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3. Revue de la littérature

3.2 Le lien entre l'AO en L1 et l'AO en L2

Lorsqu’il est question de chercher un lien entre l’AO en L1 et en L2, encore une fois peu d’études ont été faites à ce jour. À la lumière des données disponibles, nous pourrons voir que l’AO en L1 pourrait être une différence individuelle importante à mettre en lien avec l’AO en L2 afin de mieux comprendre le développement de celle-ci. Nous verrons que plusieurs facteurs font varier les résultats, que ce soit le niveau des apprenants ou le choix de la tâche afin de

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mesurer l’AO, et ce, à la fois en L1 et en L2. La présente section porte donc sur les études qui ont établi un lien entre l’AO en L1 et l’AO en L2.

Nous observerons d’abord les études qui nous ont permis de comparer la production orale en L1 et en L2. La plupart des études ont utilisé des tâches de narration ou de description et n’ont pas toutes abordé l’AO à l’aide des mêmes variables temporelles. Nous verrons aussi, comme ce fut le cas avec les études sur la mémoire, une évolution sur le plan méthodologique qui a permis de raffiner les mesures temporelles utilisées pour mesurer l’AO.

Si l’on regarde l’évolution de nos connaissances, notons que les premières études sur la relation entre l’AO en L1 et en L2 ont ciblé le phénomène de pausologie (durée, fréquence et emplacement des pauses). Chez des locuteurs russes adultes apprenants de l’anglais (n = 30) et d’un groupe témoin de locuteurs natifs (n = 20), Riazantseva (2001) a comparé les participants par niveau de compétence en utilisant une narration et une description. On a cherché à voir, lorsque l’on séparait les groupes par niveau de compétence (intermédiaire et avancé dans ce cas), si les normes liées à la durée, à la fréquence et à la distribution des pauses dans le discours en L1 (en narration et en description) étaient liées au phénomène de pausologie en L2. On a également cherché à connaitre les différences et les similarités dans le phénomène de pausologie des anglophones et des russophones.

Les principaux constats de cette étude sont que les locuteurs de niveau intermédiaire semblent utiliser la pause en s’alignant sur la L1 par opposition aux locuteurs plus avancés qui ont tendance à s’aligner sur la production des locuteurs natifs de la L2 pour ce qui est de la durée des pauses. Également, on a montré dans cette étude que les locuteurs plus avancés semblaient produire un schéma de pauses similaire à celui de locuteurs natifs en ce qui a trait à l’emplacement de celles-ci.

L’hypothèse qui découle de ces résultats est que l’utilisation des pauses par les locuteurs serait, dans un premier temps, affectée par un transfert de la L1 et que

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ce transfert serait « surmonté » par les locuteurs plus avancés. Cette étude semble donc démontrer qu’il existe un lien entre l’AO en L1 et l’AO en L2, du moins pour les apprenants intermédiaires en L2. Cependant, on doit noter que cette étude ne porte que sur le phénomène de pause (durée, fréquence et emplacement) et non pas sur toutes les mesures temporelles qui caractérisent la conception plus actuelle de l’AO. De plus, notons que la L1 des participants est typologiquement éloignée de la L2, ce qui pourrait également avoir de l’influence sur les résultats.

Dans leurs études, des chercheurs comme Towell et Dewaele (2005) ont cherché à montrer si l’AO en L1 et en L2 étaient liées et si des différences individuelles ou de niveau de compétence chez des apprenants avancés pouvaient être en relation avec l’AO. À partir d’une étude longitudinale de quatre ans chez des adultes anglophones apprenants du français (n = 12), les chercheurs ont investigué le développement de la compétence et de l’AO en L2 à différents moments de l’apprentissage (instruction formelle et séjour à l’étranger). En utilisant différentes tâches pour mesurer l’AO et la MdT, soit une tâche de shadowing (répétition de ce qui est entendu pendant l’écoute d’un texte qui est joué sans interruption), une tâche de rappel et une tâche de narration pour éliciter l’oral, ils ont trouvé une corrélation positive (r = 0,73, p < 0,007) entre l’AO en L1 et en L2 sur la mesure du débit de parole (DP) au T1, mais également au T2 (r = 0,81, p < 0,002) chez les locuteurs avancés. Ces résultats suggèrent que la vitesse avec laquelle on parle dans la L1 semble être associée à celle observée dans la L2. Néanmoins, tout comme l’étude de Riazantseva (2001), les résultats ne portent cependant que sur un seul aspect temporel de l’AO, soit dans ce cas le DP.

Toujours dans cet ordre d’idées, mais cette fois-ci à l’aide de plusieurs variables temporelles, la relation entre l’AO en L1 et en L2 a été explorée par Derwing, Munro, Thomson et Rossiter (2009). Les participants étaient des immigrants slaves (russe L1) (n = 16) et chinois (mandarins L1) (n = 6) en apprentissage de l’anglais (L2) à leur première et deuxième année de résidence au Canada. Dans une perspective longitudinale et à partir d’une tâche de narration, les chercheurs ont pris des mesures de l’AO à sept occasions en deux ans, à savoir à un intervalle de

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deux mois la première année (temps 1 à 6) et une fois après la deuxième année pour le temps 7. Ils ont trouvé une corrélation entre les mesures en L1 (pauses par seconde, DP et syllabes remplies par seconde) et les mêmes mesures en L2 au T2. Lors des prises de mesures au temps 6 et 7, la corrélation trouvée au T2 disparait pour le groupe de locuteurs mandarins. La force de la corrélation entre la L1 et L2 semble donc s’atténuer sur une perspective longitudinale dans cette étude. Bien que le petit échantillonnage (locuteurs mandarins) ne permette pas de généraliser, on peut entrevoir néanmoins un lien entre l’AO en L1 et en L2 chez les apprenants surtout en début d’apprentissage. Cela démontre comment les différences individuelles d’AO en L1 peuvent potentiellement être mises en lien avec le développement de l’AO en L2.

Plus récemment, de Jong, Groenhout, Schoonen et Hulstijn (2015) ont cherché à vérifier dans quelle mesure l’AO en L2, en contrôlant pour les aspects propres à l’AO en L1 (en faisant faire les mêmes tâches en L1 et en L2), était un indicateur valable de la compétence en L2. À l’aide de 51 locuteurs du turc (L1) et de l’anglais (L1) en apprentissage du néerlandais (L2), les chercheurs ont utilisé une mesure de compétence en L2 (test de vocabulaire), des mesures temporelles d’AO en L1 et des mesures corrigées de l’AO en L2 (corrigées pour les aspects propres à la L1). Ils ont démontré que la majorité des mesures temporelles d’AO en L2 (durée moyenne de la syllabe, durée moyenne de la pause dans les unités AS (Analysis of Speech Unit) et entre les unités AS, pauses silencieuses par seconde, pauses remplies par seconde, correction par seconde, répétition par seconde (corrigées ou non)) prédisaient la compétence en L2. On souligne dans cette étude que les mesures corrigées d’AO en L2 (donc celles qui tiennent compte des aspects propres à la L1), surtout la mesure liée à la durée de la syllabe, peuvent permettre de trouver des prédictions plus précises pour le score de vocabulaire en L2.

Bien que cette étude permette de mettre en lumière un potentiel lien entre l’AO en L1 et en L2 à partir de mesures temporelles et des compétences en L2 (c’est-à- dire le score à un test de vocabulaire), elle n’a pas été réalisée en contexte

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développemental, ce qui ne nous permet donc pas de voir comment le lien entre l’AO en L1 et en L2 peut évoluer en cours d’apprentissage de la L2.

En conclusion, on peut voir que la plupart des chercheurs qui ont tenté de comprendre le lien entre l’AO en L1 et en L2 ont en général étudié le phénomène à l’aide de tâches basées sur des images, soit en narration ou en description, mais sans nécessairement investiguer la contrainte apportée par la tâche elle-même et l’impact de la contrainte sur la production langagière. Récemment, de nouvelles pistes à ce sujet ont été apportées. On s’est intéressé à la distinction entre la L1 et la L2, mais en cherchant à voir comment la tâche peut influencer l’AO en L2 en la comparant avec l’AO en L1. Pour ce faire, Skehan, Foster et Shum (2016) ont examiné le lien entre l’AO en L1 et en L2 en tentant de comprendre comment les disfluences peuvent être associées aux différentes constructions du modèle de Levelt (1999).

Se basant donc sur le modèle de Levelt (1999), les participants à l’étude (n = 28), des adultes universitaires locuteurs de niveau intermédiaire-bas et un groupe de locuteurs natifs (n = 28), ont été soumis à quatre tâches monologiques contraignant plus ou moins la production langagière (variant d’aucune structure attendue pour la narration à une structure attendue très prévisible et contraignante). On a tenté d’associer aux constructions du modèle de Levelt diverses mesures temporelles, soit le nombre de reformulations et de répétitions par 100 mots, le nombre de pauses remplies par 100 mots, le nombre de pauses au milieu d’énoncés par 100 mots et les pauses aux frontières des énoncés par 100 mots.

Rappelons que le modèle de Levelt (1999) suppose plusieurs structures mentales dans la production du langage. D’abord le conceptualisateur, qui requiert la connaissance de concepts à sélectionner et à organiser pour ce qui est du message préverbal. Par la suite, le formulateur, qui permet de prendre le message préverbal et d’avoir les moyens mentaux de le produire en repêchant par exemple les lemmes du lexique mental et en permettant l’assemblage syntaxique et

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phonologique. Finalement, la dernière structure du modèle, l’articulateur, permet de convertir le message en production langagière.

Les résultats principaux liés à l’AO de l’étude de Skehan et al. (2016) montrent que plus la tâche monologique est structurée (prévisible), plus les mesures temporelles d’AO sont élevées (p. ex. énoncés plus longs). On y démontre un lien entre la structure de la tâche monologique et la reformulation et aussi avec les pauses aux frontières des énoncés. Les résultats obtenus laissent entrevoir que plus le participant peut prendre en charge aisément la demande cognitive associée à la tâche, plus il évite les réparations entre les énoncés, ce qui est associé au conceptualisateur du modèle de Levelt (1999). Les résultats suggèrent que le conceptualisateur serait capable de planifier plus d’un énoncé. Cette planification qui sous-tend la performance sur le plan discursif impliquerait les pauses entre les énoncés. Cela soutiendrait l’hypothèse que plus la structure est prévisible (plus les idées sont connectées et les énoncés sont liés), plus cela aurait pour effet d’augmenter les variables temporelles d’AO et l’échafaudage des idées dans la performance monologique.

En résumé, cela montre que la nature de la tâche influence les données temporelles. Les mesures temporelles de cette étude sont essentiellement celles liées au phénomène de rupture. On en sait donc peu sur d’autres types de tâches comme les tâches dialogiques.

Pour conclure, on voit que les études qui se sont intéressées au lien entre l’AO en L1 et en L2 nous laissent entrevoir que des relations peuvent être établies entre les deux variables, mais également que la nature de la tâche a une influence sur les mesures temporelles d’AO en L2.