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2.2 LE JUGEMENT ET LE RAISONNEMENT LIÉS AUX PRATIQUES

2.2.2 Le concept de raisonnement

2.2.2.1 Les raisonnements que déploient au quotidien les professionnels

Parce que la décision à prendre se situe dans un rapport professionnel dirigé vers autrui et parce que les enseignants ne « disposent » pas d’un « raisonnement » propre à leur champ de pratique (par exemple, les professionnels de la santé mettent en œuvre un raisonnement clinique ou diagnostique), il appert que certaines professions d’interactions humaines constituent un détour pouvant nourrir notre besoin de convenir d’une définition opérationnelle à propos du raisonnement professionnel du stagiaire. Il sera ainsi question du raisonnement en médecine et en droit.

Les raisonnements dans la pratique professionnelle liée à la santé

Les professionnels de la santé déploient un raisonnement de type diagnostique ou clinique. Ainsi, le raisonnement diagnostique, démarche essentiellement inférentielle, implique quatre types d’inférences : l’abduction, la déduction, l’abstraction et l’induction (Patel, Arocha et Zhang, 2005). Il s’agit d’une démarche orientée essentiellement vers l’élaboration d’un diagnostic. Cependant, parce que le raisonnement diagnostique vise essentiellement l’élaboration d’un diagnostic, ce qui peut laisser croire que sont évacués les aspects relationnels et contextuels liés à la pratique, Higgs et Jones (2000, 2008) lui préfèrent l’expression « raisonnement clinique ».

Dans une recension portant sur le raisonnement des médecins, Nendaz, Charlin, Leblanc et Bordage (2005) présentent le raisonnement clinique selon une perspective cognitiviste,

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c’est-à-dire en mettant l’accent sur les processus cognitifs que les professionnels mettent en œuvre dans la pratique. Plus précisément, cela correspond aux processus de pensée et de prise de décision permettant au praticien d’agir de manière appropriée dans un contexte spécifique de résolution de problèmes de santé. De la recension qu’ont effectuée Nendaz et al. (2005), il ressort que le raisonnement clinique s’inscrit dans un et/ou l’autre des processus analytique et non analytique. Dans le processus analytique, il semble que dès les débuts de l’interaction médecin/patient se met en place spontanément un processus hypothético-déductif. Ainsi, le praticien pose rapidement des hypothèses diagnostiques (les solutions au problème) qu’il corrige et évalue en cours de route. Dans un tel processus survient une démarche analytique délibérée au cours de laquelle le médecin active ses connaissances qu’il associe à des hypothèses et aux signes cliniques du patient. Le point de départ du processus analytique est lié aux hypothèses que pose le professionnel devant la problématique de santé à laquelle il est confronté. Le processus non analytique, quant à lui, relève de l’inconscient et de l’automatisme. En fait, les caractéristiques du cas clinique sont soumises à la comparaison à des cas rencontrés antérieurement et stockés en mémoire. Ce sont les données cliniques qui constituent le point de départ du processus et non les hypothèses que formule le professionnel. Cela sous-entend que ce dernier possède un répertoire de cas et que le raisonnement, dans ce cas-ci, renvoie plus à une forme de repérage, le « pattern recognition » ou à l’analogie (Patel, Arocha et Zhang, 2005) qu’à un processus d’analyse de résolution de problèmes. Mentionnons, d’une part, que le processus non analytique est utilisé par les experts, les novices ne détenant pas d’expérience. D’autre part, est considérée comme élevée la compétence médicale du professionnel de la santé lorsqu’il dispose d’un large répertoire de cas alors que le raisonnement renvoie à une forme de repérage, à l’aide de la mémoire, de solutions préfabriquées (Nendaz et al., 2005). En somme, retenons de la recension de ces auteurs que, à la suite de la construction de la situation, soit est mis en branle un raisonnement itératif alternant formulation d’hypothèses, interprétation et collecte de données ou soit qu’est effectuée une reconnaissance immédiate de la problématique à l’aide d’un répertoire de cas.

Pour leur part, Higgs et Jones (2000, 2008) conçoivent le raisonnement clinique plus à titre de « phénomène interactif » situé et centré sur le patient qu’à titre de processus cognitif spécifique. Il s’agit d’une démarche utilisée par le professionnel dans l’ensemble de ses

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interactions avec le patient et n’est donc pas strictement tourné vers un diagnostic (Higgs et Jones, 2008). Le raisonnement clinique se présente comme un « phénomène » complexe qui implique plusieurs dimensions :

Clinical reasoning (or practice decision making) is a context-dependent way of thinking and decision making in professional practice to guide practice actions. It involves the construction of narratives to make sense of the multiple factors and interests pertaining to the current reasoning task. It occurs within a set of problem spaces informed by the practitioner’s unique frames of reference, workplace context and practice models, as well as by the patient’s or client’s context. It utilises core dimensions of practice knowledge, reasoning and metacognition and draws on these capacities in others. (Higgs et Jones, 2008, p. 4)

Ainsi compris, le raisonnement clinique tient compte de multiples variables telles que le contexte, l’histoire du patient de même que le cadre de référence du praticien et requiert principalement l’activation de connaissances et le déploiement d’habiletés cognitives et métacognitives. En ce sens, devant une situation donnée, le praticien active des connaissances issues tant de la recherche que de ses expériences personnelles et professionnelles. La cognition ou pratique réflexive intervient également alors qu’elle vise l’établissement de liens entre les données du problème et les connaissances du clinicien, ce qui nécessite des habiletés de pensée telles que l’analyse, la synthèse et l’évaluation. Quant à la métacognition, elle constitue une réflexion sur le processus cognitif afin d’en évaluer notamment l’efficacité et la pertinence. Notons que le raisonnement clinique, par le biais de ces trois éléments – les connaissances, la cognition et la métacognition – vise essentiellement la compréhension d’un problème clinique avec toutes les dimensions qu’il comporte. À la différence du raisonnement diagnostique qui met l’accent sur le raisonnement menant spécifiquement à l’élaboration du diagnostic, le raisonnement clinique (Higgs et Jones, 2000, 2008) est déployé dès l’interaction avec le patient et se poursuit jusqu’au suivi du patient. Autrement dit, le professionnel raisonne tout au long du processus. Mentionnons que c’est dans cette perspective que plusieurs programmes de formation en santé ont développé une approche centrée sur la résolution de problèmes à l’aide de l’étude de cas. De ce point de vue, l’acquisition de connaissances ainsi que le développement du raisonnement clinique doivent s’opérer de manière interdépendante

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(Higgs et Jones, 2008). Le raisonnement clinique ne peut se développer de manière dissociée des connaissances lesquelles soutiennent ce dernier.

Le raisonnement dans la pratique professionnelle liée au droit

Le raisonnement professionnel en droit, « legal reasoning », comporte certaines similarités avec le raisonnement clinique. Ainsi, comme le professionnel de la santé, confronté à un nouveau cas, le praticien de droit recourt à l’analogie en se référant aux cas antérieurs « case-

based reasoning » ou, en d’autres mots, à la jurisprudence. Pour ce faire, il doit tenir compte

de la spécificité d’une situation donnée afin de dégager les différences et les similitudes de cette situation avec les cas semblables issus de la jurisprudence. C’est ce qui teinte la formation des avocats : entraîner les étudiants « to think like a lawyer » (Ellsworth, 2005, p. 687). De plus, ce raisonnement renvoie également au processus analytique, car le praticien, devant l’analyse d’un nouveau cas, fait appel à une base de connaissances que constituent les procédés de loi (Ellsworth, 2005). Toutefois, ce raisonnement se distingue de celui du professionnel de la santé alors que le raisonnement du professionnel de droit n’est pas animé du désir de prendre la meilleure décision possible devant un cas donné, mais plutôt de bâtir le meilleur argument pouvant la servir.