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CADRE THEORIQUE

1. Les représentations du corps

a. Les différentes théories autour de la représentation du corps

C’est par le biais de notre corps qu’il nous est permis d’interagir avec notre environnement. Nous avons une connaissance très fine de qui nous sommes, en ce sens que nous savons où nous nous situons dans notre espace, quelles sont les limites de notre corps, de quoi celui-ci est fait. Cette capacité est permise par l’existence de représentations du corps dans le cerveau. Les neuroscientifiques ont longtemps été fascinés par la façon dont le cerveau pouvait se représenter le corps. Il est admis que différents types de représentations du corps coexistent, sans qu’un consensus n’ait pu être trouvé quant à leur définition, ni même leur nombre (Gallagher, 1986; Dijkerman & de Haan, 2007; Berlucchi & Aglioti, 2010; de Vignemont, 2010).

Une vision dyadique du concept de la représentation du corps : entre schéma corporel et image du corps

Une vision dyadique du concept de représentation du corps est proposée par un grand nombre de psychologues, de psychiatres ou de neurologues (Dolto, 1984; Rossetti et al., 1995;

Gallagher, 2005; Dijkerman & de Haan, 2007). Cette vision se réfère à une distinction entre le

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schéma corporel et l'image du corps. En 1902, Bonnier sera le premier à introduire la notion de représentation du corps. Selon lui, « le sens des attitudes nous fournit la notion de lieu de chaque partie de nous-mêmes et forme la base de toute orientation, tant objective que subjective et psychique. Il a pour objet la figuration topographique de notre moi. ». Par ailleurs, « une chose n’acquiert d’existence réelle pour nous que par l’identité des localisations de ses divers aspects sensoriels ; la distribution topographique des choses de notre milieu les unes par rapport aux autres et par rapport à nous, qui permet l’extériorisation sensorielle, crée la notion d’objectivité ; de même la notion de subjectivité dépend de la localisation des choses en nous, et ces deux termes du moi et du non moi sont sortis des opérations les plus directes du sens des attitudes » (Bonnier, 1902). Chaque individu possèderait donc en son for intérieur une représentation spatiale, topographique, de son corps, lui permettant d’interagir dans l’espace qui l’entoure. Peu après, Head & Holmes (1911) introduisent le terme de schéma en écrivant "Anything which participates in the conscious movement of our bodies is added to the model of ourselves and becomes part of those schemata: a woman's power of localization may extend to the feather of her hat.". A la même période, Pick (1915) introduit également la notion d’image spatiale du corps. Ainsi, le schéma corporel renvoie à l’ensemble des représentations sensori-motrices impliquées dans le guidage de l’action.

Associé au schéma corporel, la notion d’image du corps est introduite quelques années après. Pour Schilder, « l’image du corps humain c’est l’image de notre propre corps que nous formons dans notre esprit, autrement dit la façon dont notre corps nous apparaît à nous-mêmes. (…) L’image du corps est un terme bien fait pour montrer qu’il y a ici autre chose que sensation pure et simple, et autre chose qu’imagination : un apparaître à soi-même du corps, terme qui indique aussi que, bien que passant par les sens ce n’est pas là pure perception et bien que contenant des images mentales et des représentations ce n’est pas la pure représentation » (Schilder, 1935). Un deuxième niveau d’élaboration voit ainsi le jour, plus

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cognitif, rassemblant toutes les autres représentations du corps qui ne sont pas impliquées dans l’action. Elles peuvent être aussi bien de natures perceptives, conceptuelles qu’émotionnelles (Gallagher, 2005).

La vision triadique de la représentation du corps

Conscient du caractère flou, hétérogène de la notion d’image du corps, un modèle triadique a été proposé comme alternative (Sirigu et al., 1991; Schwoebel & Coslett, 2005).

Celui-ci se compose de trois types de représentations du corps qui sont un schéma corporel, une description structurale du corps et une représentation sémantique du corps. Le schéma corporel est défini comme étant une représentation dynamique des positions relatives du corps dérivant des informations sensorielles et motrices (i.e. informations proprioceptives, tactiles, vestibulaires, visuelles…) qui interagissent avec le système moteur dans la genèse des actions (Schwoebel et al., 2002). S’agissant de la description structurelle du corps, elle fournit une description de la structure des relations entre les parties du corps (i.e. leurs limites, leur proximité et leur position les unes par rapport aux autres) (Sirigu et al., 1991; Buxbaum &

Coslett, 2001). Enfin, la représentation sémantique du corps est avant tout une représentation conceptuelle et linguistique incluant le nom et la fonction de chaque partie du corps (Coslett et al., 2002).

Reconnaissance des informations somesthésiques : vers une dissociation du concept de schéma corporel

Pour accéder à la conscience des informations somesthésiques associées à une stimulation tactile, Medina & Coslett (2010) postulent l’existence de différents types de schéma corporel. Sans employer le terme d’Homonculus de Penfield (Penfield & Boldrey, 1937), les auteurs décrivent la présence d’une représentation somatosensorielle primaire, correspondant au territoire cortical activé par une stimulation tactile d’une partie particulière du

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corps. Associée à la représentation somatosensorielle primaire, la représentation de la forme du corps est responsable de la localisation des stimuli tactiles sur la surface du corps. Enfin, ces auteurs décrivent une représentation posturale dans laquelle les informations visuelles, vestibulaires et proprioceptives sont intégrées dans un schéma de la taille, de la forme et de la configuration du corps dans l’espace (Medina & Coslett, 2010). Cette définition, décrite sous le terme de schéma postural, a déjà été proposée par Head & Holmes (1911).

Le schéma postural : Le corps situé et le corps identifié

Se basant sur la distinction qui est faite entre la localisation dans l’espace (voie du

« Où ») et l’identification (voie du « Quoi ») dans le traitement des informations visuelles, Paillard (1980) a suggéré une distinction identique lors du traitement des informations somesthésiques. La distinction d’un corps identifié dans sa forme et dans le contenu de ses surfaces limitantes et d’un corps situé localisé comme objet perçu dans un certain espace orienté est alors proposée. L’expérience du corps identifié résulte de l’élaboration d’une représentation consciente de l’entité physique que nous identifions comme le corps que nous habitons alors que celle du corps situé se rapporte au traitement de diverses informations sur la position respective des parties mobiles du corps et de la position de la tête dans un espace de référence « égocentré ».

b. Maturation des représentations du corps au cours du développement

De nombreux auteurs se sont efforcés de décrire les étapes de la prise de conscience de la corporalité au cours de l’ontogenèse (Lhermitte, 1939; Gesell, 1946; Piaget, 1956; pour revue Wittling, 1968). Cette ancienne littérature, basée sur l’observation, fait date actuellement

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puisque aucune autre étude à ce jour n’a exploré la construction des représentations du corps malgré le développement de nouvelles méthodes d’investigations.

Les premiers mois de la vie d’un nouveau-né sont marqués par un comportement caractérisé par des mouvements incoordonnés dénoués de spatialité. Spitz (1963) observe, chez des enfants âgés de 15 semaines, un déplacement des yeux dirigés vers leurs membres lorsqu’ils s’agitent, suggérant une prise de conscience des membres. Vers le cinquième mois, le bébé s’occupe non plus seulement de ses mains, mais des objets que celles-ci peuvent saisir.

D’après les observations de Lhermitte, la distinction entre le corps et les objets environnants ne survient que vers le neuvième mois (Lhermitte, 1939). A la fin de la première année, l’enfant a palpé les diverses régions de son corps et il a reconnu que celles-ci se reliaient entre elles pour composer une unité. Cette notion de corporalité propre se développera encore jusque vers l’âge de 2 ans. Selon Piaget (1956), jusqu’aux âges de cinq à huit ans, le jeune enfant continue d’acquérir les éléments constitutifs de sa propre image corporelle et inconsciemment s’occupe à les organiser. Entre huit et dix ans seulement, l’enfant peut identifier toutes les parties du corps d’autrui et qualifier correctement les gestes, les attitudes qui figurent dans les représentations picturales.

Une fois la corporalité construite, il est nécessaire de prendre en compte les modifications du corps qui peuvent survenir au cours de la vie. En effet, le corps est en changement continuel à travers la vie surtout au cours de l’enfance et l’adolescence où une croissance importante peut être observée. Maintenir un schéma corporel fonctionnel est le garant d’une motricité harmonieuse en accord avec l’environnement dans lequel le corps se situe. Ainsi, une mise à jour du schéma corporel est indispensable. Cette fonction constitue une des propriétés fondamentales du schéma corporel qui est la plasticité. Déjà, Head & Holmes (1911) écrivaient « For those combined standard, against which all subsequent changes of posture are measured before they enter consciousness, we proposed the word « schema ». By means perceptual alterations in position we are always building up a postural model of

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ourselves which constantly changes. Every new posture or movement is recorded on this plastic schema, and the activity of the cortex brings every fresh group of sensations evoked by altered posture into relation with it. Immediate postural recognition follows as soon as the relation is complete ». Avec ces quelques lignes, deux principales caractéristiques sont décrites. Premièrement, le schéma corporel est une représentation sensori-motrice plastique qui est mise à jour continuellement à partir des informations proprioceptives, kinesthésiques et tactiles (Cardinali et al., 2009). Deuxièmement, cette mise à jour se fait de façon inconsciente, ne nécessitant pas un effort attentionnel (Cardinali et al., 2009).

Ces deux propriétés suggèrent que le schéma postural est en réalité une entité pré-existante dés la naissance. En effet, alors que l’expérience semble jouer un rôle certain dans la construction et les modifications du schéma corporel au cours de la vie, au moins quelques éléments ne sont pas dépendants de l’expérience, ou au moins peuvent être présents dés la naissance (Bahrick & Watson, 1985). En interrogeant le schéma corporel durant l’enfance, Morgan & Rochat (1997) montrent que les nourrissons âgés de 3 mois sont capables de mettre en correspondance les évènements proprioceptifs et visuels. De récents travaux montrent que le nouveau-né possède une connaissance implicite de son corps (pour revues, Rochat, 2002; von Hofsten, 2007). Dès la naissance, le nouveau-né manifeste une connaissance sensori-motrice de son propre corps. Cette connaissance précoce repose sur les perceptions intermodales (visuelle et proprioceptive) du corps en mouvement dont sont capables les nouveau-nés dès la naissance, et même avant. En effet, à partir du troisième mois de gestation, le fœtus bouge, entend et présente une sensibilité tactile (Humphrey, 1970). Le fœtus serait donc potentiellement capable de faire l’expérience unique du corps propre sur la base de sensations combinées extéroceptives (extérieures à son corps) et intéroceptives (propres à son corps).

L’existence de représentations pré-existantes du corps est également renforcée par des études récentes portant sur les troubles de la coordination observés à l’adolescence. En l’absence de schéma postural réactualisé au cours de la vie et donc par conséquent préconçu

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dès la naissance, les changements physiques observés au cours de la puberté ne devraient pas venir interférer avec l’intégration des différentes informations sensorielles et de ce fait les performances comportementales ne devraient pas varier. Cependant, des études récentes ont montré que l'apparition de difficultés de coordination à l’adolescence serait intimement liée à des vitesses de croissance élevées (Visser et al., 1998; Hirtz & Starosta, 2002). D’autre part, des défauts de coordination des mouvements ont été mis en évidence chez un sujet souffrant d’achondroplasie (forme de nanisme) après extension chirurgicale des membres inférieurs, et chez des adultes sains portant des échasses (Dominici et al., 2009). Enfin, Viel et collaborateurs (2009) montre une négligence des informations proprioceptives dans le contrôle de l’orientation posturale au cours de l’adolescence.

Comme nous venons de le voir, de multiples définitions peuvent être données au concept de représentations du corps. Centré sur le contrôle de la posture associé au mouvement, le terme de schéma corporel tel que défini par Head & Holmes sera employé pour mentionner la représentation du corps. Ainsi, le schéma corporel produit, sur la base d’un référentiel égocentré, une représentation interne de la géométrie du corps, de sa dynamique et de son orientation par rapport à la verticalité. Cette représentation est utilisée pour la perception de la position du corps et son orientation dans l’espace. De plus, elle est utilisée pour produire des réactions posturales permettant de préserver la stabilité de la position du corps (Clément et al., 1984; Gurfinkel et al., 1988).