impact des technologies qu’il développe. Certains y verront une  volonté  de  dialoguer  et  l’opportunité  de  changer  le  futur  des  nanotechnologies  de  l’intérieur ; d’autres n’y verront qu’une nouvelle cellule de propagande. 

2. Le débat public national

A  la  suite  du  débat  initial  grenoblois,  plusieurs  autres  débats  sont  organisés  en 

France394. La fondation Sciences citoyennes, qui a participé à plusieurs d’entre eux, dont 

celui  organisé  par  la  Commission  nationale  du  débat  public395,  en  ressort  désabusée.  Jacques Testart déclare à leur propos en janvier 2011 : « C’est juste pour amuser les gens ;  ça  n’a  aucune  conséquence  sur  la  politique ».  Il  n’en  perd  pas  moins  son  opti‐ misme démocratique : 

« Je ne prétends pas avoir raison, ni la fondation Sciences citoyennes. On avance des idées,  on fait des analyses, mais je pense que ceux qui ont raison, ce sont les gens, finalement, c’est les ci‐ toyens. Or, les citoyens, soit on ne leur demande pas leur avis, soit on n’écoute pas ce qu’ils disent.  Donc ce que nous proposons comme voie, pour éviter d’aller dans le mur, c’est la démocratie. La  démocratie  pour  de  vrai,  c’est‐à‐dire  qu’il  y  ait  des  procédures  pour  qu’on  sache  ce  que  les  gens  souhaitent. »396          394 Je vous épargnerai la liste la liste de tous les débats locaux à propos des nanotechnologies. Signalons notamment  celui organisé le 18 juin 2008 par l’Institut national de l'environnement industriel et des risques (INERIS) à propos de  la toxicité des nanomatériaux. La liste des participants vous donnera une idée du large panel des personnalités invi‐ tées à débattre : ‚Nicole Balmain et Françoise Guillon et Danièle Mathieu (‚Union Féminine Civique et Sociale), Dorothée  Benoit‐Browaeys  (Vivagora),  Éric  Boussard  et  Sabine  Cohen‐Solal  (Écologie  Sans  Frontières),  Alain  Chosson  (CLCV,  Association nationale de défense des consommateurs et usagers), ‚Claudine Colombel ‚(France Nature Environnement),  Valérie  Despres  (AFPRAL,  Association  Française  pour  la  Prévention  des  Allergies),  Francis  Glemet  (Association  des  Médecins  Indépendants  pour  l'Environnement  et  la  Santé  Publique),  Hélène  Leriche  (Fondation  Nicolas  Hulot),  Ca‐ mille Stehlin (Entreprises Pour l'Environnement), Claire Weill (Institut du Développement Durable et des Relations  Internationales, Iddri), Philippe Hubert (Directeur de la Direction des Risques Chroniques à l’INERIS), Ghislaine La‐ croix  (Ingénieur  à  l’Unité  de  toxicologie  expérimentale  à  l’INERIS),  Alexandre  Pery  (Responsable  de  l’Unité́  modèles  pour l’écotoxicologue et la toxicologie à l’INERIS), Éric Thybaud (Responsable du Pôle Dangers et Impact sur le Vivant  à l’INERIS).  

395 Commission  particulière  du  débat  public  sur  les  nanotechnologies,  organisé  en  2009‐2010  (site  web : 

www.debatpublic‐nano.org)  

396 Interview de Jacques Testard dans la matinale animée par Audrey Pulvar, le 3/01/2011 sur France Inter. Ma trans‐ cription rectifie certains passages pour les rendre plus lisibles. 

#4!W54!84=!E4:=!=15DA;34:3C!294=3!3153!43!=1:!21:36A;64I!,:!B16A31;64!_!@61@1=!74=! :A:1342D:181E;4=C! A2D4346! 74=! 3AV84334=! 3A23;84=! @156! '1z8C! :4! @A=! =4! B43364! 74! @524=! =15=!8A!@4A5C!A23;<46!8A!E>1812A8;=A3;1:!=56!8456=!=BA63@D1:4=C!FA;64!74=!A:A8?=4=!B>7;k 2A84=!_!8A!BA;=1:C!:4!@A=!=4!FA;64!7>21746!89*/'!_!8456!;:=5III!%A!8;=34!4=3!81:E54I!&:!6>=5k B>C!;8=!<4584:3!V;4:!74=!A@@8;2A3;1:=!8;>4=!A5]!:A:1342D:181E;4=!3A:3!W591:!:4!8456!7;=4! @A=! W594884=! =1:3! ;==54=! 74=! :A:1342D:181E;4=! 15! W594884=! 4:! 21:3;4::4:3I! &3! 248AC! 84=! 21BB5:;2A:3=!891:3!2463A;:4B4:3!V;4:!21B@6;=I!

/A:=!24!F1;=1::4B4:3!74!@1=;3;1:=C!84!E!"+.!#&O/"/'U1!#1+./+6-,8%!!@61@1=4!5:!7;Ak E6ABB4!@156!=9?!643615<46!Gq;E564!ffHI!/4!BiB4C!5:4!V612D564!>7;3>4!@A6!89.:=3;353!:Ak 3;1:A8!74!8}4:<;61::4B4:3!;:75=36;48!43!74=!6;=W54=!G.'&(.+H!4:!Ucc^!6>=5B4!2463A;:4=! 74=! ;7>4=! <>D;258>4=! 7A:=! 84! E6A:7! @5V8;2!G2FI! 8A! VA:74k74==;:>4! 4:! A::4]4C! @I! [^[HI! J1?4m! 84=! 361;=! A62D>3?@4=!Y! 8A! @64B;b64! 2A6;2A3564! 84! 2AB@! 74=! S!@156!T! G64BA6W54m! 21BB4!4884!4=3!=?B@A3D;W54HC!84!=421:7!2485;!74=!S!21:364!T!GB1;:=!=156;A:3!43!@85=!4Bk @r3>H!43!84!361;=;bB4!2485;!74=!S!;:7;FF>64:3=!TI!#4!=1:3!Z5=34B4:3!24=!3?@181E;4=!W54!:15=! A<1:=!2D462D>!_!7>@A==46!7A:=!:1364!@6>=4:34!>3574I!%4!B1:74!4=3!@85=!21B@84]4!@156! 2485;!W5;!?!@6i34!A334:3;1:I! !"#$%&'F='B'?&.'3"VV+%&17&.'/0."7"01.'&7'3".60$%.'.$%',&.'1-107&6\10,0#"&.'.6\+5-7".+&.'/-%',&'M&17%&'34-1-,Y.&.' .7%-7+#"<$&.'Q=DGRE'<$"'/%+6".&'<$&'6&'#%-/\"<$&'."5/,"V"+'1&'%&V,27&'/-.',-'605/,&k"7+'3&.'/0."7"01.'3&.' 3"VV+%&17.'-67&$%.8#

La recherche pharmaceutique à l’épreuve des pratiques communicationnelles. L’invention d’un médicament issu des  nanotechnologies. 

169